N°6 / Questionner les manières d’habiter les espaces documentaires d’accès aux savoirs : une approche sensible

Le rapport à l’espace au CDI, une donnée structurante

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Laurent Jeannin, François Malessard, Samira Ibnelkaid

Résumé

L’analyse d’une centaine de photographies de Centres de Documentation et d’Information (CDI) déposées par les professeurs documentalistes sur les réseaux sociaux conforte la proposition de Fabre (2017, p.5), que « les documentalistes tentent d’appréhender l’espace documentaire via le découpage de l’espace en dénominations, attributions et activités spécifiques » et vont dans le sens d’une sacralisation des espaces au sens de Moulin (2004). Le cadrage théorique emprunte trois approches, à savoir la catégorisation de l’espace de pratique, les affordances spatiales, l’action et la cognition située en situation. Le corpus de données a été encodé en aveugle par deux chercheurs et les résultats, soumis au regard de professionnels. À l’issue d’une analyse statistique, un travail de co-interprétation, chercheur-professionnel, a été mis en œuvre pour interpréter les résultats et dégager de nouvelles perspectives, dont le rapport entre la pratique de documentation et le processus d’apprentissage serait mis en perspective des caractéristiques des lieux.

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Abstract : The analysis of a hundred or so photographs of Documentation and Information Centers (french secondary school library) submitted by documentary professors on social networks supports Fabre's (2017, p.5) proposition that "documentalists attempt to apprehend the documentary space by dividing it into specific names, attributions and activities" and move in the direction of a sacralization of space in the sense of Moulin (2004). The theoretical framework takes three approaches, namely the categorization of the practice space, spatial affordances, action and cognition situated in situation. The corpus of data was blindly encoded by two researchers and the results submitted to professionals. Following a statistical analysis, a researcher-professional co-interpretation work was implemented to interpret the results and identify new perspectives, whose relationship between the practice of documentation and the learning process would be put into perspective of the characteristics of the places.

Keywords : spatial organization, professional practice, relationship to practice space, affordance, school space, school libraries

 

INTRODUCTION

Dans l’optique de questionner la médiation documentaire mise en place par les professeurs documentalistes, à l’heure des tiers lieux et des learning center (Fabre, 2017), nous nous sommes interrogés sur les représentations des professeurs documentalistes inhérentes à l’agencement spatial de leurs cadres de pratiques. Nous avons construit un corpus d’images de leurs espaces au sens de dispositif médiateur (Fabre, 2013) que 100 professeurs documentalistes en exercice ont publiées sur Internet.

L’intérêt que nous avons porté au mode de publication d’images via Instagram® a été renforcé par deux constats, à savoir, la montée en puissance des ouvertures de compte par les professeurs documentalistes, et la publication récente d’articles à destination de la profession prescrivant cette pratique. Dans le “ce que donne à voir” le professeur documentaliste se dégage la proposition du CDI en tant que lieu d’accueil et donc des affordances offertes consciemment et inconsciemment par l’organisation du lieu. Nous évoquerons la question du CDI au travers de l’analyse et nous élargirons nos propos aux problématiques des 3C (Centre de culture et de Connaissances) et des Learning Center.

Les deux objectifs de cet article sont de fonder des hypothèses sur le rapport à l’espace des professeurs documentalistes dans ce qui est donné à voir et d’examiner si comme pour l’enseignant disciplinaire, celui-ci dispose de territoires sacralisés pour sa pratique en classe (Moulin, 2004).

QUESTIONS DE RECHERCHE

Nous sommes partis de la question suivante, à savoir, quelle organisation de leurs espaces de pratique professionnelle est rendue visible par les professeurs documentalistes ? Ce rapport à l’espace que nous habitons n’est pas nouveau. Fisher (1997) dans son ouvrage Psychologie sociale de l’environnement traite des relations entre l’espace et le comportement humain. Pour lui « l’homme organise et produit son milieu en fonction de multiples facteurs d’apprentissages et en raison de la prégnance d’un ensemble de normes sociales »(ibid., p. 48). Il y est donc question de s’adapter pour habiter un lieu. Il mentionne également que « tout espace comporte des caractéristiques matérielles et fonctionnelles qui répondent de manière plus ou moins satisfaisante aux besoins des groupes qu’il abrite » (ibid., p. 48). Pour Fisher, nous nous adaptons dans le but d’habiter un espace qui a été pensé par un tiers, donc nous adaptons notre activité à sa représentation des conditions matérielles et fonctionnelles. Dans cette perspective, notre question évolue dans le sens suivant : si les professeurs documentalistes rendent visible une partie de l’aménagement de leur espace de pratique, alors ils exposent une part de leurs représentations des conditions matérielles et fonctionnelles nécessaires aux élèves pour habiter le lieu, ici le CDI. Existe-t-il une démarche des professeurs documentalistes de rendre visible tout ou partie du CDI, en tant qu’espace de leur pratique professionnelle ? Si oui, que propose-t-elle de voir ?

CADRAGE THÉORIQUE

Pour travailler ces questions, nous élaborons un cadrage théorique à quatre dimensions, à savoir : l’espace scolaire, l’apprentissage, la pratique professionnelle et les affordances. Ce dernier vise à construire une grille de lecture par ce que propose l’image dans sa représentation d’action. La pratique professionnelle charger à cadrer les composants ou schèmes accessibles de la pratique de professionnel en action. L’espace scolaire et l’apprentissage dans un rapport au contrat didactique (Chevallard, 1985) induit par les lieux, ses codes et ses valeurs.

