N°1 / Communication, information et savoir : quel management pour une organisation durable?

La communication durable vue par les professionnels de la communication. Une approche exploratoire des actions et représentations des acteurs

Christian Marcon, Sylvie Grosjean

Résumé

Nous présentons les résultats d’une étude exploratoire qualitative menée auprès de consultants en communication et de chargés de communication en organisations. Cette étude exploratoire interroge le concept de communication durable. Les principaux résultats montrent que le concept de communication durable est sujet à des interprétations multiples par les professionnels de la communication. Ce concept renvoyant à des notions telles que la communication pérenne ou responsable, l’influence néfaste des pratiques de greenwashing et l’interrogation sur la saturation communicationnelle. Les premiers résultats de cette étude, nous amène à questionner la pertinence d’étudier le concept de communication durable comme un objet-frontière.

Mots-clés

Plan de l'article

Télécharger l'article

Abstract: We present the preliminary results of a qualitative study conducted among communication consultants and communication officers in organizations. This study examines the concept of sustainable communication. The main results show that the concept of sustainable communication is subject to multiple interpretations by communications professionals. This concept refers to notions such as sustainable or responsible communication, the harmful influence of greenwashing practices and the examination of the communicative saturation. The early results of this study lead us to question the relevance of studying the concept of sustainable communication as a boundary object.

Keywords : communication, sustainability, boundary object, sustainable communication, responsible communication

 

En France, les notions de communication durable ou de pratique communicationnelle durable sont aujourd’hui assez délicates à appréhender. Non pas que les principes du développement durable soient insuffisamment connus, ni même que l’on manque d’organisations s’intéressant au sujet (Association des Agences Conseil en Communication, Observatoire de la communication et du marketing responsable, Association Communication et Information pour le Développement Durable, Association pour le Développement et la Maitrise de l’énergie, etc.) mais en raison d’une apparente confusion lors de leur transposition au champ de la communication. 

Une étude documentaire (Marcon, 2013) menée sur la base d’écrits produits par des organisations professionnelles de la communication, a mis en évidence trois acceptions courantes de l’expression communication durable : communication sur le développement durable (orienter les actions de communication vers la valorisation des actions procédant du développement durable dans l’organisation) ; éco-conception des produits de communication (limiter au strict minimum l’impact environnemental des actions de communication menées, tant dans l’agence que du côté de l’annonceur) ; communication responsable (conférer un caractère éthique aux pratiques de communication). Ces acceptions sont parfois conjuguées suggérant ainsi que le professionnel de la communication devrait, pour aller au bout de l’engagement, éco-communiquer, de manière responsable, sur des actions relatives au développement durable de son client. 

Aucune de ces acceptions cependant, ne pose la question plus globale, plus sociétale, à vocation moins directement opérationnelle, d’une pérennité des pratiques communicationnelles rendue possible à la fois par leur caractère « supportable » pour les individus et les organisations (sans atteindre une saturation communicationnelle[1]), « soutenable » (en termes d’efforts à consentir pour, au sens de Watzlawick, entrer et rester dans l’orchestre) et durable (selon des prescriptions de développement durable).

Sans doute revient-il aux chercheurs d’apporter des éléments d’analyse sur ce sujet car, comme le précise Liquète (2013, p.73) : « la durabilité n’est pas seulement un concept aidant forcément à résoudre des situations info-communicationnelles dysfonctionnelles, mais constitue davantage un « concept problème » dans le sens où le suggère Brigitte Simonnot : « il porte des questions différentes sur les phénomènes auxquels il est appliqué » (2014, p. 21) ». En cela, la communication durable n’est-elle pas un objet-frontière scientifique (Star et Griesemer, 1989) sur lequel les connaissances ne sont pas stabilisées, ni même suffisamment élaborées ?  Si les praticiens semblent déjà avoir commencé à établir des repères – même discutables - les chercheurs, se frottent encore à des significations mouvantes, à un champ mal balisé, à un manque de référents partagés. En témoigne le faible nombre de publications sur le sujet à ce jour et la diversité des sujets qu’elles abordent. Le moment est encore à l’exploration.

