Keywords : Environmental sustainability, Territorial attractiveness, Energy and digital sobriety, Territorial governance
Face aux nouveaux défis climatiques et environnementaux, les politiques de transition énergétique en France se sont progressivement décentralisées au profit des pouvoirs publics locaux en matière de « développement des énergies renouvelables et de maîtrise de la consommation » (Bertrand & Richard, 2014). Cette territorialisation des politiques énergétiques est depuis près d’une quinzaine d’années inscrite dans la loi, avec trois temps forts : d’abord celui des lois Grenelle 2009 (plans climat-énergie territoriaux) et 2010 (schémas régionaux climat-air-énergie), suivi en 2014 par la loi de « modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles », puis en 2015 par la « loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte » (Chailleux & Hourcade, 2021). Dans ce contexte, les objectifs de sobriété en matière de construction et de transports sont devenus un pilier des politiques de gestion locale de l’énergie, au même titre que l’exploitation territoriale des ressources renouvelables.
On peut cependant situer l’apparition et le développement de politiques territoriales incitatives à la sobriété énergétique à une période antérieure, où les risques nucléaires deviennent alors une préoccupation majeure. Pautard (2007) explique ainsi que les politiques de Maîtrise de la Demande en Electricité (MDE) des années 1980 à 1990 visaient déjà à inciter les ménages à une « consommation électrique plus sobre qui contribuerait indirectement à générer moins de déchets radioactifs », et qui éviterait aussi, dans certaines parties du territoire, les risques de black-out liés aux hausses annuelles de consommation. L’auteur s’attache également ici à rappeler les doutes nourris du côté des acteurs politiques locaux eux-mêmes pour communiquer auprès de l’opinion publique sur les vertus de la sobriété électrique : « Porté par quelques mouvements associatifs, cette conception semble le plus souvent relever d'une douce utopie idéaliste, héritée des écrits d'Ivan Illich et de Jacques Ellul. D'abord désigné par le terme de déconsommation, ce courant de pensée va par la suite s'approprier la notion de décroissance (Georgescu-Roegen N., 1979) » (p. 124). D’autant que, poursuit-il, dans le cadre de la décentralisation, les décisions territoriales peuvent se heurter à des risques de fragmentation, le niveau local mobilisant des acteurs aux identités et intérêts potentiellement divergents (eg « urbains vs. ruraux, milieu écologiste vs. EDF, administratifs vs. ingénieurs, élus vs. citoyens... »). De même que la communication publique en direction des citoyens s’avère plus difficile, plus délicate pour les pouvoirs locaux, les nouveaux discours de sensibilisation à la sobriété transitant par une multitude de relais (« médiatiques, associatifs, professionnels ou techniques ») d’une part, et visant à responsabiliser les particuliers dans de nouvelles formes de prise de conscience et d’engagement individuels face à des enjeux écologiques internationaux d’autre part. Plus globalement, appeler les citoyens, les particuliers à une consommation sobre, c’est prendre un risque en matière de communication, puisque « la consommation raisonnée de l’électricité » (…) « renvoie souvent à l'idée de restriction, de privation, voire de régression », affirme l’auteur. Face à ces défis, beaucoup d’élus locaux d’alors ont d’ailleurs préféré engager leur territoire dans des solutions techniques alternatives d’amélioration de la production électrique, plutôt que miser sur les changements de consommation de leurs administrés.
Dans cet article, nous proposons une analyse des enjeux communicationnels associés à l’introduction de nouvelles normes de sobriété numérique dans les politiques contemporaines de gouvernance territoriale. Dans ce cadre, nous étudions la sobriété numérique en tant que nouvel opérateur sémantique de la communication sur le développement durable.
L’article est articulé en trois parties. Dans un premier temps, il s’agit d’identifier différents registres énonciatifs de communication sur le développement durable (Mallowan & Marcon, 2019) ; dans un second temps, de les distinguer des notions de durabilité environnementale (Partidário & Sheate, 2013) et d’attractivité durable des territoires (Olszak, 2010 ; Musson, 2010). Et dans un troisième temps, nous appréhendons les glissements sémantiques de la durabilité à la sobriété, notamment dans le domaine du numérique, et les déclinaisons de la sobriété à l’aune du paradigme contemporain de gouvernance territoriale (Leloup, Moyart & Pecqueur, 2005).