Dans la perspective de Fisher (op. cit.), il est nécessaire d’analyser le rapport du sujet à l’espace dans une approche entropique entre ce qui est conçu, perçu et habité. Comment percevons-nous un espace construit par une autre personne ? Comment l’habitons-nous ? Comment nous adaptons-nous sous contraintes d’un espace ? Ou encore, comment cet espace nous propose-t-il un champ des possibles qui nous permette de nous exprimer ? Et plus particulièrement dans notre cas, comment l’aménagement spatial proposé peut-il guider le comportement des élèves (Shein, 2010) ?

L’espace

L’espace se charge de codes qui, à la façon d’un langage, communiquent des informations sur celui qui l’habite, celui qui y travaille, sur ce que l’on y fait, le milieu social auquel on appartient… une sorte de biographie sociale et individuelle des occupants réguliers d’un espace (Fischer, op. cit.). Quelle biographie sociale, le professeur documentaliste propose-t-il aux élèves ? Ajoutons toutefois que dans ce rapport, Merleau-Ponty (1976) soulignait déjà l’importance de cette dimension en postulant que le corollaire de l’univers spatial est le sujet corporel. Ce concept, basé sur la subjectivité humaine, est appelé à varier en fonction de l’identité individuelle. Ainsi, un lieu peut renvoyer à des significations distinctes en fonction du point de vue de celui qui s’y trouve. Pour Merleau-Ponty (1976) c’est le corps qui donne « sens » à son entourage, qui ouvre l’accès à un milieu de pratique et y fait naître des « significations nouvelles, tout à la fois motrices et perceptives ». Dans l’espace de pratique du CDI/3C/Learning Center, organisé pour que les élèves puissent réaliser au mieux des tâches d’apprentissages, adossées à des pratiques documentaires, l’agencement de l’environnement de travail est confié aux professeurs documentalistes, ce qui n’est pas le cas pour d’autres enseignants, même si la tendance tend à évoluer vers une plus grande appropriation de l’espace classe. Du point de vue de l’environnement d’apprentissage, la notion de milieu (Brousseau, 1998) en didactique renvoie également à cette relation entre le sujet apprenant et les ressources qui lui sont rendues disponibles pour construire du sens, ressources qui peuvent être matérielles ou sociales. Le processus inverse est aussi décrit par Eleb-Vidal (1987) qui cherche à montrer que, par un jeu d’imitation, de renforcement social, d’identification, de valorisation ou d’inhibition, la structure spatiale de l’habitation participe à l’acquisition « des techniques du corps », des pratiques corporelles dans la mesure où l’espace étaye, rappelle par son organisation, les valeurs, normes, règles et codes privilégiés par un groupe. Le corps tout autant que l’espace se structurent, se définissent l’un à l’autre dont Maury (2011, p.3) énonce que « le rapport à l’information-documentation est d’abord physique, d’autant plus que les usagers sont jeunes, la construction du sens s’effectuant du sensible vers l’intelligible. »

Pour Leibniz selon (Brunet, 1979), le temps et l'espace n'existent que relativement aux objets. L'espace n'est que l'arrangement des choses qui se succèdent. En termes modernes, l'opposition se retrouve entre synchronie et diachronie. De même pour Kant (1781, p. 78), l'espace n'a pas d'existence réelle : « L'espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les perceptions extérieures. On ne peut jamais se représenter qu'il n'y ait pas d'espace, quoique l'on puisse bien penser qu'il n'y ait pas d'objets dans l’espace. Il est considéré́ comme la condition de la possibilité́ des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en dépende, et il est une représentation a priori qui sert de fondement, d'une manière nécessaire, aux phénomènes extérieurs ». Le concept de Behavior Setting développé par Barker (1968) reprend cette idée en instaurant une part de déterminisme entre le comportement et le cadre spatial dans lequel il est produit. En fonction de l’espace et de qui on y met on peut prévoir des groupes/catégories de comportements.

L’espace scolaire

Dans le cas de l’espace scolaire, s’ajoute l’exploitation spatiale de l’environnement de pratique du professeur documentaliste et ses comportements, qui font partie du milieu de l’élève, et impactent son comportement en situation d’apprentissage. Dans sa pratique, le professeur documentaliste orchestre l’espace d’apprentissage comme un lieu d’expression de l’interaction, de la gestion des conditions d’apprentissage et de la régulation interactive (Altet, 1994). Selon Moulin (op. cit.), il est des places stratégiques pour l’enseignant(e) dans sa classe, de façon à gérer l’agitation ou les comportements de certains élèves : se placer au fond de l’espace pour surveiller, placer les élèves turbulents devant, ou encore se placer en vue de tous lorsqu’il/elle énonce une consigne. Cette thèse sous-entend qu’il/elle est seul maître des déplacements dans l’espace classe, et donc qu’il règne sur le territoire d’enseignement et d’apprentissage. De fait, toutes les postures qu’il/elle peut prendre seront vécues vraisemblablement comme une obligation, voire une intrusion par les élèves. Entre une classe et un CDI, il y a une nette différence dans la prise en charge de l’agencement spatial de l’environnement de pratique de l’enseignant et des élèves. Il est parfois impossible pour l’enseignant de changer la configuration spatiale de la classe qui lui a été attribuée pour une séance d’enseignement, alors que dans le cas du CDI, le professeur documentaliste dispose d’une plus grande latitude pour mettre en forme son environnement professionnel que Maury (2011, p. op. cit., p.3) décline en un « « accent spatial » rendant compte de l’empreinte marquée du documentaliste ». Dans cette perspective, est-ce que les places stratégiques décrites par Moulin (op. cit.) dans la salle de classe se retrouvent dans le CDI ? La configuration spatiale du CDI n’est pas la même que le classique rectangle de la salle de classe, alors que l’enseignant disciplinaire peut se déplacer à sa guise dans l’espace classe, il/elle est cependant contraint par les murs et les prédispositions des espaces dans lesquels il travaille (Bissell, 2004, Sarrade 2018). Le résultat est donc que les enseignants(es), adultes subissent leurs espaces, et sont contraints à certains types d’aménagements, résultant des choix architecturaux : la place du tableau, des étagères, des prises, ou du mobilier. En est-il de même au sein du CDI ? Existe-t-il des contraintes architecturales qui peuvent contraindre la pratique du professeur documentaliste ? Et ainsi avoir une influence sur les modalités d’apprentissage des élèves ?

