N°2 / L'information, la communication et les organisations au défi de l'altérité

Confiance et pratiques informationnelles des chefs militaires

Anna Lezon Rivière

Résumé

Dès l’instant où nous entrons en relation avec l’autre, nous nous demandons, de façon consciente ou non, si nous pouvons lui faire confiance, si son comportement envers nous sera bienveillant et prévisible (Bajoit, 2005). Dans cette communication, nous examinons la place de la confiance dans les pratiques informationnelles des chefs militaires. Nous discutons de la confiance du niveau organisationnel et interpersonnel. Ce questionnement original est issu de l’étude empirique qualitative : vingt-sept entretiens conduits selon la sense-making methodology de Dervin.

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Abstract : In this paper we discuss about the role of trust in the informational practices of commanders. We discuss about the concept of trust of both organizational and interpersonal levels. This original paper is based on qualitative empirical study. Twenty-seven interviews were conducted according to Dervin’s sense-making methodology.

Keywords : Information practices, information behaviour, trust, informational sources, information sharing, commanders, military domain, empirical qualitative survey

INTRODUCTION 

Dès l’instant où nous entrons en relation avec l’ « autre », nous nous demandons, de façon consciente ou non, si nous pouvons lui faire confiance, si son comportement envers nous sera bienveillant et prévisible (Bajoit, 2005). « L’individu n’est pas seul, isolé dans sa rencontre avec l’« autre ». Celle-ci se tient en présence d’une communauté (…) en lui permettant de devenir un être en relation » (Fombuena Valero, 2011, p. 35). Cette relation, n’est-elle pas fondée sur la confiance ? Simmel (1999) nous livre une première réponse : sans ce rouage qu’est la confiance, la société se désintègrerait (Quéré, 2001).

L’institution militaire est à l’image de la société, elle représente sa diversité, elle reconnait et intègre en son sein l’ « Autre » :

« Une des qualités des armées, c’est la fait que tous les ans nous accueillons les jeunes, c’est à dire que nous sommes à l’image de la société ».

Elle est confrontée à « l’altérité du dehors » (Jodelet, 2005) de par son rôle et ses missions à travers le monde :

« Au titre de nos missions, nous sommes toujours envoyés (…) là où la situation est difficile. Donc, nous sommes en phase avec l’évolution (…) de notre monde, nous sommes confrontés aux difficultés du monde ».

Dans l’exercice de ses missions à hauts risques, l’institution militaire fait appel, notamment, au sens collectif qui peut alors prédominer l’altérité :  

L’armée « c’est une logique collective et une logique de la mission (…) c’est un élément qui amène au sens du collectif », pour cela «  il y a une forme d’expérience, de cheminement… »

Ce sens collectif ne pourrait se construire sans l’ingrédient comme la confiance. C’est pourquoi, dans cet article nous examinons la place de la confiance dans les pratiques informationnelles des chefs militaires. Ce questionnement original, issu de l’étude empirique qualitative (Lezon Rivière, 2013), a pour environnement l’institution militaire. 

Nous débutons notre exposé par une revue des approches du concept de la confiance. Nous poursuivons avec la description de la méthodologie de l’étude, l’analyse des résultats et la discussion. Ceci nous amène à conclure sur la place éminente de la confiance au sein de l’institution militaire et, par concomitance, dans les pratiques informationnelles des chefs militaires. 

1- CONCEPT ET DIMENSIONS DE LA CONFIANCE

Le concept de la confiance est étudié par plusieurs disciplines scientifiques. Selon Marzano (2012), dans son historicité, la confiance est restée longtemps un concept politique. En temps contemporain, ce sont « surtout les économistes et les sociologues qui se sont emparés du concept » (Marzano, 2012, p. 85).

Le concept de la confiance peut être envisagé selon trois approches : « la confiance de disponibilité » (dispositional trust) qui désigne la disposition psychologique de l’individu à la confiance, « la confiance apprise » (learned trust) est celle issue de l’expérience avec l’autre, et la confiance situationnelle (situational trust) qui est une tendance d’ajustement selon les caractéristiques de la situation, par exemple la qualité de la communication (Marsh & Dibben, 2003, p. 471).