QUESTION ET MÉTHODE DE RECHERCHE

La question de recherche, dans le sillage d’études antérieures

Les documents à partir desquels a été menée la recherche évoquée dès l’introduction de cet article, s’ils avaient permis une première approche du concept de pratiques communicationnelles durables, présentaient néanmoins un caractère incitatif et mélioratif marqué : destinés à être diffusés non seulement à tout lecteur curieux, mais aussi auprès des autorités et des membres de leurs associations d’origine, ils s’efforçaient de montrer le sens des responsabilités de leurs auteurs. Ce sont autant des documents d’auto-valorisation que des études sur le fond. De ce point de vue, ils constituent une sorte de doxa dont le chercheur doit légitimement se demander ce qu’elle recouvre réellement, en termes de pratiques et de perceptions par les acteurs.

En tant que membres du GRICODD[2], ce constat nous a incités à envisager une autre approche des actions et représentations des acteurs de la communication, en renonçant à l’analyse des textes publiés par les organisations professionnelles[3], matériau secondaire, au profit de la collecte de données primaires directement auprès des acteurs.

Une étude menée par V. Liquète et D. Maurel (2013) auprès d’un échantillon de professionnels de l’information nous a permis d’approcher les notions de pratiques informationnelles et communicationnelles durables au travers d’une enquête par questionnaire. Cette enquête par questionnaire nous permettait de recueillir un certains nombres d’information concernant les pratiques informationnelles dites durables que pouvaient mettre en œuvre des professionnels au sein de leur organisation. Le questionnaire nous permettait ainsi d’avoir une sorte de cartographie des pratiques dites durables et de la définition que les professionnels de l’information en donnaient. Cependant, l’échantillon de répondants était composé uniquement de professionnels de l’information. Il nous est apparu pertinent de pouvoir élargir le champ de l’échantillon et d’interroger directement des professionnels de la communication afin de tenter de saisir ce qu’ils entendaient par pratiques de communication durables. De plus, passer par des entrevues semi-dirigées nous permettait de donner la parole aux professionnels de la communication et d’avoir accès aux sens qu’ils donnaient au concept de « communication durable ». En effet, comme l’écrivent Baribeau et Royer (2012, p.26) : « L’entretien individuel, plus que tout autre dispositif, permet de saisir, au travers de l’interaction entre un chercheur et un sujet, le point de vue des individus, leur compréhension d’une expérience particulière, leur vision du monde, en vue de les rendre explicites, de les comprendre en profondeur ou encore d’en apprendre davantage sur un objet donné. Comme la parole est donnée à l’individu, l’entretien s’avère un instrument privilégié pour mettre au jour sa représentation du monde ». De plus, procéder ainsi, nous permettait de dépasser une limite rencontrée lors du questionnaire de 2013, à savoir la difficulté qu’avaient les professionnels à comprendre le terme de « communication durable » ; les réponses au questionnaire ayant fait émerger la polysémie du terme et la multiplicité des interprétations possibles. C’est pour cela que le recours aux entrevues nous est apparu pertinent afin notamment de pouvoir saisir toute la polysémie du terme « communication durable » et ainsi de tenter de révéler à quoi les professionnels de la communication renvoient lorsqu’ils parlent et abordent la question de la durabilité et de la responsabilité de leurs pratiques de communication.

Le recours à une méthode qualitative

Nous avons choisi de réaliser des entretiens semi-directifs auprès de deux groupes de praticiens de la communication : douze professionnels de la communication en organisations (Parc de loisirs, Université, Bailleur social, Entreprise de construction de voies ferrées, Chambre Régionale d’Economie Sociale et solidaire, Mairie, Entreprise de production industrielle, Centre Hospitalier Universitaire, Entreprise de production d’électricité, Grande école parisienne, Conseil Général, Organisation Non Gouvernementale)et huit en agences de communication situées à Lyon, Poitiers [3], Boulogne-Billancourt, Rennes, Paris et Jaunay-Clan. L’intérêt de la méthode d’entrevues semi-directives était de s’assurer qu’un certain nombre de points seraient bien abordés lors de l’entretien tout en laissant aux interviewés la possibilité de développer une expression personnelle de leur point de vue.