La pratique professionnelle, apprendre est une action située

Trois hypothèses sous-tendent notre démarche pour prendre en compte la pratique au sein d’un espace déterminé.

  1. L’action s’inscrit dans un espace vécu et proxémique (Moles et Rhomer, 1998).
  2. Les actions sont socialement et physiquement situées (Suchman, 1987 ; Visetti, 1989).
  3. Dans toute relation à l’espace mettant en jeu soi et les autres, il y a une articulation entre le privé/individuel et le collectif (Moles et Rhomer, 1998).

Outre cette action située, et socialement structurante, il est par ailleurs possible de distinguer les espaces de type sociofuge de ceux de type sociopète (Hall, 1966). Les premiers renvoient aux espaces organisés de manière à favoriser la communication entre les sujets. Les seconds font au contraire référence aux espaces favorisant l’isolement, le recueillement. Il existe en outre des espaces dits interstitiels. Ce sont des espaces marginaux au sein desquels « se développe toute une vie parallèle qui échappe au mode de fonctionnement formel, normal et accepté par un système » (Fischer, 2011, p. 205). Ces espaces interstitiels sont le fruit d’un « processus de réappropriation quotidienne du temps, des espaces et des objets » (Ibid.). Dans ces lieux de socialisation informelle, les échanges se réalisent de manière relativement clandestine et constituent des micro-évènements issus d’une série de micro-appropriations (Ibid.). Elles constituent des formes de catachrèses ergonomiques et spatio-temporelles. Pour définir l’espace social, nous faisons appel à la notion de proxémie définie par Hall (1966) comme « l’ensemble des observations et des théories concernant l'usage de l'espace par l'homme." (p.129). L’enseignant se déplace dans l’environnement d’apprentissage, s'approchant d'un groupe, s'éloignant d'un autre, en oscillant dans plusieurs espaces proxémiques, en passant de la sphère publique à la sphère sociale, en entrant dans les sphères personnelles des élèves. Pour Forest (2006), l'enseignant, dans sa classe, utilise la proxémie dans les interactions didactiques en se déplaçant selon une gestuelle complexe et en réservant des lieux spécifiques pour une typologie d’interactions : l’énonciation, le questionnement à la classe, l’institutionnalisation... Forest (ibid) identifie et cartographie des lieux que l'enseignant utilise préférentiellement quand il s'adresse à la classe entière. Cette utilisation stratégique de l'espace est également repérée par Moulin (op. cit.), qui considère que les déplacements et placements permettent à l'enseignant de contrôler les comportements et de mobiliser l'attention dans une communication non-verbale partagée avec les élèves. Il identifie également des emplacements privilégiés utilisés par l'enseignant lors de rituels comme l'accueil en classe.

Ce qui est rendu visible, les affordances

« L’affordance est un néologisme proposé par le psychologue américain James Jerome Gibson, traduit fidèlement cette faculté́ de l’homme, et de l’animal en général, à guider ses comportements en percevant ce que l’environnement lui offre en termes de potentialités d’actions » (Luyat et Regia-Corte, 2009, p.2). Ainsi un environnement ouvre-t-il un champ des possibles que chacun peut emprunter comme bon lui semble. Contrairement à la classe et à son organisation très souvent linéaire, le CDI/3C/Learning Center peut proposer à l’imagination de ses habitants d’autres « potentialités d’actions ». Dans ce sens, Paquelin (2017) reprenant la taxonomie de Gaver (1991) propose une catégorisation de l’affordance spatiale en trois points :

  • « l’affordance perceptible demande un acte d’identification, de reconnaissance de la part du sujet ;
  • l’affordance dissimulée demande un acte de créativité de la part du sujet ;
  • l’affordance trompeuse laisse croire qu’une action est possible sans l’être de manière effective ».

L’intérêt de cette distinction réside dans le fait qu’elle propose de questionner ce qui a été pensé par un tiers, ce qui peut être naturellement perceptible, ce qui est dissimulé au sens de l’évidence de la pratique, et ce qui peut desservir la pratique. Deux types de données sont nécessaires pour réaliser cette même distinction. La première présente l’espace sans pratique, permettant donc de construire des hypothèses entre ce qui a été pensé, ce qui peut être perçu, et comment cela est habité (par exemple, une photo). La seconde permet de rendre compte d’une pratique effective, et ainsi de confronter les intentions compréhensibles, perceptibles et leurs adéquations avec les pratiques d’habitants (par exemple, une vidéo).