La confiance dans une organisation ne peut être envisagée de façon générale ni décontextualisée (Schöbel, 2009). Elle ne possède pas de « valeur intrinsèque que l’on mesurerait par avance » (Leboyer, 2014). En effet, Harmann (2011) définit la confiance comme « une véritable praxis, qui existe et se développe dans l’acte de confiance en tant que tel, conçu comme une épreuve. Où la confiance n’a pas une valeur en tant que telle, mais bien dans la praxis selon laquelle la relation de confiance se développe » (Leboyer, 2013).

C’est ainsi que la confiance se construit grâce au parcours commun, dans la durée de l’apprentissage, dans les épreuves répétées et leur réussite vérifiant la solidité des engagements (Bailly, Blanc, Dezalay, & Peyrard, 2002, p. 214). Les sources importantes à l’origine de celle-ci sont, notamment, l’expérience et l’appartenance catégorielle (Quéré, 2001, p. 145) ». Quatre autres sources de confiance, déduites des rationalités de l’action de Max Weber (Bajoit, 2005, p. 85) sont à prendre en considération : l’affectif, les valeurs, l’intérêt et la tradition. 

La confiance est considérée également comme un facteur puissant de la performance (Petitbon, Reynaud, & Heckmann, 2010, p. 76). Le « surinvestissement » observé dans le contexte de compétitivité et d’innovation accrues demande une implication émotionnelle de la part des acteurs. Cette dernière reposerait sur la confiance. Considérée comme levier important du changement, elle catalyse une plus forte tolérance face à l’ambigüité et l’incertitude provoquées par celui-ci. 

Au sein de l’institution militaire, la confiance se construit dans l’interaction humaine et, notamment, dans l’action de la guerre. Dans ce contexte, « l’autre » et la confiance qu’on lui accorde deviennent incontournables. « Le danger est inhérent à l’action de guerre et n’épargne personne. (…) Seules les forces morales, la cohésion du groupe et la confiance dans ceux qui l’entourent, (…) protègent le soldat de la pression psychologique et de ses effets générés par la conscience du danger » (CDEF, 2007, p. 30). La confiance est une composante inséparable du commandement. Ainsi, la qualité du chef militaire est sa « capacité à générer la confiance » (CDEF, 2010). Il s’attache à « créer, gagner et entretenir un climat de confiance envers les subordonnés » (CDEF, 2010, p. 43). Il est responsable « d’une atmosphère de confiance saine » (CDEF, 2008, p. 53) et son style de commandement « privilégie la confiance » (CDEF, 2008, p. 43).

En sciences de l’information, Maurel et Chebbi avancent l’existence « d’une confiance informationnelle reposant notamment sur la perception des individus envers la qualité de l’information (et des sources d’information) et sa valeur (symbolique, d’affaires, de preuve, etc.) » (Maurel & Chebbi, 2012, p. 76).

Pour notre part, avant d’aborder le rôle de la confiance dans les pratiques informationnelles, nous explicitons ci-dessous, suivant les résultats de notre étude, la signification que les chefs militaires donnent à ces deux concepts clés que sont la confiance et l'information. 

2- ENVIRONNEMENT ET METHODOLOGIE DE L'ETUDE

Notre étude empirique s’est déroulée au sein de l’armée française au niveau stratégique de cette institution. Elle se concentre sur un groupe d’acteurs : les chefs militaires ayant plus de vingt ans de carrière militaire. Nous avons conduit vingt-sept entretiens individuels et un entretien collectif avec neuf officiers généraux et dix-neuf officiers supérieurs. Au moment de l’enquête, ces chefs militaires interviewés, occupaient des postes à haut niveau de responsabilité dans des états-majors centraux.

Notre posture de recherche s’inscrivait dans le courant de l’action située et constructiviste où la réalité humaine n’est plus considérée « comme donnée et immuable, mais comme construite dans l'historicité et l'action » (Santiago, 2006). En accord avec cette approche, correspondant à notre terrain et notre situation de recherche (Lezon Rivière & Ihadjadene, 2014), nous nous sommes tournés vers la sense-making methodology (SMM) de B. Dervin (Dervin, 2008) : la méthodologie communicationnelle de conduite d’entretien par construction de sens. Cette méthodologie apparait éprouvée et approuvée par les pairs dans notre domaine de recherche en pratiques informationnelles (Fisher, Erdelez, & McKechnie, 2005). Nous l’avons enrichie par l’approche sensemaking de K. Weick (Weick, 1995) dans un souci de prise en compte des aspects du niveau organisationnel. Nous avons analysé des données de recherche ainsi obtenues selon la SMM et la méthodologie de la théorisation enracinée[1] (Luckerhoff & Guillemette, 2013).