Huit questions constituaient la trame de l’entretien. Elles visaient à mieux comprendre :

  • les représentations associées par ces deux groupes de professionnels à la notion de communication durable et la portée accordée à cette notion ;
  • les pratiques associées par eux à la communication durable ;
  • les différences ressenties entre communication durable et communication responsable, entre communication durable et communication pérenne ;
  • la réception de l’idée de « saturation communicationnelle » ;
  • leur regard sur la communication de greenwashing ;
  • leur avis sur les motifs qui incitent à mettre en place une communication durable (éthique, efficacité, positionnement concurrentiel).

Une dernière question permettait d’ouvrir l’échange sur d’autres sujets à l’initiative des interrogés (Sur ce sujet de la communication durable, y a-t-il quelque chose d’important à dire, selon vous, que nous n’aurions pas abordé depuis le début de notre entretien ?).

Les entretiens ont été menés en mars 2015 dans le contexte d’un cours d’introduction à la recherche, avec un groupe d’étudiants en master s’initiant aux méthodes de recherche. Après une formation aux principes et pratiques de l’entretien semi-directif, les étudiants ont mené les entretiens avec les professionnels, pris des notes, enregistré lorsque c’était accepté par le professionnel, retranscrit enfin les entretiens. A ce matériau brut, ils ont pu ajouter, à part, leurs propres ressentis de l’entretien (attitude de l’interviewé, dynamique de l’entretien, questions ayant posé difficulté…).

Dans notre esprit – et cela s’est confirmé dans la pratique – le fait de confronter le professionnel avec un jeune étudiant devait permettre une expression relativement libre. N’ayant pas affaire à un confrère, un client, une autorité ou un chercheur universitaire « patenté » devant lesquels il pourrait être tenté de brosser un portrait de lui-même conforme à la représentation qu’il se fait d’un professionnel « responsable », le professionnel pouvait s’autoriser une plus grande liberté de ton et une plus grande franchise. L’impression donnée par le corpus constitué au final semble confirmer notre choix. Les interlocuteurs se sont montrés « directs » dans leurs propos, ne cachant ni leurs doutes, ni leurs critiques.

Notre approche qualitative, si elle ne permet pas de généraliser outre mesure le regard des professionnels sur la communication durable, suffit néanmoins à brosser un tableau contrasté des représentations et des pratiques, dissonant par rapport aux discours officiels. Afin de bien en percevoir la richesse, nous citerons dans la partie suivante assez longuement les propos des interviewés.

LES RÉSULTATS DE L'ÉTUDE

Interprétations de l’expression « communication durable »

Une fois sur deux, l’expression « communication durable » est directement associée à l’écologie ou au développement durable. C’était l’hypothèse la plus probable. Une fois sur trois, par contre, c’est l’idée de la continuité dans le travail, d’un travail de fond entre les partenaires ou en direction des clients, qui domine. C’est presque une surprise, étant donné la popularité de l’expression « développement durable » dans le champ médiatique du respect de l’écologie. Notons que l’un des interrogés voit dans la communication durable une posture de réalité, de sincérité dans le concept et de transparence dans la démarche. Ceci nous rapproche de la notion de communication responsable. Il en va de même lorsque l’expression évoque « quelque chose de positif, de sain ».

Interrogées sur le sens que l’expression a, non plus en général, mais dans leur domaine d’activité, une partie des agences évoque naturellement l’éco-conception des produits : « limiter les nuisances en matière d’environnement » ; « le conseil pour la fabrication des outils de communication ». Une autre partie déroule l’argumentation de la construction dans la durée : « nos relations avec les clients durent dans le temps » ; « c’est au cœur des préoccupations de l’agence […] C’est vraiment un enjeu de construire une relation durable dans le temps. ». Mais la liberté de parole que nous escomptions favoriser s’opère et des réserves, des doutes sont formulés : « un peu opaque, un peu fourretout, on y met pas mal de choses » ; « cela n’a pas beaucoup de sens car elle recouvre un peu tout et n’importe quoi » ; « non, elle n’a pas de sens. Nous, on parle de communication plus responsable ».