PROBLÉMATIQUE

L’apport des notions portées au cadrage théorique infléchit notre question de recherche. Dans ce qui est rendu visible par les professeurs documentalistes, quelles sont les affordances perceptibles, reflet de leurs perceptions quant aux besoins des élèves pour répondre à des tâches d’apprentissages adossées à la recherche documentaire ? En questionnant les représentations, nous cherchons à accéder à une partie du noyau dur de la pratique professionnelle, reflet de la qualité professionnelle, et des règles d’actions qui lui permettent d’agir, en fonction de sa capacité à identifier et à aller chercher les règles dans le bon répertoire d’intervention (Grangeat, 2010). Au regard des pratiques professionnelles des professeurs documentalistes, nous faisons l’hypothèse que nous pourrons accéder à leurs représentations de l’organisation du travail collaboratif.

CORPUS DE DONNÉES

Nous avons eu accès à un groupe Instagram® de plusieurs centaines de professeurs documentalistes qui s’échangeaient des informations et des images. Nous avons retenu un premier lot de 100 photos mises en ligne entre 2016 et 2019 sur ce réseau social numérique. Notre critère de sélection de l’image est qu’elle devait être la plus représentative de l’ensemble de l’environnement que proposait à voir le professeur documentaliste. Nous avons travaillé sur 100 images pour constituer un premier échantillon et ainsi permettre de réaliser des tests statistiques. L’idée directrice de notre méthodologie est de ne pas avoir un résultat généralisable directement, mais de construire des hypothèses scientifiquement fondées qui pourront être testées sur un plus grand corpus avec le plus possible une automatisation du traitement. Le premier constat est que 95% des comptes sont institutionnels et 5% sont personnels.

Sans être exhaustif, les comptes retenus sont les plus visibles sur le réseau social Instagram®, leur identification a été rendue possible via le moteur interne d’Instagram® en utilisant des mots clés du type “CDI”, “centre documentaire”, etc., par le moteur de prescription d’Instagram®, et la consultation des abonnées des comptes déjà identifiés.

Différents critères ont guidé le choix des photographies. En premier lieu, il s’agissait d’obtenir des images qui permettent une identification, tout ou partie, du mobilier et du cadre. Les plans d’ensemble ont été préférés lorsqu’ils existaient. Lorsque les comptes comportaient de nombreuses photographies exploitables, celles proposant une diversité de postures ont été privilégiées. Quand le choix s’est présenté, les scènes vivantes ont été choisies. Enfin face à deux situations, la plus originale a été retenue. Cette collection de photographies n’a pas pour objectif d’être représentative de ce que sont les CDI aujourd’hui, mais de ce qui est rendu visible pour un premier échantillon représentatif au moment de la prise de données, à savoir entre novembre 2018 et mars 2019.

À l’instar des publications issues des réseaux sociaux en général, on peut subodorer que les photographies proposées par les professeurs documentalistes font l’objet d’un « toilettage social » (Lee & Kim, 2016, p.52). Ainsi les personnels cherchent-ils « à produire chez l’autre l’évaluation attendue » ? En ce sens il n’est pas incohérent de penser que l’objectif poursuivi et de mettre en avant le caractère innovant ou tout du moins gratifiant de sa démarche, s’inscrire dans un respect des standards, faire la démonstration du bien-être des élèves, de la conformité aux attentes institutionnelles donc, pur nous, d’accéder à une part de ses représentations qui fondent son noyau dur d’acteur professionnel de l’éducation. En cela, les photographies retenues portent un caractère original et personnel que n’offrent pas les images officielles présentées sur les sites Internet d’établissement.

Du point de vue de l’analyse descriptive du corpus, trois photos sont de 2016, douze de 2017, soixante-huit de 2018 et sur le seul mois de janvier 2019, treize. Sans être un critère de sélection au départ, nous observons que le nombre de publications est croissant et se révèle peut-être comme un premier signe de la volonté des professeurs documentalistes de donner de la visibilité à leur environnement de travail.

Du point de vue du type d’établissements, 59% des photographies sont issues d’un CDI de collège, contre 34% pour un Lycée et 5% pour des établissements français à l’étranger. Il y a 5 294 collèges et 2 521 lycées publics en France (DEPP, 2017). Le corpus est le reflet de 1% des collèges et 1,4% des lycées. Du point de vue des académies représentées, nous avons des établissements dans 22 académies.

En termes d’activité des comptes, nous observons un nombre moyen de publications de messages par compte avec un écart-type de sd=262, un nombre moyen d’abonnés par compte de avec un écart-type de sd=119 et un nombre moyen d’abonnements avec un écart-type de sd=129.

La description des photos montre que 46% d’entre elles représentent une activité au sein du CDI, 80% représentent des espaces dits formels (Paquelin, 2017), 58% montrent un espace central du CDI, 28% un espace en périphérie et 14% une vue d’ensemble d’un espace comprenant le centre et les périphéries.