3- ANALYSE DES RESULTAS DE L'ETUDE EMPIRIQUE

Notre étude empirique visait à explorer les comportements informationnels des chefs militaires. L’analyse des données de recherche nous a permis, notamment, d’identifier les facteurs influençant les pratiques informationnelles de ce groupe d’acteurs. Ainsi, nous avons pu observer que les facteurs comme la confiance, les réseaux et la structure, jouent un rôle dimensionnant dans la pratique de l’information. Dans ce travail nous exposons, en particulier, le facteur « confiance ».  

3-1- Construction de la confiance 

Les résultats de l’enquête nous montrent qu’au sein de l’institution militaire, la confiance se construit dans le parcours, dans des expériences tant professionnelles que personnelles. Cette expérience crée des liens interpersonnels solides lors du vivre ensemble et particulièrement en contexte de guerre. Au regard de ce parcours du métier de militaire, la confiance est accordée « a priori » à l’ensemble des acteurs de l’institution. La confiance construite par le chef militaire est un mérite qui repose sur « une légitimité d’expérience et d’intelligence ». Toutefois, « la réputation » de l’acteur peut devenir une variable d’ajustement de la confiance.

« Comment vous accordez cette confiance ? « Il y a un effet : on se connaît (…) Je connais c’est : quelle est la capacité que cet homme là, cette femme là à, d’une part à connaître le sujet précis dont il parle (…) (d’autre part) connaître le parcours, le professionnel, les expériences, la situation familiale. »

« Ce sont des gens avec qui je travaille depuis plusieurs années, alors je les connais bien, on se connait, (…) Nous sommes amenés à être dans les relations pas uniquement professionnelles (…) donc on a une relation stricto sensu professionnel liée au dossier mais on se connaît. »

« On travaille avec une confiance a priori avec ces collaborateurs néanmoins c’est très humain. On connait au fur et à mesure chacun de ces collaborateurs et on a une confiance qui est relative (…) en fonction de ce qu’on a vécu avec eux (…), des parcours, des expériences vécues avec ce collaborateur-là, pendant l’exercice de sa responsabilité à cet endroit là et également par rapport à sa réputation…» 

« La confiance professionnelle c’est aussi d’avoir une légitimité d’expérience et d’intelligence ».

Le dispositif opérationnel a besoin de confiance pour fonctionner en mode collectif et en situation de risque extrême. Cette forme de confiance est le fruit de l’apprentissage, des formations théoriques et des entrainements des chefs militaires : 

«On apprend tout petit à dire : de toute façon (…) dans un dispositif opérationnel militaire on a besoin d’être appuyé par quelqu’un qui vous soutient derrière parce que si vous êtes exposé... C’est une forme de mode collectif dans lequel on apprend dès la formation de base, en école, à dire, voilà, tout seul on ne fait rien. Donc (…) il y a effectivement cette confiance a priori. »

Le chef militaire s’appuie sur « l’autorité d’expérience » et « l’autorité morale », citées en lien avec les travaux d’Hannah Arendt, pour créer et entretenir l’atmosphère de confiance :

« Hannah Arendt a beaucoup travaillé sur l’autorité. Elle disait : il y a l’autorité brutale, l’autorité arbitraire, c’est donc le totalitarisme et puis il y a l’autorité de l’expérience et l’autorité morale qui reposent sur l’intelligence, qui reposent sur la légitimité de la décision qu’on prend (…) Je crois que cette autorité là, pour créer la confiance, elle est essentielle » 

Les chefs militaires construisent la confiance dans l’épreuve de l’action militaire, dans l’expérience dont ils retirent la légitimité qui, a sont tour, alimente la confiance « a priori » face à l’ « autre » (collaborateur, subordonné). Cette confiance s’apprend lors des formations en école et des exercices d’entrainement. Le chef militaire travaille son autorité fondée, notamment, sur son expérience pour inspirer la confiance de son entourage. La confiance née du parcours est nécessairement construite dans des interactions humaines à travers le temps. Mais la notion du temps comprend également celle de l’histoire de l’institution militaire et de ses traditions sous-jacentes de la confiance organisationnelle construite sur des fondements des valeurs partagées et de l’identité collective. 