De manière significative, exactement les mêmes regards sont posés par les chargés de communication en organisation. Quelques-uns évoquent l’éco-conception des produits, de manière assez détaillée, ce qui donne à penser que ce processus-là est intégré : « des supports qui peuvent être réutilisés plusieurs fois » ; « la durabililté des supports »; « l’utilisation de papiers PEFC… ».  Un second groupe souscrit à l’idée de la construction dans la durée de la relation de communication : « faire une communication à un instant T et qu’elle fonctionne encore 5 ans après » ; « en opposition au one shot » ; « prendre le temps de faire les choses, de les installer, de les rénover… ». Et, une seconde fois, s’expriment des réserves quant au sens et aux engagements effectifs : « : « Autant je crois à des mesures sociétales au sein des entreprises, autant, pour la communication, j’ai tendance à croire que ce qualificatif semble plus du greenwashing » ; « la notion de durable est à la mode et son usage donne bonne conscience à ceux qui se disent être à la mode » ; « dans mon domaine, on n’en parle pas tant que cela. »

La vingtaine de structures interrogée trace donc un portrait plus contrasté et notamment plus critique que ce que le message des organisations professionnelles voudrait donner à voir.

Questionnement sur les notions de communication durable, pérenne et responsable

Dans la mesure où la communication durable pouvait être interprétée comme une communication pérenne, la question de la substituabilité des termes a été posée.  Six interviewés sur vingt assimilent les deux expressions concernant la relation agence/client ou la relation organisation/public. Un seul distingue clairement les deux. Plus intéressant, l’idée de « communication pérenne » semble perturber les professionnels : « C’est un peu du vent tout ça… C’est un peu piègeux, manquant de transparence et de clarté. Une action peut être durable, mais pas la communication. » ; « C’est assez peu réaliste dans la mesure où tout est en mouvement perpétuel. » ; « Il y a des différences entre le court terme et le long terme » ; « Communiquer durablement avec des informations en mouvement et valables uniquement à l’instant T, ça devient un pari très compliqué. » ; « Cela dépend de la pérennité du produit à vendre ».  Trois interviewés sont même en difficulté pour répondre.

Agences et chargés de communication en organisations sont également très partagés sur la question de l’équivalence entre communication durable et communication responsable. Confirmant l’étude de 2013, près de la moitié des répondants assimilent les deux notions, avec parfois des arguments d’une logique indiscutable (« je ne vois pas comment on peut faire de la communication durable si derrière elle n’est pas avant tout responsable »), parfois de manière plus caustique (« On utilise responsable aussi stupidement que durable. C’est quoi une communication irresponsable ? Une chose est certaine : la communication est durablement responsable de ses propres échecs. »)

Quelques répondants veulent distinguer les deux : « dans la responsabilité, il y a vraiment une notion d’implication personnelle. Après, ce n’est pas parce que c’est responsable que c’est durable » ; « responsable c’est raisonné et durable, c’est en rapport avec les trois piliers : environnement, social et économique ».

Surtout, dans une proportion qui nous semble devoir être remarquée quand bien même notre étude reste qualitative, la notion de communication responsable semble prendre un sens tout particulier pour près d’un tiers des répondants. Elle serait plus signifiante, plus engageante : « je préfère responsable. Il faut toujours penser à la personne à qui l’on s’adresse » ; « la communication responsable n’est donc pas uniquement écologique, elle respecte des valeurs plus larges » ; « communication responsable a trait à des actions spécifiques qui donnent plus de sens que la communication durable » ; « communication responsable est plus approprié et plus fort que communication durable » ; « je dirais qu’on essaye de faire de la communication responsable. J’ai souvent le sentiment que la communication durable c’est quelque chose que l’on va instrumentaliser pour communiquer ».

Le greenwashing entre accusation et dépassement

Les pratiques relevant du greenwashing (ou ecoblanchiment) sont dénoncées par plusieurs professionnels : « Certains structures prétendent par leur campagne faire des actions durables, mais il n’en est rien. » ; « C’est un phénomène totalement implanté » ; « Il existe, c’est certain ».

La surprise vient de ce que les répondants vont au-delà de la simple dénonciation. Certains le considèrent déjà comme dépassé : « J’ai quand même l’impression que ça se calme et qu’il n’y en a plus trop, justement » ; « La grande période du greenwashing est derrière nous » ;  « On est passé dans une autre dynamique. L’impact communicationnel est moins fort qu’avant. » D’autres abordent la question en termes stratégiques : le greenwashing est un risque qu’il ne faut pas ou plus prendre : « C’est très casse gueule de faire ça. Les consommateurs sont de plus en plus avertis. » ; « si c’est une mascarade, les masques tombent vite » ; « Il n’y a rien de pire que d’agir sur le levier de la communication en affirmant des promesses déformées ou adaptées de la réalité  » ; « Le seul moyen d’être crédible, c’est d’apporter les preuves de ce que l’on avance et d’être transparent » ; « Je n’aime pas faire aux autres ce que je n’aimerais pas qu’ils me fassent » ; « Il ne faut pas que ce soit juste un vernis en terme d’écocitoyenneté ».