2019 revue Jeannin Malessard Ibnelkaid

Légende 1 : Exemple d’images analysées 

MÉTHODOLOGIE DE TRAITEMENT ET D’ANALYSE DES DONNÉES

Nous avons appliqué une grille d’encodage au contenu des photographies :

  • Le type d’activité, si activité il y a : sieste, travail individuel, travail collectif, lecture ;
  • Les personnes visibles : élèves, adultes, élèves et adultes ;
  • Leur position : assis, debout, couché ;
  • Le type d’espace : formel, informel ou formel et informel ;
  • Le mobilier : chaise ou fauteuil sans table, table individuelle, table collective, nombre de chaises à la table collective, banquette, banc, chaise, table haute pour travailler debout ;
  • Centre, périphérie, centre et périphérie ;
  • Surface de collaboration horizontale, verticale ;
  • Circulation linéaire, non-linéaire ;
  • Présence d’artefacts numériques ;
  • Espace aéré ou surchargé ;
  • Lumière : par les fenêtres, au mur, sur la table, personnalisable ;
  • Un affichage au mur : des affiches ou des travaux d’élèves.

Deux chercheurs ont réalisé un encodage en aveugle, puis nous avons confronté les résultats. Cette méthode a un double objectif. Le premier est de confronter la grille à des chercheurs qui ne l’ont pas réalisée, et donc de vérifier sa compréhension, et le deuxième est de s’assurer qu’au moins 95% des deux encodages étaient identiques. Après analyse des résultats, nous avons conservé les codes qui ne posaient pas de problème et retravaillés ceux qui n’avaient pas l’adhésion des chercheurs-encodeurs, afin d’obtenir une grille qui faisait consensus au détriment parfois de perte d’informations.

L’analyse des données a consisté́ en une comparaison entre les codages des photographies et leur contexte au moyen d’une analyse statistique descriptive et du test statistique : khi2. Il a été choisi pour les types de données manipulées, par sa robustesse vis-à-vis des faibles effectifs et son application possible dans le cas d’une distribution qui ne respecte pas la loi normale. L’ensemble des analyses ont été́ réalisées sous le logiciel R (version 3.5.3).

ANALYSE

Le premier traitement statistique vise à rendre compte de l’existence d’un lien entre le type d’établissement et la présence ou non d’activité, afin de déterminer s’il existe une culture métier en lien avec le type d’établissement et le public.

Tableau n° 1 : Type d’établissement et activité ou non activité

  Collège Lycée
Pas en activité 34 15
En activité 23 20
Khi2 = 2.4562, p-value = 0.1171, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Il n’y a pas de lien statistique entre le type d’établissement et la présence ou non d’une activité sur les photographies.

Pour analyser le rapport entre la typologie des espaces et l’organisation spatiale, nous réalisons ce deuxième test statistique, afin d’observer si une fonction de l’espace va de pair avec sa localisation dans l’espace CDI.

Tableau n° 2 : Typologie d’espaces et organisation spatiale

  Formel Informel Formel + Informel Total
Centre 48 3 6 57
Périphérie 19 1 7 27
Centre et périphérie 8 1 1 10
Khi2 = 4.0818, p-value = 0.395, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Il n’y a pas de lien statistique entre les typologies d’espaces, à savoir formel ou informel et l’organisation spatiale au centre et/ou en périphérie de l’espace CDI, même si les données du tableau nous indiquent que 51% des espaces formels sont au centre. Est-ce que le mobilier aura un lien avec leur localisation ? Tel est l’objectif du troisième test statistique (tableau n° 3).

Tableau n° 3 : mobilier et localisation spatiale

  banquette/fauteuil/pouf/fatboy® uniquement chaise vide
Centre 26 25 6
Centre et périphérie 7 6 0
Périphérie 17 9 1
Khi2 = 3.9306, p-value = 0.4155, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Il n’y a pas de lien statistique entre le type de mobilier et sa localisation dans l’espace. Est-ce qu’il en est de même vis-à-vis des typologies d’espaces (tableau n° 4) ?

Tableau n° 4 : mobilier et typologie d’espaces

  banquette/fauteuil/pouf/fatboy® uniquement chaise vide
Formel 33 38 5
Informel 10 2 2
Formel et Informel 5 0 0
Khi2 = 11.538, p-value = 0.02114, * significatif: *: p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001


Il y a un lien statistiquement significatif entre le mobilier et les typologies d’espaces. Dans les espaces formels, le mobilier “classique” est plus souvent présent, avec une forte présence aussi de mobilier “plus confortable”, au sens où il permet de prendre plus facilement une position agréable, et pour plus longtemps. Dans les espaces informels, nous observons plus fréquemment du mobilier “confortable”. Les professeurs documentalistes montrent donc à voir que le type d’espace va de pair avec le mobilier, tout en conservant une dualité pour l’espace formel.

Le cinquième test statistique vise à étudier la relation entre le type d’espaces et la sensation dégagée, à savoir un espace aéré ou surchargé.

Tableau n° 5 : typologie d’espaces et sensation

  Aéré Surchargé
Formel 37 39
Informel 3 2
Formel et Informel 5 9
Khi2 = 1.135, p-value = 0.5668, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Il n’y a pas de lien statistique entre la typologie de l’espace et la sensation qu’il dégage. Nous observons même une régularité, à savoir que nous avons autant de chance de trouver un espace formel aéré que surchargé, et il en est de même pour les espaces informels.

Le test statistique suivant (tableau n° 6) vise à éprouver le lien entre les typologies d’espaces et les modalités de circulation dans l’espace, à savoir linéaire ou non-linéaire.