3-2- Confiance et sources informationnelles

Nombreuses sont les définitions scientifiques du concept de l’information. Cependant, dans notre démarche analytique, il nous semble vain d’aborder la question des sources informationnelles sans approcher les significations de ce concept fondamental pour les acteurs - les chefs militaires du niveau stratégique de l’organisation. C’est à partir de cette perception contextualisée de l’information que nous étudions les sources, l’évaluation et la valeur de l’information.

L’information, pour le chef militaire, est étroitement associée à la faculté de compréhension :

« L’information, c’est à la fois le contenu, le contenant, l’origine et le récepteur. C’est tout cela qui est important et c’est la compréhension de l’ensemble (…) Et puis après, il y a tout l’essentiel, qui est totalement immatériel. (…) C’est le sujet de l’esprit et de la lettre… Comprendre, compréhension générale, comprendre le tout ».

L’information est indissociable de l’homme, porteur de celle-ci, et de la confiance qu’on lui accorde :  

« Derrière l’information il y a celui qui la délivre, la confiance qu’on lui accorde du fait de ce qu’il est, et pas simplement du fait de son parcours professionnel ».

« La bonne information c’est l’homme qui la porte, la compétence pour délivrer l’information ».

Comprendre et faire confiance à l’information-message demande la présence physique ou visuelle de celui qui la délivre :

« Le mot information ce sont les messages, enfin, une information au sens journalistique du terme c’est tel jour, telle heure il s’est passé ça. Non… cela ne suffit pas. Ce qui est important c’est le son de la voix, …ce sont des expressions du visage quand il la prononce, et puis, encore une fois, qui ? »

C’est ainsi que dans notre contexte de l’étude, bien que l’information soit reconnue sous sa forme « physique » (contenu, récepteur), elle n’a pas d’existence hors l’homme et la confiance qu’il inspire.

Au niveau stratégique de l’organisation la source principale d’informations est « le relationnel » ou encore « le décideur » du niveau supérieur :

« Mes sources d’information c’est d’abord mon relationnel (…) qui me donne un certain nombre d’informations… Je sens (le pouls de l’institution) essentiellement par du contact et du relationnel. Pour le reste, je fais appel à l’information officielle entre guillemets, donc courrier, etc. mais ce n’est quasiment pas un sujet pour nous, au niveau de la haute autorité ».

«  La première source d’information c’est le décideur, c’est celui qui a pris la décision ».

Les réseaux d’information et de confiance sont mobilisés pour « capter, repérer, identifier les signaux, les indices » et l’information « d’ambiance » :

 « Le réseau sert surtout à capter en amont ou a posteriori la façon dont un document, une décision va être ressentie, va être prévue ».

« Une relation de travail confiante » permet à l’acteur-décideur de prendre des décisions « difficiles » sans perdre ses sources humaines d’information :

«  Les gens (…) même s’ils savent que je vais utiliser l’information qu’ils me donnent à leur détriment, par la qualité des relations qu’on entretient, ils se disent, bon, s’il le fait, c’est que c’était la moins mauvaise des solutions. Et aujourd’hui c’est vraiment comme ça que ça se passe ».

Évaluer la valeur de l’information et, en particulier, de l’information décisionnelle renvoie à sa source première - l’homme qui la communique et sa « fiabilité ». Cette dernière peut être ajustée selon les « coefficients de fiabilité » issus de « l’expérience » avec l’acteur-source. L’information est également « pondérée » en fonction de « ce qu’il représente », de sa « personnalité » et de son « positionnement dans le réseau » :

« Pour moi, l’information n’a aucune valeur technique. La valeur de (…) l’information c’est surtout qui la produite ? Qui et pourquoi ? »

 « L’important ce n’est pas l’information c’est celui qui la porte. Le sujet est traité par qui ? ».

« Avec l’expérience on est assez sensible, en fonction des interlocuteurs que nous avons, à la fiabilité qu’on leur accorde. Là encore, l’humain a beaucoup d’importance. Il est certain qu’il y a les interlocuteurs, on ne se pose même pas la question, ils sont fiables à 100%, bon. Il y en a d’autres qui accumulent les erreurs... Donc, empiriquement on leur attribue un coefficient de fiabilité : tiens, c’est untel, alors on va faire attention ».