Ainsi, une communication responsable, durable reposant sur l’argument environnemental, écologique est présentée comme un élément participant à une critique plus globale des pratiques de communication (Libaert, 2012).

Un risque de saturation communicationnelle reconnu

Pour l’ensemble des agences interrogées, la saturation communicationnelle[4] est une évidence ou un risque évident.  Mis à part un répondant pour qui « on peut choisir de le pas être envahi », tous s’accordent sur la réalité du phénomène : «  Ma profession me pousse à dire que je suis contre cette idée. Mais ma vie personnelle me ferait dire oui » ; « Ce n’est pas pour rien que le niveau de saturation au niveau des spams et des emails fait qu’on arrive sur une zone rouge. » ; « La saturation est effective depuis 20 ans. On arrive en phase de sur-saturation…Le web n’est qu’un accélérateur du phénomène. » ; « C’est clair. Les clients sont obligés de développer des stratégies pour ne pas être submergés par l’information. Les jeunes sont de plus en plus à éviter les publicités de toutes sortes. » ; « La saturation communicationnelle est une réalité, nous avons un marché saturé. Néanmoins nous pensons que nos clients ont un regard critique et possèdent plus de recul par rapport à ça qu’il y a quelques années. ».

La même conviction transparaît dans les réponses des chargés de communication, résumée à deux reprises par la traditionnelle formule : « trop de communication tue la communication ».  Ceux-ci se regroupent en deux catégories. La première semble prendre cela comme une fatalité : « Oui. Mais à qui la faute ? Ceux qui consomment les outils numériques, ceux qui sur-communiquent et ceux qui laissent la surconsommation arriver jusqu’à eux. » ; « On ne peut plus aller sur Internet sans être agressé par un flot de messages qui en devient indigeste. » La seconde, de manière plus intéressante, aborde la question en termes stratégiques : « La saturation communicationnelle est un risque. Cependant, avec les possibilités offertes par le Big Data, les messages seront de mieux en mieux ciblés. […] Le bruit devrait être moindre. » ; « Absolument ! C’est tout l’enjeu de la communication d’aujourd’hui. Trouver le juste équilibre » ; « Il ne faut pas le percevoir comme un problème mais plutôt comme un enjeu. » ; « Tout est question de ciblage et de dosage. » C’est la seconde fois que la question stratégique apparait dans les réponses.

ANALYSE ET DISCUSSION DES RÉSULTATS

Analyse des principaux enseignements de l’étude

Du corpus constitué par les réponses aux vingt entretiens, il ressort de multiples enseignements. L’hétérogénéité des réponses, d’abord. Nous sommes loin d’une vision commune partagée par tous les professionnels. Au contraire, le spectre des positions est large, qui va de l’ironie et du dédain à l’intégration stratégique des questions de communication durable. L’absence de différence marquée entre les répondants des agences et les chargés de communication des organisations est également notable. Ni les uns ni les autres ne font référence à des textes de cadrage produits par les associations professionnelles. La seule référence théorique est celle du triptyque économique – écologique – social, largement popularisé.

Des propos tenus ressort de manière forte la polysémie gênante de l’expression « communication durable » dont l’interprétation est ambiguë, quelque part entre éco-conception et pérennité d’une relation de communication. Pour autant, l’expression « communication pérenne » ne convainc pas davantage, même si elle lève l’ambiguïté précédente, notamment dans un monde perçu comme mouvant. Son usage ne devrait pas s’imposer.

La notion de communication durable semble plutôt dépréciée, en raison du phénomène de greenwashing, même si les professionnels commencent à prendre du recul à l’égard de ces pratiques. Il est possible de douter de l’avenir de l’expression et nous suggérons que la notion de communication responsable pourrait bien s’imposer, perçue à la fois comme plus riche, plus engageante, plus forte que celle de communication durable.