I. La durabilité
I.1. Du développement durable a la sobriété en communication
Le thème central de cet article peut s’énoncer par une question : « comment les discours de sobriété numérique se sont invités dans la communication sur le développement durable et sur l’attractivité des territoires ? » Avant de présenter quelques-unes des réflexions académiques en guise de réponses non exhaustives à ce questionnement, il est utile de rappeler que dans la chronologie des discours sur la finitude des ressources énergétiques et l’impératif d’une croissance plus soutenable sur un plan environnemental, le lexique du développement durable précède la sémantique actuelle de sobriété et de frugalité énergétiques et numériques.
Mallowan & Marcon (2019) citent par exemple deux rapports qui ont marqué successivement, au cours des années 1970 et 1980, l’avènement de discours critiques sur les coûts environnementaux de la croissance économique dans les débats public et politique : le premier, qui alors ne donnera pas de suite lieu à une large conscientisation publique et politique, est le rapport commandité par le Club de Rome et paru en 1972 sous le titre anglais The Limits of Growth, puis en 1973 en français sous le titre Halte à la croissance (connu aussi sous le nom du rapport Meadows [1]) ; le second, qui signe cette fois-ci véritablement l’entrée des problématiques de développement durable dans les sphères de réflexion politique, académique et citoyenne, est le rapport Brundtlandt, texte onusien paru en 1987. On peut ici rappeler qu’est donnée par l’auteur éponyme du rapport, Gro Harlem Brundtland, Premier Ministre norvégien d’alors, la première définition du développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » [2]. Les deux auteurs signalent néanmoins des traits discursifs saillants du rapport en termes de co-occurrences et de thématiques de durabilité sous l’angle spécifique de l’information et de la communication. Premièrement, le terme « information » prédomine par rapport à celui de la « communication », avec cinquante et une occurrences pour le premier contre seulement vingt-quatre pour le second. Deuxièmement, les deux termes renvoient également à des univers sémantiques spécifiques : l’information étant conçue au prisme « d’une ressource nécessaire », ou comme « un moyen, un outil, un besoin collectif, une contribution à la productivité », et la communication à l’aune de « l’échange d’information nécessaire à tout progrès » (p. 61). Par contre, poursuivent Mallowan & Marcon, le rapport ne questionne jamais l’information et la communication « sous l’angle de leur propre durabilité », ou comme pouvant constituer elles-mêmes des ressources limitées (ibid.).
Encore un peu plus de trente ans après la parution du rapport Brundtland, l’invisibilisation de la pollution engendrée par le déploiement des TIC, est à rechercher, développent les auteurs, du côté des imaginaires et de la réception très favorable auprès du grand public de la communication sur les bienfaits environnementaux de la numérisation de l’information (p. 62), en particulier par rapport à l’ère antérieure du tout papier (voir aussi sur ces questions, plus loin dans cette partie, Berthoud, 2017 ; Bihouix, 2017 ; Longaretti & Berthoud,2021).
Malgré tout, il semble que les principaux acteurs concernés dans le secteur de la communication tiennent davantage compte de la pression de citoyens, consommateurs et usagers de plus en plus sensibilisés et de mieux en mieux informés en matière d’enjeux environnementaux, pour mieux éviter la tentation de greenwahsing. Néanmoins, une question demeure : la formule « développement durable » ne désigne-t-elle rien d’autre qu’une expression oxymorique – le développement renvoyant « à l’expansion des activités humaines » (p. 65) avec son cortège de perturbations sur les écosystèmes, alors que l’adjectif « durable » implique une idée de stabilité dans le temps. Cette critique du concept débouche sur une autre question : s’il relève de l’illusion théorique, alors il s’avère aussi utopique en termes de programmes d’action pour lutter contre les causes anthropiques de la pollution. Le caractère contradictoire et utopique du concept est souligné avec plus d’acuité encore dès lors qu’on l’envisage à l’aune des discours et pratiques des professionnels de la communication, insistent les mêmes auteurs. Il apparaît que ces discours et pratiques ne sont pas uniformes dans le champ de la communication. Et il y a lieu de souligner ici en particulier l’emploi d’une notion, celle de durabilité, qui peut être intéressante pour la suite de notre propos sur sobriété numérique et territoires.