« Cette information qu’il (acteur-source) vous donne, elle est pondérée par rapport aux autres informations que vous allez recevoir, par son positionnement dans le réseau et dans la communauté de travail, sa personnalité et son pédigrée. »

L’information est « rapportée » à la confiance dont l’acteur–source bénéficie. L’expérience et le vécu de l’acteur sont garants de la confiance et, en conséquence, de la valeur de l’information. La façon de communiquer l’information, « il est venu et il m’a dit », est propice à une situation de confiance : 

« L’information avant la prise de décision, que ce soit dans un état-major ou en opération, cela revient, pour moi, au même : c’est mesurer les arguments et rapporter la valeur de ces arguments à la confiance que l’on accorde à celui qui les porte. »

« La décision est associée à la notion de prise de risque, cette prise de risque elle ne peut se faire qu’en intégrant le paramètre « confiance » : qui ? Qui m’a dit quoi ? Il a approché la globalité de l’affaire et puis aussi, il a l’expérience de cela, il l’a vécu par les pieds. Et comment il me l’a dit ? Pas uniquement il m’a écrit. C’est : il est venu et il m’a dit.  (…) »

Dans l’approche de l’information par les chefs militaires « l’humain a beaucoup d’importance ». En conséquence, les sources premières, notamment de l’information décisionnelle, sont des sources humaines. Elles correspondent à « du relationnel », aux « réseaux » professionnels, personnels, aux réseaux de confiance. Les expériences des interactions y définissent la fiabilité « informationnelle » des acteurs. La valeur de l’information est considérée en lien avec la confiance accordée à l’acteur. Communiquer l’information en face à face est une situation de confiance privilégiée.    

3-3- Confiance et partage de l’information

Le partage et la diffusion de l’information constituent un des volets de la gestion de l’information, notamment, dans l’anticipation et la planification stratégique militaire (CICDE, 2011). Aussi, les actions de partage et de diffusion de l’information s’inscrivent pleinement dans les pratiques informationnelles des chefs militaires. Ces pratiques s’exercent dans des situations de confiance mais également en son absence - quand elle a été « brisée ». Le partage de l’information secrète requiert un comportement et un traitement cognitif de l’information adaptés.    

Le partage de l’information est intimement associé à la confiance : « le vrai partage c’est  la confiance » de « donner » et de « demander » l’information. La confiance permet de partager « toute l’information » avec les membres de l’équipe. Au niveau institutionnel décisionnel, les instances de partage de l’information se déroulent « en amitié et en confiance » dans l’objectif « d’apaiser les relations » et de « décrisper l’information » :

« Le vrai partage c’est  la confiance que j’espère, m’accordent tous ceux qui veulent venir me voir et qui savent qu’il n’y a aucune contrainte pour venir me voir, pour me donner une information ou pour m’en demander une ».

Il n’y a pas d’information que je ne partage pas (…) avec mon équipe. C’est extrêmement important parce que je leur fais confiance nous partageons toute l’information (…) Et ça, ça marche vraiment très bien. Donc toujours, toujours bien les associer. Cela ne sert à rien je pense, que comme chef d’une équipe je garde de l’info pour moi tout seul, ça ne sert strictement à rien ».

« Dans le battle rhythm, je dirais informatif (de l’institution), vous avez les adjoints qui sont avec moi dans un cadre (en réunion), avec un café (…) en amitié et en confiance. L’objectif est d’apaiser les relations, notamment, un moyen aussi de décrisper l’information ».

L’intensité et le contenu de la diffusion de l’information peuvent varier selon les « cercles de confiance » et la fiabilité de l’interlocuteur. La confiance permet la diffusion de l’information sensible malgré le risque que cela représente. « Rediffuser » l’information permet au chef militaire de « montrer à quel point les gens pèsent sur la prise de décision ». Ainsi, la diffusion et le partage qu’elle engendre contribuent, à leur tour, à « entretenir un climat de confiance » au travail :

« C’est effectivement, comment dire, ce problème de cercles de confiance, plusieurs cercles de confiance où la confiance est de moins en moins importante et donc on donne de moins en moins d’informations ».

« Quand vous avez la confiance, vous diffusez l’information, y compris par mail (…) Je leur envoie ce mail alors qu’il risque de faire un tour et me poser des problèmes. Mais, je sais, je crois savoir qu’avec eux, je peux leur faire confiance ».

 « J’ai toujours à cœur d’abord de rediffuser vers les gens et pas que vers le premier cercle, mes adjoints directs (…). Lorsque quelqu’un prépare un dossier, j’ai toujours à cœur de renvoyer l’information en disant, voilà, le dossier a franchi telle et telle étape et puis il a été modifié de telle ou telle manière, tel ou tel argument a porté, de façon à… leur permettre de resituer leur action personnelle dans la problématique, … de montrer à quel point les gens pèsent sur la prise de décision ». 