Tableau n° 6 : typologie d’espaces et circulation

  Linéaire Non-Linéaire
Formel 53 20
Informel 3 8
Formel et Informel 2 3
Khi2 = 10.132, p-value = 0.006308, ** significatif, * : p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001


Il y a un lien statistiquement significatif entre les typologies de l’espace et les modalités de circulation. Très majoritairement, les espaces formels offrent la possibilité de déplacements linéaires, à l’inverse des espaces informels qui proposent principalement une circulation non-linéaire. Nous avons un lien statistiquement significatif entre les typologies d’espaces et le mobilier (tableau n° 4) et entre les typologies d’espaces et les modalités de circulation (tableau n° 6). Est-ce que les principes de confort pour les espaces informels imposent une circulation non-linéaire (tableau n° 7) ?

Tableau n° 7 : type de mobilier et modalités de circulation

  Banquette/fauteuil/pouf/fatboy® Chaise
linéaire 25 30
non linéaire 21 9
Khi2 = 4.71, p-value = 0.02999, * significatif, * : p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001


Il y a un lien statistiquement significatif entre le type de mobilier et les modalités de circulation, cependant nous ne pouvons pas dire lequel influence l’autre. Est-ce que la sensation, qui renvoie aussi à la surface disponible, a un impact sur les modalités de circulation (tableau n° 8) ? Cette approche renvoie aux travaux des actions empêchées (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg, & Kerguelen, 1991; Sarrade, 2018), à savoir qu’il y a un ensemble de contraintes qui peuvent ne pas faciliter l’action de l’enseignant en situation, et donc qui peut modifier sa gestion de classe. Ici, nous en avons un exemple : le professeur documentaliste montre que le mobilier “confortable” est plus propice pour des espaces informels, tout en restant dans un doute qui s’exprime pour un partage équitable entre les types de mobilier et les espaces formels, qui conditionnent les types de déplacements, et donc qui peuvent apporter de la complexité dans la lecture de l’espace et rendre moins accessible des espaces, et donc une non-rationalisation de l’espace disponible.

Tableau n° 8 : modalités de circulation et sensation

  Linéaire Non-Linéaire
Aéré 33 10
Surchargé 24 21
Khi2 = 5.2816, p-value = 0.02155, * significatif, * : p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001


Il y a un lien statistique entre les modalités de circulation et la sensation d’occupation de l’espace. En l’absence d’information sur les dimensions réelles des espaces, qualifier ces derniers d’aérés ou de surchargés tient de l’ordre du ressenti. Cette réserve exprimée, il apparaît que les espaces aérés sont majoritairement associés à une circulation linéaire, à l’inverse des espaces surchargés.

Les précédents tests nous ont permis de travailler à la relation entre les typologies d’espaces et leurs configurations, qu’en est-il des activités réalisées dans ces mêmes espaces ?. Le test statistique suivant vise à étudier la relation entre les activités et les typologies d’espaces.

Tableau n° 9: typologie d’espaces et type d’activités

  Travail individuel Travail collectif Écoute Lecture Sieste Exposition Projet
Formel 14 3 6 5 1 2 0
Informel 3 1 1 3 2 0 1
For. et Inf. 0 0 0 0 0 0 0
Khi2 = 7.7577, p-value = 0.2564, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Il n’y a pas de lien statistiquement significatif entre le type d’activités et les typologies d’espaces. De même, il n’y a pas de lien statistiquement significatif entre le type d’activités et le ressenti face à l’espace (tableau n° 10).

Tableau n° 10: ressenti et type d’activités

  Travail individuel Travail collectif Écoute Lecture Sieste Exposition Projet
Aéré 6 0 2 8 0 1 0
Surchargé 13 1 5 4 3 1 1
Khi2 = 7.9863, p-value = 0.2391, ns (non significatif à hauteur de 5%)


Le nombre de places disponibles pour du travail collaboratif : places par compte avec un écart-type de sd=1,53. En termes d’affordances, les espaces examinés proposent aux élèves, dans le cadre d’un travail en collaboration, des tables à 2, 3 ou 4 places. Il est plus rare d’observer dans le corpus des configurations différentes. Nous avons trois cas à 6, 9 et 10 sur 52 configurations. Le test statistique suivant (tableau n° 11) éprouve la relation entre les typologies d’espaces et les configurations possibles avec les chaises :

  • Chaise sans table uniquement (C) : 29
  • Table individuelle avec chaise uniquement (TI) : 0
  • Table collective uniquement (TC) : 29
  • Chaise sans table + table individuelle (CTI) : 2
  • Chaise sans table + table collective (CTC) : 17
  • Table individuelle + table collective (TITC) : 6
  • Chaise sans table + table individuelle + table collective (CTITC) : 3

Tableau n° 11 : configuration avec les chaises et typologies d’espaces

  C CTC CTI CTITC TC TITC Autre
Formel 21 15 2 2 27 5 6
Informel 7 0 0 0 1 1 5
Formel + Informel 1 2 0 1 1 0 0
Khi2 = 24.245, p-value = 0.01883, * significatif, * : p < 0,05; ** : p < 0,01; *** : p < 0,001


Il y a un lien statistique entre les configurations organisées avec les chaises et les typologies d’espaces. Il y a trois configurations majoritaires dans un espace formel, à savoir des tables collectives uniquement, des chaises sans table et des chaises sans tables avec des tables collectives.