La durabilité dont il est question pour ces auteurs est synonyme de soutenabilité du développement. Elle relève moins d’un objectif à atteindre que de ce que les auteurs désignent comme un « horizon » vers lequel tendre, ou encore un « défi » dont ils revendiquent la nature intrinsèquement utopique, mais « une utopie concrète au sens que lui donne Ernst Bloch, une utopie permettant une transition dans les pratiques » (p. 71). Et cette transition ne peut s’inscrire que dans un « horizon » temporel ou, écrivent encore les auteurs, une « dimension écologique temporelle » (p. 74) qui réhabilitent le sens même du terme « durabilité », aux antipodes du règne de l’immédiateté et de la réactivité info-communicationnelles contemporaines. Ces dernières sont de facto couplées, concluent les auteurs, à des phénomènes d’excès, de « trop-plein technologique (trop d’applications (…) trop de flux (…) trop de (…) data…) » (p.78).
En somme, ce type d’approche en information et communication sur le développement durable interroge le sens et la portée des discours techno-optimistes dominants. Ce qu’un auteur comme Bihouix (2017) désigne sous le terme de « technologie salvatrice » fait désormais l’objet de questionnements quant à la possibilité - ou au contraire l’utopie - de s’orienter vers des technologies plus « sobres et résilientes » (p. 105).
Dans la même veine, Berthoux (2017), Longaretti & Berthoux (2021) discutent les paradoxes et les défis inhérents aux paradigmes de transition écologique via le numérique.
Berthoux (2017) traite notamment du manque d’information citoyenne quant à l’empreinte écologique du numérique présente dès l’étape de production des outils numériques (ordinateurs, smartphones…) adossée à l’industrie minière des métaux rares et critiques, ou encore quant à la réalité du recyclage des déchets des équipements électroniques et numériques.
Longaretti & Berthoux (2021) rappellent également que contrairement à l’imaginaire dominant de la société du virtuel, « le numérique n’est pas immatériel ». Ces auteurs font quant à eux une critique sans appel du paradigme des TIC vertes : « Promouvoir la convergence des « transitions numériques et écologique » relève donc, en l’état des choses et des rapports de force, au mieux de l’ignorance, au pire de l’escroquerie intellectuelle. »
Sans trancher ici sur les propos et orientations des divers auteurs, une première conclusion s’impose ici : la critique de l’excès, de la surabondance technologique est d’emblée inscrite dans les réflexions académiques sur la communication relative à la durabilité environnementale via le numérique. Cette critique peut déboucher sur des propositions voire des paradigmes de sobriété numérique, dans divers champs disciplinaires, dont celui de l’information et de la communication. A ce propos, nous discuterons ultérieurement dans cet article des raisons plausibles d’un nouveau glissement sémantique de la notion de « développement durable » à celle de « sobriété ».
I.2. Durabilité et attractivité territoriale : divergence ou convergence ?
A l’instar de Mallowan & Marcon (2019), Partidário & Sheate (2013) font leur la définition originelle du développement durable et de la durabilité contenue dans le rapport Brundtlandt de 1987, et plus spécifiquement à la seconde partie de la définition qui « contient un impératif social et environnemental fort » (p. 197), et qui permet de ce fait, selon ces auteurs, de développer sur le terrain des pratiques fondées sur une approche plus « holistique, interdisciplinaire et intégrative » (ibid) de la durabilité. Comme Mallowan & Marcon, ils pointent également l’écart entre théorie et pratique dès lors que se pose la question de l’évaluation sur le terrain de la durabilité. Ce hiatus tient à la nature plurielle de l’exercice - que ce soit sur les plans disciplinaire, conceptuel ou encore sectoriel, et à la complexité des décisions et processus de gouvernance qu’il convoque, intégrant « des niveaux, des responsabilités et des intérêts différents » (p. 198). Leur réflexion est étayée par des exemples concrets d’évaluation de la durabilité dans le cadre de différents projets nationaux (les eco-towns en Angleterre, le plan d’aménagement de l’espace maritime au Portugal, un programme de recherche européen consacré à la gestion de la biodiversité et des paysages ruraux dans diverses régions montagneuses d’Europe déployé dans six pays (Norvège, Ecosse, France, Suisse, Slovaquie et Grèce). Sans entrer dans le détail des analyses menées par les auteurs sur ces divers projets, ou encore des différences conceptuelles qu’ils font entre « évaluation de la durabilité » (ED) et « évaluation environnementale stratégique » (EES) nous pouvons néanmoins extraire de leurs propos un élément de conclusion synthétique : la voie qu’ils préconisent en matière d’évaluation de la durabilité et de la soutenabilité environnementales, par certains aspects, n’est pas sans rappeler la notion d’ « horizon » de Mallowan & Marcon. Ils désignent ainsi un modèle, celui des « facteurs critiques de décision (…) définis en fonction d’une vision du futur » (p. 206), et qui semble adapté à différentes échelles et écosystèmes de décision.