L’information secrète, « classifiée » en termes militaires, est par définition « distribuée à un nombre restreint des personnes ». La partager en dehors de ce « réseau » « pourrait nuire » à la sécurité des personnes, aux enjeux nationaux. Cette empreinte du secret aux conséquences possibles graves stimule la mise à l’épreuve de la confiance. Le partage de cette information demande de « se souvenir », « d’inscrire intellectuellement » dans son esprit les différents niveaux de secret appliqués à celle-ci : 

« Les informations classifiées, (…) sont distribuées à un nombre restreint des personnes qui sont concernées directement par le sujet et puis, (…) vous-même vous faites parfois partie prenante d’un réseau qui traite des informations qui sont classifiées et que vous ne devez pas exporter (…) parce que cela pourrait nuire ». 

« Nous avons déjà eu l’occasion dans le passé de travailler sur les choses confidentielles donc on se fait confiance ».

 « Dans le métier que j’occupe où je lis tous les jours des centaines de documents, il faut que je me souvienne au moment où je m’exprime lequel avait un tapon confidentiel défense ou secret défense et lequel était une note blanche, qui n’avait pas de mention de protection mais qui était protégée en soi et lequel était sous un timbre ouvert, signé, non protégé. (…) Je dois me l’écrire intellectuellement et cela c’est très compliqué ».

Initier le partage de l’information en situation de manque de confiance, où celle-ci a été rompue « c’est assez dur ». Le coordinateur est amené à jouer le rôle de médiateur entre les parties prenantes : « ils me parlent, mais les autres entendent » : 

« La confiance (…) quand elle est brisée elle est dure à faire revenir. Et là en l’occurrence les gens ne se font pas confiance, du tout. C’est un point important. Les gens ne se sont tellement pas parlés (…) qu’en fait je les laisse parler beaucoup. Je ne sais pas s’ils se parlent mais ils disent ce qu’ils ont à dire ». 

« Tisser des liens » de confiance avec « l’autre » par le contact physique, par un face à face « sur place » contribue à diminuer la « gêne » d’accès à l’information et, de ce fait, à améliorer le partage de l’information : 

« Je ne suis pas suffisamment sorti de ce bureau. C’est à dire que, j’aurais dû davantage (…) me rendre sur place. (…) Il y a un tas d’acteurs qu’aujourd’hui que je ne connais pas, je connais peu (…), on a pas tissé de liens et ça me gêne pour avoir l’accès à l’information ».

Le partage et la diffusion de l’information font partie des attributs des chefs militaires dans la conduite de l’action militaire. La confiance est à la fois un fondement et une résultante du partage de l’information. Les actes de donner et de demander l’information sont des témoignages, des actions de la confiance. L’expérience positive de partage de l’information secrète renforce le lien de confiance entre collaborateurs. « Tisser » ces liens de confiance par les interactions en présentiel contribue au meilleur partage de l’information.

4- DISCUSSION ET CONCLUSION

L’armée française peut être considérée comme institution à haut niveau de confiance (trusting organization). Le sens commun de la culture, les valeurs, la symbolique, cet ensemble construit à travers une longue et riche histoire, en fonde un socle solide. La confiance accordée à l’institution fait bénéficier à ses membres d’une confiance « a priori ». Cette confiance n’exclut pas des situations de manque de confiance.

Dans l’environnement militaire, la confiance est construite et soumise à « l’épreuve » dans l’action de la guerre. Cette empreinte de danger ultime qui caractérise l’action militaire construit des liens forts et souvent pérennes entre ses membres. C’est ainsi que l’action engendre la confiance et celle-ci à, son tour, conduit à la confiance « qu’elle soit assurée (confidence) ou décidée (trust), selon la distinction établie par Nicklas Luhmann » (Leboyer, 2013). Les approches de la confiance comme praxis de Harmann (2011) ou encore la pratique de la confiance (Quéré, 2001) paraissent fortement éclairantes dans cet environnement de recherche. Les chefs militaires déclaraient lors des entretiens « nous sommes formés pour l’action ». Pour conduire cette action dans le contexte évoqué la connaissance « holistique » de « l’autre » dans son indivisibilité est requise :  

« La logique de : je connais (…) les qualités professionnelles, ce n’est même pas 50% du sujet. C’est tout le reste qui est important. Le soldat il est entrainé, il a ses reflexes, c’est l’homme (qui compte) ».