De manière assez sensible, deux variables clés de la communication « durable/responsable » nous semblent se dégager des propos tenus. La première est l’inscription de l’éthique au cœur des approches, via une interrogation récurrente sur les valeurs : valeurs de l’agence-conseil, valeurs du client, valeurs des acheteurs. La seconde, est la prise en compte de la nécessité d’une stratégie pour pérenniser la relation avec le client et l’acheteur final. La stratégie passe par la création de la confiance, via l’éthique et les valeurs partagées, qui constituent la base de la relation pérenne et un garde-fou contre une surcharge communicationnelle qui mine la relation.

Discussion

Au terme de cette étude qualitative, et dans le prolongement de l’enquête par questionnaire de 2013 les auteurs balancent entre la tentation de voir dans la communication durable un objet-valise (Flichy, 1994) et un objet-frontière (Star et Griesemer, 1989). 

Le réflexe premier de voir dans la communication durable un objet-valise repose sur la prise en compte de l’assez grande diversité des regards portés par les interviewés sur la notion et les pratiques associées à l’expression. On a ici un objet dans lequel chacun des professionnels investit ses propres utopies, ses propres représentations. La communication durable comme « objet-valise » reflète le caractère ambigu et polysémique de ce terme. Peut-être l’expression est-t-elle tellement labile qu’elle permet toutes les projections, tous les fantasmes, toutes les justifications de toutes les pratiques de positionnement des acteurs. La relative dépréciation de l’expression tendrait à conforter ce point de vue négatif.

Cependant, notre conviction est que la communication durable, ou responsable, est  en passe de devenir un « objet-frontière » tel que l’ont défini Star et Griesemer (1989) c’est-à-dire un objet scientifique capable à la fois d’habiter plusieurs mondes sociaux en intersection et de satisfaire les exigences informationnelles de chacun. De fait, la communication durable, ou responsable, se situe à l’intersection des champs de recherche des sciences de l’information et la communication, des sciences de gestion et de la sociologie à tout le moins. Elle ouvre un dialogue entre chercheurs et professionnels. Elle stimule des échanges entre agences et annonceurs. Elle pose un questionnement sur la confrontation ou la compatibilité possible entre le respect d’une éthique de communication et la mise en œuvre d’une stratégie. Ainsi, le concept de « communication durable » est suffisamment flexible pour s’adapter au besoin de chacun, mais il va lui falloir néanmoins assurer une base commune à tous. Cependant, une question émerge de cette recherche exploratoire : le concept de « communication durable » arrivera-t-il à fédérer, mobiliser des acteurs différents (professionnels de l’information et de la communication, chercheurs en sciences de l’information et de la communication et autres disciplines) autour d’un projet de constitution de pratiques de communication dite durables ?

Les objets-frontières sont ainsi suffisamment plastiques pour s’adapter à des besoins locaux et aux contraintes des différentes parties qui les utilisent et suffisamment robustes pour maintenir une identité commune à travers les différentes situations (Star et Griesemer, 1989, p. 393). Parce qu’ils sont un point d’intersection permettant le travail entre plusieurs parties concernées (Trompette et Vinck, 2009), dans une logique de recherche récursive, les résultats présentés dans le présent article seront soumis à l’automne 2015 aux répondants auxquels il sera proposé de réagir, poursuivant le dialogue initié par l’étude présentée ci-dessus.

BIBLIOGRAPHIE

Baribeau, C., Royer, C. (2012) L’entretien individuel en recherche qualitative : usages et modes de présentation, Revue des sciences de l’éducation, Vol.38, N.1, p.23-45.

Bonneville, L., Grosjean, S., (2010) ‘In Search of real Time' or Man Facing the Desire and Duty of Speed, In Digital Cognitive Technologies, Epistemology and the Knowledge Economy, Brossaud, C., Reber, B., London, Wiley Editor, p. 23-32.

Eppler, M.J., Mengis, J. (2004) The concept of information overload: A review of literature from organization science, accounting, marketing, MIS, and related disciplines. The information society 20.5,  p. 325-344.

Flichy, P., (1994) Multi-média, objet-valise ou objet-frontière, Futuribles, 191, p. 3-9.