Néanmoins, ce type d’approche globale n’a pas éclipsé, loin s’en faut, les perspectives locales et territoriales de durabilité environnementale. Parmi l’abondante production académique dans ce champ d’études, nous retiendrons ici plus spécifiquement un domaine de recherche : celui qui lie développement durable et attractivité territoriale, notions opposées au premier abord. Ont été ici sélectionnées pour discuter et illustrer le propos des recherches et travaux qui se situent à des échelons territoriaux différents. Nous commencerons par présenter une étude de Olszak (2010) qui s’appuie sur un « travail méthodologique et statistique, visant à caractériser à la fois le développement durable territorial et l’attractivité territoriale » (p. 281) à une échelle de comparaison nationale. L’auteur pose la question de la convergence et de la divergence entre les deux notions, qu’il commence par définir : en ce qui concerne le développement durable, comme les auteurs précédemment cités, il se rapporte à nouveau à la définition du rapport Brundlandt ; quant à l’attractivité territoriale, elle renvoie, écrit l’auteur, en se référant à une définition de la Direction Générale du Trésor et de la Politique Économique (2006), à « un concept pertinent pour mesurer la capacité d’un territoire pour : attirer l’implantation de nouveaux établissements ; attirer les capitaux ; attirer la main d’œuvre hautement qualifiée » (p. 282). Bien qu’elle ne recouvre pas exactement la même chose que la compétitivité territoriale, dans les approches économique et géographique, l’attractivité territoriale relève « d’un système de production localisé (SPL) et de la présence d’un milieu innovateur » (p. 284). Le premier élément, le SPL, désigne des activités interdépendantes, réunies sur un même territoire, et organisées sur les plans technique et économique ; le second correspond à un milieu dont la capacité d’ouverture sur l’extérieur – soit sur l’environnement technologique et de marché, le dote non seulement de « savoir-faire », mais aussi de « règles, normes et valeurs » qui facilitent l’intégration « d’informations et des ressources » favorables à l’innovation du SPL. L’avantage compétitif d’une zone géographique donnée découle donc logiquement de la conjugaison de ces deux éléments, mais l’attractivité territoriale dépend aussi d’autres facteurs plus « sociologiques » comme l’identité et l’histoire industrielles locales (l’auteur prend l’exemple de l’industrie chimique et pharmaceutique du territoire lyonnais) (p. 285), ou encore bien sûr du capital réputationnel des entreprises du territoire, facilement amplifié à l’ère numérique par les réseaux sociaux (il cite ici l’exemple emblématique de la Silicon Valley) (p. 286).
Mais en quoi et comment des indicateurs de développement durable peuvent constituer des opérateurs d’attractivité territoriale ? L’auteur reprend alors dans sa démarche d’investigation les dix critères de développement durable classiquement retenus par l’Union Européenne, qui sont ceux de « développement socio-économique, de consommation soutenable et production, de cohésion sociale, de changement démographique, de santé publique, de changement climatique et énergie, de transports durables, de ressources naturelles, de partenariat global et de bonne pratique de gouvernance » (p. 290), l’objectif étant de voir quels sont les critères qui, dans deux zones géographiques distinctes - l’agglomération du grand Montréal d’une part et l’Europe des 27 d’autre part, servent aussi d’indicateurs d’attractivité territoriale. Au final, l’auteur retient deux indicateurs synthétiques intégrant plusieurs de ces dimensions - à la fois pertinents à l’échelle nationale, consensuels sur le plan académique, et objectivables ou mesurables : d’une part un indicateur « représentatif de la dimension environnementale du développement durable », celui « d’empreinte écologique » (cf. Wackernagel & Rees (1996), cités p. 294), et d’autre part un indicateur établi par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), « l’indice de développement humain » (IDH [3], combinant espérance de vie, niveau d’instruction de la population et PIB réel par habitant). Nous retiendrons ici principalement une tendance générale qui se dégage des résultats, et ce pour les deux zones géographiques : si le développement socio-économique est un indicateur retenu comme pertinent de l’attractivité territoriale, ce n’est pas le cas de l’indicateur relatif à l’environnement ou à l’empreinte écologique. Ce constat découlant d’un travail d’analyse statistique sur des indicateurs mesurables ou objectivés permet-il de conclure de façon péremptoire ou définitive qu’attractivité territoriale et durabilité environnementale sont inconciliables ?