« Le facteur humain compte énormément, parce qu’il faut, pour arriver à faire surmonter les peurs, à faire adhérer les gens, il faut avoir les contacts, il faut être clair sur ses intentions, inspirer une certaine confiance, et c’est une des clés de notre métier ». 

Les chefs militaires dans leur « incarnation du chef » (Lezon Rivière, 2015) sont dépositaires de la confiance institutionnelle « a priori » de la part de leurs subordonnés. La confiance fait partie également de leur apanage de commandement à travailler, à construire et dont ils ont la responsabilité. La confiance est donc un phénomène vécu, exprimé, extériorisé et intériorisé par les chefs militaires.  

Pour nous, la confiance est un concept structurant des pratiques informationnelles de ce groupe d’acteurs. « La facteur humain », comme le nomme les chefs militaires, fait que le premier mouvement de recherche (Lezon Rivière & Ihadjadene, 2014), la première source de l’information est l’humain et plus particulièrement en situation de préparation ou de prise de décision.

Les réseaux de relations des dirigeants, tant externes qu'internes, constituent également la source principale de l'acquisition de l'information par les cadres des entreprises. Analysant les sources utilisées par une centaine de dirigeants de grandes entreprises françaises, Barabel (Barabel, 2001) montre que celles-ci sont essentiellement humaines. Mackenzie (2002, 2004) observe que les jeunes cadres et les cadres supérieurs se comportent de façon similaire en se tournant vers des personnes de confiance plutôt que des experts des domaines comme sources d’information (Alwis, Majid, & Chaudhry, 2006).  

Nos résultats sur le partage de l’information sont conformes aux travaux antérieurs sur les groupes professionnels comme les dirigeants d'entreprises, les ingénieurs mais également les chefs militaires du niveau tactique montrant que plus les acteurs se font confiance, plus ils partagent l'information (Wilson, Salas, Priest, & Andrews, 2007), (Hong Telvin Goh & Hooper, 2009), (Mishra, 2014). Le partage de l’information renforce la confiance (Hassan Ibrahim, N., & Allen, D. 2012) mais la confiance est également un facteur influençant le partage de l'information (Mishra, 2014). Quant à la diffusion de l'information, celle-ci s'effectue essentiellement par les réunions et les entretiens face à face (Barabel, 2001).

Le partage de l’information devient « un acte de confiance » et d’autant plus s’il concerne l’information confidentielle (protégée par le secret). Les travaux de Simmel, Bailly et al. (Bailly, Blanc, Dezalay, & Peyrard, 2002, p. 212) avancent que le secret mais aussi les sociétés secrètes sont possibles puisque les liens sociaux se fondent essentiellement sur la confiance et la discrétion : le comportement éduqué, qui accompagne la confiance, autorise le secret. Cette discrétion est, en effet, un des comportements informationnels appris des chefs militaires et qui relève du champ d’éthique. Ce comportement indispensable au fonctionnement de l’institution militaire peut s’exprimer dans ses formes négatives de cloisonnement de l’information. C’est alors que l’accès et l’usage, par exemple décisionnel, de l’information peuvent être résolus par la « qualité des relations confiantes de travail ».

Cette étude a permis d’identifier les éléments sous-jacents de la construction de la  confiance comme la temporalité, le vécu, l’expérience, la légitimité, l’autorité morale, l’autorité d’expérience, la culture, les valeurs et, par conséquent, la compréhension du concept de la confiance par les acteurs. Au moyen de cette définition contextualisée de la confiance, le concept peut être considéré comme opératoire dans notre modèle de l’analyse des pratiques informationnelles des chefs militaires (Lezon Rivière, 2013), (Lezon Rivière & Ihadjadene, 2014), (Lezon Rivière, 2015).

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Grounded theory

 

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Distance informationnelle scientifique : le risque d’une altérité informationnelle ?

Christian Marcon

A partir de l’hypothèse selon laquelle les chercheurs et laboratoires qui ne développent pas une politique de mise en ligne de leurs publications et données de recherche se mettent à l’écart du mouvement international d’open data scientifique en accroissant la distance informationnelle avec leurs travaux, cette communication présente les conclusions de l’étude des pratiques des laboratoires en sciences humaines de l’université de Poitiers en matière de données de recherche.

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