N°11 / Préservation de la mémoire du Web en temps de crise

Entrevue avec Hajer Sahli, directrice des collections[1], Bibliothèque nationale de Tunisie[2]

Aida Chebbi

Résumé

Entrevue avec la directrice des collections à la Bibliothèque nationale de Tunisie (BnT) qui expose les prémices du programme d’archivage de ressources web à la BnT. Deux actions principales sont décrites : la collecte des traces de la Révolution tunisienne sur les réseaux sociaux et la collecte d’un échantillon de webinaires ayant lieu durant la période du premier confinement lié à la pandémie du Covid-19.

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Collecte du Web à la BnT : contexte juridique et organisationnel

Son adhésion aux principes de la Charte de l’Unesco sur la conservation du patrimoine numérique et la mise en application de deux textes juridiques ont permis à la BnT de lancer son programme d’archivage du Web, à savoir la loi organique n° 2015-37 du 22 septembre 2015, relative à l'enregistrement et au dépôt légal [3] et le décret gouvernemental n° 2017-1402 du 19 décembre 2017 fixant les attributions de la bibliothèque nationale et son organisation administrative et financière et les modalités de son fonctionnement [4].

Ainsi, l’extension du dépôt légal aux œuvres électroniques a autorisé la collecte des ressources électroniques et notamment des sites Web.

CHAPITRE II - Des œuvres soumises à l'enregistrement et au dépôt légal

Art. 4 - Sont obligatoirement soumises aux procédures d'enregistrement et de dépôt légal les œuvres mises à la disposition du public suivantes, quelle qu'en soit la forme et le support :

[…] ‒ les logiciels, bases de données et les sites électroniques et d'informations corrélés […] (Loi n° 2015-37, chap. II, Art. 4)

De même, le nouvel organigramme de la BnT tel que publié dans le décret n° 2017-1402 du 19 décembre 2017 prend en considération les nouvelles tâches associées à la BnT, notamment les services qui seront assignés à la direction de l’informatique et aux ressources numériques dont certains sont encore attribués à d’autres directions.

C’est ainsi qu’en novembre 2016, une cellule responsable de l’archivage numérique a été créée et a eu pour mission la collecte des traces de la « révolution tunisienne » sur le Web et sur les réseaux sociaux et leur mise à disposition au profit des chercheurs. Cette cellule est rattachée à la direction de l’informatique, plus précisément au service de la bibliothèque virtuelle et de la collecte des ressources électroniques. Elle fonctionne grâce à l’engagement de deux agents (M. Faycel Hamdi et Mme Sarah Ben Hassine).

Collecte du Web tunisien : les premiers travaux

Les premières expérimentations d’archivage du Web à la BnT ont été lancées en 2016 (environ 560 documents collectés). La cellule responsable de l’archivage du Web a été initialement chargée de collecter des articles d’opinion publiés sur diverses pages et sites Web, sur les réseaux sociaux ou diffusés dans des journaux électroniques. Ces travaux se sont poursuivis en 2017 en ayant pour objectifs la sauvegarde de la mémoire collective au sujet de la révolution tunisienne de 2011. Il s’agit d’une collecte rétrospective des instants clés de la révolution tunisienne (appelée parfois la Révolution du jasmin) sur les réseaux sociaux, essentiellement Facebook qui représentait à l’époque le principal canal d’expression du peuple tunisien, les journaux électroniques et les blogues d’activistes. La collecte couvre la période allant du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Divers documents ont été téléchargés (en formats PDF, JPEG ou PNG, ou MP4), décrits et conservés dans une collection d’archives Web sans qu’ils soient actuellement référencés dans le catalogue de la BnT. Cette collection comprend des caricatures, des articles d’opinion parus dans des journaux électroniques, des photos qui signalent entre autres des slogans et des graffitis, des billets de blogues, des enregistrements vidéo de manifestations et divers événements liés à la révolution, des cartes des lieux de manifestations, des profils d’activistes et diverses publications (posts) sur Facebook (ex. :  poèmes, appels à manifestations, messages satiriques), des tweets ou gazouillis en format PDF.

Lorsqu’il était difficile de retrouver certains liens, la BnT a sollicité l’aide de la Bibliothèque nationale de France pour les retracer. La BnF s’est intéressée à la Révolution tunisienne dès ses débuts et a constitué en collaboration avec la Library of Congress et le service Archive-It d’Internet Archive, la collection d’archives Web « La Révolution du jasmin » [5].

