La notion de territoire est centrale dans nombre de disciplines des sciences humaines. Inévitablement, les définitions du territoire sont aussi nombreuses que les angles de traitement du sujet que celles-ci adoptent. Une complexité des regards que synthétise habilement Coussi dans sa thèse (2019, p. 40) : définir le territoire « suppose de passer d’une perception à une construction humaine, différente d’une culture à l ’autre (anglo-saxonne vs française par exemple), revenant à une production de l’imaginaire et du symbolique qui supposerait une approche pluridisciplinaire (historique, politique, biologique, géographique, anthropologique, éthologique, sociologique et économique). »
Les sciences de l’information et la communication abordent la question du territoire sous de multiples angles. Citons, pour exemples : la définition et la mesure de ce qui peut être qualifié de « territoire informationnel » ; la mesure de l’impact des technologies numériques sur l’appréhension du territoire et plus littéralement « la production de l’espace. » (Lemos, 2011) ; la question de la gouvernance territoriale, en particulier le pilotage et coordination des dispositifs informationnels aux différentes échelles du territoire, la maîtrise de la production et des flux d’information, la confrontation avec des opérateurs privés internationaux producteurs d’informations territoriales ; l’émergence d’un « web territorial » (Le Béchec, 2018) qui questionne les « qualités sémiotiques de l’information territoriale produite » et ses « métriques numériques » ; la place du système d’information et de connaissance territorial en tant que « levier essentiel d’une stratégie de développement [qui] conditionne l’attractivité, la puissance et l’influence du territoire » (Clerc, 2012). Ces angles d’analyse redéfinissent ce qu’Henri Lefebvre, dès 1974, évoquait dans « La production de l’espace », repris ensuite par Augustin Berque, où tout espace est le résultat d’un entrelacement et d’interrelation de l’espace physique, de l’espace social et de l’espace mental. Gérer l’information durable, en considérant fondamentalement la durabilité informationnelle (Liquète, 2014), revient à intégrer ces diverses dimensions afin de délimiter puis de définir, les « nouveaux » territoires de l’information.
Le territoire est également un espace de questionnement des stratégies de gestion de l’information durable, incluant, outre la durabilité, la question de l’accessibilité des usagers, citoyens, clients, etc. Encore faut-il s’entendre sur la notion même d’information durable que Mallowan et Marcon (2019), dans le sillage de Nolin caractérisaient par un « processus de traitement, conservation, diffusion, développement de normes, etc., appuyé sur un recours aux TIC, qui facilitent l’intégration et la participation aux axes du développement durable et qui pourront renforcer le processus de transformation de la société » selon les idéaux du développement durable présentés par Nolin : « Sustainable information refers to resources that either facilitate integration and participation according to the three constitutive parts of sustainable development (social, economic and environmental protection) and/or contributes to the strengthening of the process in which society is transformed according to the ideals of sustainable development » (Nolin, 2010). Le même Nolin suggère que les stratégies d’information durable devraient respecter des critères d’accessibilité, de disponibilité, de confiance, de standardisation des processus, de normalisation et d’uniformisation dans le traitement, et enfin, de qualité et de satisfaction – autrement dit, l’information durable sera l’information qui saura répondre à ces critères - et assurer ainsi la crédibilité de l’engagement déclaré envers le développement durable.
L’appel lancé par la Revue COSSI invitait les chercheurs à explorer la problématique des stratégies de gestion de l’information durable sous l’angle territorial. Cet angle de traitement de la durabilité infocommunicationnelle, porté par le GRICODD[1] dont les deux coordinateurs du numéro sont membres, pouvait susciter quelques craintes quant à l’intérêt de la communauté des chercheurs pour un sujet relativement pointu. Il n’en a rien été. En témoignent les sept articles réunis dans ce numéro. Ces contributions témoignent de la vivacité de la recherche dans le domaine et d’une diversité d’approches et de recueil de données, démontrant, s’il le fallait, que les lectures traditionnelles de la gestion de l’information et les cadres définitoires, sont à réinterroger.
La plupart de ces articles traitent d’intelligence territoriale, sans toujours le mentionner explicitement. La gestion de l’information durable, à l’échelle des territoires, est en effet affaire d’interactions entre des partenaires de natures et d’ambitions différentes (publics, privés, associatifs), affaire de méthodes, d’outils, de conception de l’action publique et de raison d’être de l’activité privée, laquelle évolue d’ailleurs sous la pression assez vigoureuse des attentes de la population à l’égard de ce qu’elle consomme.
De la grande variété des acteurs découle la variété des sujets ici abordés.
Le numéro s’ouvre par un article titré « Durabilité environnementale et sobriété numérique à l’ère de la gouvernance territoriale ». Une revue de littérature sur les questions de durabilité, de sobriété et de gouvernance territoriale de la transition écologique proposée par Nadège Soubiale et Delphine Dupré, chercheuses au laboratoire MICA. Les auteures y font le choix de mettre en tension des notions les unes par rapport aux autres (sobriété vs environnement durable, durabilité environnementale, attractivité territoriale et sobriété numérique), évitant ainsi l’effet « collection) que peut générer dans ce type d’exercice classique un simple parcours successif.