Du point de vue de l’analyse descriptive, nous retenons également ces résultats :

  • 1 unique photographie présente une surface de collaboration verticale ;
    • aucune image ne présente des tables hautes pour travailler debout ;
    • 30% des images présentent au moins un équipement numérique ;
    • 5 photographies, soit 5% ont des travaux d’élèves aux murs ;
    • aucune image ne présente des lumières sur les tables ;
    • aucune image ne présente des dispositifs avec des lumières personnalisables ;
    • 4, soit 4% disposent de lumière au plafond et sur les murs ;
    • 17, soit 17% disposent d’au moins 1 mur en fenêtre par des bais vitrés avec un fort apport en lumière naturelle.

DISCUSSION

Il n’y a pas de lien statistiquement significatif (tableau n° 1, Khi2=2.4562, ns) entre le type d’établissements, à savoir collège ou lycée et la présence ou non d’activités sur les photographies. Nous pouvons donc supposer que la culture métier ne s’exprime pas ou peu par son appartenance à une catégorie d’établissement. Ce premier résultat renvoie à la notion d’individu, c’est elle/lui qui décide de montrer un CDI en activité ou pas. Pour entériner ce résultat, il serait nécessaire d’avoir un corpus représentatif des établissements français, avec un ensemble de variables qui les caractérisent, afin aussi d’annihiler la question de l’ancrage territorial et donc d’une politique académique.

Les catégories d’espaces, à savoir formel et informel, ne présentent pas de lien statistiquement significatif avec leur positionnement dans l’espace, à savoir le centre ou les périphéries (tableau n° 2, khi2=4.0818, ns). Moulin (op. cit.) parlait de sacralisation de l’espace et de maîtrise du territoire, par l’enseignant au sein de sa classe. Ici, il faut prendre en considération le type d’espace maintenu sous contrôle. Est-ce que l’espace informel, qui par définition est hors cadre de gestion « classique » de la classe doit se situer au centre, donc sous contrôle, ou en périphérie et conséquemment offrir une plus grande liberté perçue par les occupants ? À cette question, les photographies retenues n’apportent pas de réponse claire, ce qui renvoie également à la question du choix personnel de l’adulte référent de l’espace. Le choix du mobilier n’est pas corrélé à sa localisation dans l’espace, au centre ou en périphérie (tableau n° 3, khi2=3.9306, ns). Chacun constitue le mobilier des différentes zones de son espace en fonction de critères qui lui semblent être personnels. Au contraire, quand nous observons ce même mobilier au regard des typologies d’espaces, formel ou informel, il y a là un lien statistiquement significatif (tableau n° 4, khi2=11.538, p<0,05). Si la répartition entre les chaises et tables, et le mobilier de confort (banquette, fatboy®, fauteuil) est globalement équilibrée en ce qui concerne l’espace informel, du point de vue de l’espace informel, nous observons une probabilité plus importante de trouver des éléments de confort. Un mobilier plus confortable est donc privilégié dans les espaces informels. Du point de vue de la perception d’un espace aéré ou surchargé, qu’il soit question d’espace formel ou informel, il n’y a pas de lien statistiquement significatif (tableau n° 5, Khi2=1.135, ns). Cette considération est intimement liée à la surface disponible pour gérer le CDI, et les différents types d’espaces, information que nous ne possédons pas. Cependant, au regard des modalités et typologies de circulation, il y a un lien statistiquement significatif entre les espaces formels et informels et la linéarité ou pas de l’organisation spatiale et donc des déplacements (tableau n° 6, khi2=10.132, p<0.01). Si la perception de l’occupation de l’espace est en lien avec la surface et donc est indépendante de l’enseignant, il n’en est pas de même pour son organisation, son adaptation à un cadre de contraintes. Le formel est majoritairement linéaire, alors que l’informel n’est pas aussi tranché. Majoritairement aussi, quand la perception de l’espace est aérée, l’organisation proposée est linéaire (tableau n° 8, khi2=5.2816, p<0,05). Aménager son CDI, et donc son adaptation à son système de contraintes spatiales est une démarche personnelle, sans lien avec le type d’établissement, mais avec des principes concernant les postures de travail, et donc le mobilier dans des espaces formels et informels, dans un rapport linéaire aux déplacements possibles quand il est question de formel.

Du point de vue du type d’activités, aucun lien statistique entre les typologies d’espaces (tableau n° 9, Khi2=7.7577, ns) et la perception de l’occupation de l’espace (tableau n° 10, Khi2=7.9863, ns). Nous pouvons donc supposer que ce n’est pas uniquement l’espace et la perception de son organisation qui en font une fonction : travailler, lire, écouter, se reposer… La scénarisation mise en place par l’adulte joue un rôle dans la fonctionnalisation de l’espace. Comme pour l’enseignant dans sa salle de classe, il y a sacralisation de l’espace (Moulin, op. cit.), pas uniquement par son existence propre, mais par ce que l’adulte organise. Ce dernier propose donc, par sa gestion spatiale des différents espaces, un cadre de pratiques qu’il pilote et qui n’est pas laissé à l’élève sans contrôle.

Un des marqueurs de la relation entre l’organisation spatiale et les typologies d’espace est l’agencement entre les tables individuelles et collectives (tableau n° 11, Khi2=24.245, p<0.05). La probabilité de trouver une multiplicité de configurations dans les espaces formels est plus importante que dans les informels. Les espaces informels sont, dans le corpus, caractérisés par une organisation qui oscille entre chaise individuelle sans table et table collective.