Grosjean, S., (2013) Urgence, impatience et surcharge communicationnelle à l’hôpital : un collectif d’hyperinfirmières face à leur quotidien, Montréal, 13-15 Octobre 2013, World Social Science Forum 2013: Social Transformations and the Digital Age.

Jauréguiberry F., (2013) Pratiques soutenables des technologies de communication, International Journal of Projectics, 2010, n° 6, p. 107-120

Jauréguiberry F., Déconnexion volontaire aux technologies de l’information et de la communication,  Référence en ligne :

Libaert, T., (2012) De la critique du greenwashing à l’accroissement de la régulation publicitaire, Communication et organisation, n°42 p. 267-274.

Liquète V., (2013) Préserver la durabilité des pratiques informationnelles des acteurs de l’architecture éco-constructive : des pratiques informationnelles à une mémoire collective de travail, Actes du COSSI, 21 p.

Liquète, V., Maurel D.  (2013) Enquête canado-française GRICODD: Pratiques informationnelles, communicationnelles et documentaires durables. 5e Congrès des milieux documentaires du Québec, Montréal (Québec), 27 novembre 2013

Marcon C., (2013) Pratiques communicationnelles durables : interrogations sur la transposabilité d’un concept, Revue de l’université de Moncton., vol. 44, n°1, p. 5-19

Simonnot B. (2012) Médiations et agir informationnels à l’ère des technologies numériques. In Vincent Liquète (dir.). Vers de nouvelles formes de médiation documentaire et bibliothéconomique. 3ème Journée d’étude de l’Université de Bordeaux 4 – IUFM – Médiaquitaine (15 novembre 2012). Bordeaux : Les cahiers d’Esquisse, n°3.

Star S.L., Griesemer J., (1989) Institutionnal ecology, ‘Translations’, and Boundary objects: amateurs and professionals on Berkeley’s museum of vertrebate zoologie, Social Studies of Science, n°9, p. 387-420.

Star S. L., (2010), Ceci n’est pas un objet frontière. Réflexions sur l’origine d’un concept, Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 4, n°1, p. 18-35

Trompette P., Vinck D., (2009), Retour sur la notion d’objet frontière, Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 3 n°1, p. 5-27


[1] Voir le rapport réalisé par Jauréguiberry sur les pratiques de déconnexion volontaire aux technologies de l’information et de la communication

[2] Groupe de Recherche sur l’Information, la COmmunication et la Documentation Durable.  Le GRICODD est un groupe de recherche canadien-français. http://www.gricodd.info/index.php/fr/?page=accueil

[3] Certains textes commencent d’ailleurs à dater un peu (la dernière étude publiée par l’Observatoire de la Communication et du Marketing Responsable date de 2012, par exemple). Or les pratiques et les perceptions peuvent évoluer rapidement.

[4] L’idée de saturation communicationnelle est à mettre en relation avec deux notions importantes que nous avons décrites et précisées dans d’autres contexte professionnels (Bonneville et Grosjean, 2010 ; Grosjean, 2013) : (a) une surcharge informationnelle (Eppler et Mengis, 2004) caractérisée par une abondance d’informations à traiter dans des délais courts, ce qui créé un sentiment d’urgence; (b) et, une surcharge communicationnelle (Eppler et Mengis, 2004) qui est due notamment à un effet de superposition de différents médias de communication.

Continuer la lecture avec l'article suivant du numéro

Gestion de la performance en archivistique : pratiques actuelles dans les centres et les services d’archives du Québec

Natasha Zwarich

Notre étude vise à dresser un état des lieux des pratiques actuelles de mesure de la performance dans les services d’archives québécois, soit d'identifier les principes généraux de la gestion de la performance dans les services d’archives et de voir dans quelle mesure ces principes sont mis en œuvre dans ces organisations. Une méthodologie mixte a été utilisée pour recueillir les données au moyen, dans un premier temps, d’un questionnaire en ligne et, dans un second temps, d’entrevues semi-dirigées auprès...

Lire la suite

Du même auteur

Tous les articles
N°12 / 2023

Editorial : Stratégies de gestion de l’information durable : la question des territoires

Lire la suite
N°10 / 2021

Introduction du numéro

Lire la suite
N°4 / 2018

Introduction : Méthodes et stratégies de gestion de l'information par les organisations : des "big data" aux "thick data"

Lire la suite