Les trois articles suivants se sont attachés à décortiquer les pratiques à l’œuvre dans le cadre de politiques publiques. Dans un article intitulé «Des pratiques informationnelles au service de la politique culturelle du territoire : les enjeux de l’intelligence territoriale pour l’EAC », Audrey Knauf, maître de conférences à l’université de Lorraine, questionne ainsi les pratiques informationnelles des acteurs porteurs des politiques culturelles sur leur territoire dans le cas d’un projet de développement durable dédié à l’éducation artistique et culturelle, désormais inscrite dans la stratégie de développement durable nationale aux côtés des trois fondements du développement durable : l’économie, l’environnement et le social.
Les pratiques informationnelles des acteurs publics sont également au cœur de l’article de Mathis Navard, doctorant au laboratoire CEREGE, intitulé « Quels prérequis pour engager un territoire dans une stratégie de sensibilisation à la réduction à la source de ses déchets ? Le cas de la Touraine. ». Confronté à un véritable « mur de déchets », le département de l’Indre-et-Loire – comme beaucoup d’autres - doit engager une stratégie de réduction de la production de ceux-ci, un absolu besoin trop largement ignoré, la tendance générale étant à la promotion de l’économie circulaire, qui se nourrit des déchets produits. L’article identifie les prérequis nécessaires à l’établissement d’une stratégie de communication environnementale visant à sensibiliser la population à la réduction à la source des restes de sa consommation et son activité.
Autre terrain, mais nouvelle interrogation quant aux pratiques des acteurs publics dans l’article de Julie Robin et Olivier Coussi, chercheurs au laboratoire CEREGE, titré « L’intelligence territoriale en contexte de crise sanitaire : quand une mauvaise communication affecte la stratégie et l’effectivité de la gouvernance territoriale d’un territoire ultramarin » aborde sous l’angle de l’intelligence territoriale la question du refus de la stratégie vaccinale anti-covid par la population de la Guadeloupe. Se fondant sur une analyse sémiotique de ce cas précis, les auteurs soutiennent que la compréhension des réalités territoriales historiques, socio-culturelles et réticulaires sont les conditions nécessaires de la mise en œuvre, avec succès, d’une politique publique insulaire.
Ce sont davantage les enjeux et difficultés d’une communication durable entre partenaires qui rapprochent dans les deux articles suivants.
Avec « Enjeux, pratiques et stratégies d’ouverture de l’information scientifique en bioéconomie », Marianne Duquenne interroge la production de connaissances scientifiques et techniques en bioéconomie dans un contexte d’incitation publique à la science ouverte. S’appuyant sur des entretiens réalisés dans le cadre d’une étude de terrain conduite dans la région Hauts-de- France, l’autrice prône la prudence dans le partage de connaissances afin de garantir les intérêts de partenaires industriels indispensables au développement de la bioéconomie.
Autre angle de questionnement de la collaboration, cette fois-ci entre partenaires publics présumés avoir un enjeu commun de santé publique, dans l’article « Des espaces frontières comme nouveaux territoires informationnels de la Protection Sociale en France ? » coécrit par Christian Bourret, Jessica Gheller et Sylvie Parrini Alemanno, chercheurs au laboratoire DICEN-IdF. S’efforçant de comprendre les conditions d’une résilience de la protection sociale, qui implique que se crée la confiance dans les organisations d’interface conçues pour lutter contre les cloisonnements entre médecine de ville et médecine hospitalière, les auteurs mobilisent la notion d’espace frontière comme espace informationnel et espace d’intelligence du lien.
Ce numéro se clôt sur la dimension outil et méthodes avec l’article « Information durable et stratégie de décarbonation des villes européennes ». Nathalie Fabry, chercheuse au laboratoire DECIEN-IdF, nous plonge dans la problématique de la réduction des gaz à effet de serre, plus particulièrement en interrogeant les stratégies d’information durable sur lesquelles les villes, responsables de 70% des émissions de GES, adossent leurs stratégies de décarbonation. Pour conduire celles-ci, les villes ont impérativement besoin d’informations, de données, d’indicateurs pour agir et établir le bilan de leurs actions. L’autrice questionne les méthodes de comptabilisation des émissions carbone mais aussi les enjeux infocommunicationnels de la production de ces indicateurs.
Bibliographie
Clerc P., (2012), « Les enjeux informationnels des territoires », in Manuel d’intelligence économique, Christian Harbulot (dir), p. 137-150
Coussi O., (2019) Management public territorial des projets d’investissements directs à l’étranger : une contribution à l’intelligence territoriale, Thèse de doctorat en sciences de gestion soutenue le 23 janvier 2019, p. 40
Le Bechec M., (2018), « Web territorial et stratégies pour une intelligence territoriale numérique », in Coussi O. et Auroy P. (dir) Intelligence économique des territoires : théories et pratiques Paris, Edition CNER.
Lemos A., (2011), Médias localisés, territoire informationnel et mobilité, Sociétés, 2011/1, n° 111, p. 81-91
Liquète V. (2014), « Préserver la durabilité des pratiques informationnelles des acteurs de l’architecture écoconstructive : des pratiques informationnelles à une mémoire collective de travail », La revue de l’université de Moncton (Canada). vol. 44, n°1, p. 67-86.
Mallowan M. & Marcon C., (2019) Information et communication durables. Utopies, discours et pratiques, Collection Utopies, vol. 3, Éditions ISTE, 200 pages.
Nolin J. (2010), « Sustainable information and information science », Information Research, Vol. 15, N° 2, paper 421, disponible à : http://www.informationr.net/ir/15-2/paper431.html
[1] Groupe de Recherche sur l’information, la Communication et la Documentation Durable