CONCLUSION

Les résultats de l’analyse sont cohérents avec la proposition de Fabre (op. cit, p.5), à savoir que « les documentalistes tentent d’appréhender l’espace documentaire via le découpage de l’espace en dénominations, attributions et activités spécifiques » et vont dans le sens d’une sacralisation des espaces au sens de Moulin (op. cit.). Il y a un lien statistiquement significatif (tableau n° 4, khi2=11.538, p<0,05) entre le type de mobilier et les typologies d’espaces, à savoir formel ou informel. L’analyse des images proposées par 100 professeurs documentalistes laisse imaginer une représentation partagée des types de mobilier qui permettent aux élèves d’habiter le ou les lieux en fonction d’une typologie d’espace formel ou informel. Très peu d’espaces sont personnalisables par les élèves, donc nécessitant de la créativité pour se l’approprier. Un travail sur la lumière comme facteur de confort, d’intimité, de rapport à soi et aux autres pourrait, par exemple, être mené. Enfin, comme dans la classe, le type de mobilier est facteur de régularité du point de vue des modalités de circulation possible : linéaire ou non-linéaire.

Selon Voléry (2015), l’école accueille et fabrique un second type de corps, celui de l’élève, un corps public qui écrit, compte, raisonne et est astreint à l’organisation spatiotemporelle de la salle de classe. Le Conseil national finlandais de l’éducation a organisé en 2006 une conférence internationale : « L’école de demain, environnement d’apprentissage, pédagogie et architecture ». Il fait le lien entre les bonnes performances aux études internationales PISA et d’autres facteurs, par exemple : le bien-être des élèves dans des écoles attentives à l’architecture et à l’environnement immédiat. Il mentionne que ce qui est essentiel dans un bâtiment scolaire, c’est la qualité des espaces, et plus particulièrement celui de la bibliothèque, qui doit être un vrai centre de recherches pour les élèves, les enseignants et les habitants du quartier. Plus largement, l’école finlandaise est un lieu de vie, de ressources, où tout le monde apprend, se forme, se documente, fait du sport, partage. D’un point de vue plus général, la structuration de l’espace scolaire est emblématique d’un ordre institutionnel qui place d’un côté des adultes, se tenant debout, en surplomb, et face à tous, et de l’autre des élèves en position assise, arrimés à un bureau, assignés aux regards, aux gestes et à la mobilité des adultes. L’ordonnancement spatial et la répartition inégale de la motricité délimitent les statuts et les rôles de chacun. Cet espace de pratique pédagogique, Pujade-Renaud le conçoit « comme un champ de bataille avec ses places fortes à occuper et tenir, ses territoires à défendre, ses zones de clivage et ses lignes de tension » (Pujade-Renaud, 1983, p.31).

La posture debout est absente en tant que station, territoire réservé de l’adulte. Les adultes lorsqu’ils sont présents, adoptent principalement la position du maître, de l’orateur, de la personne que l’on écoute. Les photographies de lecture ne montrent pas de mixité des populations (un adulte lisant une revue au côté d’un adolescent par exemple). Les déplacements sont limités dans le temps (linéarité des déplacements) et par là même limite les interactions. Les postures décontractées sont admises dans des temps et espaces circonscrits avec un type de mobilier et de circulation. De même les créations des élèves sont peu affichées au mur, mais exposées de manière organisée, suivant des thématiques déterminées et dans des zones dédiées. Plus globalement les images laissent transparaître un idéal de calme, de sérénité, de silence.

Paradoxalement, l’organisation des espaces semble privilégier les caractéristiques sociofuges sur celles sociopètes (Hall, 1966). Les expériences individualisées, de retrait, de concentration, de recueil sont reléguées au rang d'exception. En outre les groupes eux-mêmes restent exposés aux regards dans une négation du rapport d’intimité. Dans la pratique, les adolescents sont amenés à faire naître des espaces interstitiels (Fisher, op. cit.) pour se procurer l’isolement souhaité, que ce soit pour échanger sans public ou simplement s’isoler.

Serait-ce une extrapolation de penser que lors de ces dernières années, marquées principalement par la revendication d’une mission pédagogique plus affirmée, ont orienté les professeurs documentalistes se sont orientés vers un rapport à l’espace se rapprochant de celui des enseignants de discipline au détriment d’une culture professionnelle singulière ? Est-ce que le CDI/3C/Learning Center, pourrait être un lieu d’expression du rapport au corps dans l’espace avec un cadre de contraintes différent de celui de la classe ? Est-ce que, par exemple, la station debout pourrait ne plus être réservée à l’adulte ? L’arrivée du numérique peut permettre au sens de Maury (op. cit.), une « flexibilité » engageant une nouvelle organisation, permettant de mieux répondre aux besoins des élèves, exprimés par Roth (in Forster, 2004) : « la jeunesse ne demande aucun luxe mais de l’espace ».

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De l’habiter dans l’espace documentaire scolaire : approche sensible

Valentine Mazurier

Dans les centres de documentation et d’information (CDI) des collèges du système éducatif secondaire français, les élèves et les professionnels déploient des compétences de spatialité qui leur permettent d’habiter cet espace documentaire pris dans sa totalité physique et numérique. Habiter cet espace codé, c’est tout à la fois se l’approprier et cohabiter avec l’autre, mais aussi avec le dispositif énoncé. Cette communication s’ancre dans un cadre méthodologique qualitatif d’entretiens semi-directifs menés avec des élèves de collège et des professeurs documentalistes.

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