En 2019, la BnT a participé à l’exposition virtuelle « Before The Fourteenth :  Instant tunisien – Archives de la révolution » en acceptant de partager son fonds d’archives Web avec les membres du collectif en charge de la collecte et de l’archivage du patrimoine numérique et documentaire de la révolution tunisienne qui réunissant les Archives nationales de Tunisie, la Bibliothèque nationale de Tunisie, des institutions d’enseignement et de recherche, des chercheurs et des acteurs de la société civile (voir figure 1). L’inauguration de l’exposition a eu lieu au musée de Bardo le 14 janvier 2019. Il s’agit d’une exposition inédite, à portée artistique et pédagogique, sur les 29 jours de la révolution (17 décembre 2010 – 14 janvier 2011) élaborée à partir de sources informelles et alternatives collectées auprès des citoyens, acteurs-témoins des évènements visant à former une mémoire collective et partagée de la révolution tunisienne [6].

Cette œuvre a été exposée en itinérance en France au Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille du 20 mars 2019 au 30 septembre 2019 (voir Figure 2).

 

 

Figure 1 : Exposition « Instant tunisien ». Source : http://www.instantunisien.tn/

 

 

Figure 2 : Exposition Instant tunisien au Mucem. Source : https://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/instant-tunisien-les-archives-de-la-revolution

Adoptant la même démarche pour collecter le Web national, la BnT a également collecté de manière sélective des traces documentaires liés au mouvement « Hirak » en Algérie qui a débuté en 2019. Ce mouvement a eu une résonance internationale. Un matériel semblable à celui collecté sur la révolution tunisienne a été sélectionné (environ 4 200 documents).

Bien contraints dans les moyens humains et logistiques à leur disposition, les responsables de l’archivage du Web ont adopté en 2022 les critères suivants pour assurer une collecte continue et sélective des ressources en ligne :

  • diversité et portée des sources : politiques, sociales, économiques, culturelles, etc. ;
  • représentativité des sources des différents points de vue (ex. : pages Facebook de personnalités publiques) ;
  • valeur du contenu (valeur artistique, valeur culturelle, valeur scientifique, valeur historique) ;
  • spectre de diffusion : nombres d’abonnés, nombre de partages/vues d’un profil ou d’un post ;
  • ancrage dans l’actualité du pays. 

Afin de respecter cette ébauche de politique documentaire et mieux encadrer les travaux sur le plan méthodologique et organisationnel, la cellule responsable de l’archivage du Web s’est dotée en 2022 d’un calendrier de collecte en fonction des ressources disponibles. Les deux agents responsables de ce mandat se partagent le moissonnage d’une moyenne de 140 ressources par jour visant, cette fois-ci et vu le contexte actuel, à documenter les activités des principaux partis politiques en Tunisie sur le Web.

Collecte du Web tunisien durant la période de confinement liée à la pandémie du Covid-19

Ayant acquis une certaine expérience dans la conservation de contenus Web sur une crise politique et sociale, la cellule d’archivage numérique a poursuivi son travail, notamment durant les périodes de confinement liées à la pandémie du Covid-19. Durant cette crise, plusieurs institutions, notamment dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, ont adopté un mode de communication distant pour assurer la continuité de leurs services tout en minimisant les risques liés à la propagation du coronavirus. Plusieurs événements, formations et débats ont été organisés en mode webinaire. La BnT a privilégié la préservation de cette nouvelle forme documentaire qui présente à la fois un intérêt éducatif et scientifique. Une collecte, réalisée entièrement à distance et mobilisant le personnel de la BnT, a été lancée entre mars et juillet 2020 pour constituer une bibliothèque numérique « Des webinaires pendant le confinement » de plus de 194 heures d’enregistrements (plus de 30 GO de données) totalisant 142 enregistrements. La cellule d’archivage numérique comptant sur une veille active de plusieurs autres agents de la BnT, elle a ciblé des webinaires tunisiens dont le lien est diffusé sur Facebook ou YouTube. Les informations suivantes ont été enregistrées : titre, source (annonce du webinaire), date, personne contact et lien vers l’enregistrement. De plus, lorsqu’elle est disponible, l’affiche du webinaire est également téléchargée.

Les webinaires enregistrés portent sur des sujets variés liés à la situation pandémique en Tunisie (économie, politique, santé, art et culture, société, environnement, éducation) prenant la forme d’ateliers de formation, de débats ou d’exposés en arabe, en français ou en anglais. Ces webinaires peuvent être organisés par des individus (influenceurs, experts), des institutions d’enseignement et de recherche, des associations, des ONG, des clubs, etc.

En plus de leur conservation sur le serveur de la BnT, chaque enregistrement est gravé sur un CD comportant les métadonnées qui lui sont associées.

Une étudiante stagiaire a été mandatée pour compléter la collecte et le traitement de ce genre de ressources à l'hiver 2021.

La collection d’archives Web comporte en date de 2020 environ 64 000 documents dont seulement 48 000 sont traités en partie et conservés sur le serveur de la BnT.

 

Un projet ambitieux en dépit de ressources bien limitées

La BnT souhaite poursuivre son programme d’archivage de ressources Web et en offrir l’accès à son public. Les ressources mises à contribution dans le cadre de ce programme, qu’elles soient humaines ou logistiques, restent toutefois bien limitées. Actuellement, deux agents sont responsables de la collecte sélective des ressources web en employant des techniques manuelles pour leur moissonnage et leur traitement. Ces deux agents sont aussi responsables d’autres tâches au sein de la BnT. En outre, un matériel de plus en plus volumineux s’accumule sur les serveurs de la BnT sans qu’il soit nécessairement traité ou disponible pour la consultation. De même, une réflexion devrait être menée sur les plans éthiques, juridiques et techniques pour définir les moyens d’intégrer les ressources Web dans le catalogue de la BnT. C’est pour cette raison que la BnT recherche activement des collaborations à l’échelle nationale ou internationale pour l’aider à développer une politique d’archivage du Web tunisien et à faire des choix techniques en fonction des compétences disponibles. La BnT entreprendra les démarches nécessaires pour intégrer le consortium international pour la préservation d’internet et établira des collaborations avec des chercheurs intéressés par les archives Web afin de mieux orienter ses choix (sélection des ressources et mise à disposition).

 

Remerciements :

Nous souhaitons remercier Mme Hajer Sahli d’avoir accepté de nous avoir fourni les informations utiles sur le programme d’archivage du Web à la Bibliothèque nationale de Tunisie. Un remerciement tout spécial à M. Faycel Hamdi, la cheville ouvrière au sein de la cellule d’archivage numérique, pour la précieuse documentation et les statistiques sur les travaux réalisés.

 

 


[1] Mme Sahli est responsable de la gestion de la sous-direction de catalogage et d’indexation, la sous-direction des services aux usagers et la sous-direction de développement des collections.

[2] La Bibliothèque nationale de Tunisie (BnT) est un établissement public à caractère administratif, relevant du ministère des affaires culturelles. Elle a pour principale mission la collecte, la conservation et la mise en valeur de la production intellectuelle, littéraire et artistique tunisienne et du patrimoine national à travers le dépôt légal, les achats, les dons et les échanges. Créée durant le règne du Bey Ali Pacha III par le décret du 8 mars 1885, sous le nom de " Bibliothèque française ", la BnT a pris son nom actuel après l’indépendance en 1956. Le décret gouvernemental n° 2017-1402 du 19 décembre 2017 fixe ses attributions et met à jour son organisation administrative et financière et les modalités de son fonctionnement.

[3] Loi organique n° 2015-37 du 22 septembre 2015, relative à l'enregistrement et au dépôt légal. URL : https://legislation-securite.tn/law/45330

[4] Décret gouvernemental n° 2017-1402 du 19 décembre 2017, fixant les attributions de la Bibliothèque nationale de Tunisie, son organisation administrative et financière et les modalités de son fonctionnement. URL : https://www.pist.tn/record/77177?ln=fr

[5] Internet Archive Global Events en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France et la Library of Congress (2011). Jasmin revolution. URL : https://archive-it.org/collections/2323

[6] Mucem (2019). Instant tunisien Archives de la révolution—Bande-annonce de l'exposition. URL : https://www.youtube.com/watch?v=-bgFIh6Cat4

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