Une revue de littérature sur les deux types d’indicateurs, parue la même année que l’étude de Olszak, et rédigée par une autre économiste, Musson (2010), débouche sur les mêmes conclusions. La lecture de cette revue de la littérature permet aussi de constater la profusion d’indicateurs, parfois divergents, visant à définir et mesurer l’attractivité territoriale et le développement durable (indicateurs simples, indices composites, combinaisons d’indicateurs traduits en tableaux de bords) : près d’une dizaine sont ainsi répertoriés par l’auteur en ce qui concerne la notion d’attractivité, et un peu plus d’une quinzaine en ce qui concerne la notion de développement durable. Ces indicateurs et indices émanent également d’une multitude d’organisations - publiques et privées (agences), institutionnelles, expertes (think tank)… Pour l’attractivité, dont la définition donnée par l’auteur renvoie à « la capacité des territoires à fournir, grâce à leurs ressources, des conditions d’implantations plus intéressantes que celles
des territoires concurrents pour les projets mobiles » (Hatem, 2004a, cité par Musson), elle retient les indices et indicateurs élaborés par une douzaine d’organismes et d’organisations : la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et de Développement (CNUCED), la Commission Européenne, l’Agence Française pour les Investissements Internationaux, l’agence Forbes, l’IMD Lausanne, le Forum Economique Mondiale, AT Kearney, Cushman&Wakefield, Ernst&Young (trois cabinets privés), la Banque Mondiale, l’Heritage Foundation (un think tank américain conservateur), Transparency International. Pour le développement durable, elle cite pas moins de huit organismes ou organisations, comme le Programme des Nations Unis pour le Développement (PNUD), le Colorado Center for Healthy Communities, l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), l’organisation de chercheurs du Redefining Progress, un groupe de chercheurs de Yale et de Columbia, la Commission Européenne, l’Institut National de la Statistiques et des Etudes Economiques (INSEE), le National Geographic (en collaboration avec l’institut de sondage Globescan), auxquels s’ajoutent les noms de six chercheurs individuels.
En dépit de la diversité conceptuelle, méthodologique et des sources, au final, les classements des pays montrent à nouveau, comme dans l’étude de Olszak, une divergence entre d’une part l’attractivité territoriale (du côté des pays développés), sous-tendue principalement par des critères de performance économique, et d’autre part le développement durable (du côté des pays en voie de développement et les moins avancés). Ces classements tiennent compte à la fois des externalités négatives (l’empreinte écologique) et positives (progrès humains) engendrées par les activités économiques. L’auteur appelle alors de ses vœux à la création d’un nouveau concept, celui « d’attractivité durable », qui viserait non plus la compétition mais la coopération des territoires : « Dans un contexte classique de théorie des jeux, la coopération permettrait alors de stopper la course à la déréglementation, et, dès lors, de ne plus opposer les soutenabilités sociale et environnementale à une attractivité élevée. Au-delà de cette notion de soutenabilité, l’association du développement durable à l’attractivité permettrait la construction d’une attractivité durable, au sens premier et littéral du terme. » (p.183).
La menace environnementale constitue-t-elle ici un accélérateur ou un facilitateur de l’avènement d’une telle convergence ? Des actions et programmes locaux de développement durable en faveur du climat, dans quelques « territoires pionniers », intègrent ainsi une nouvelle grammaire de l’« attractivité territoriale », fondée sur « la compétitivité de territoires plus sobres, moins dépendants, plus résilients, plus sûrs » (Bertrand & Richard, 2014, p. 197). Pourquoi et comment le lexique de la sobriété s’est-il invité dans la communication sur la durabilité environnementale et l’attractivité territoriale, et son usage (politique, institutionnel, académique, médiatique…) est-il en passe de remplacer la notion de « développement durable » ? C’est ce que nous allons discuter maintenant dans la seconde partie de cet article.
II. La sobriété
II.1. Concurrence ou coexistence des univers de la sobriété et du développement durable ?
Le concept de développement durable est-il confronté à une crise, au point d’être menacé de caducité et d’être remplacé par d’autres terminologies plus en phase avec les préoccupations écologiques et énergétiques contemporaines ? Theys (2014) pose clairement la question et affirme que « beaucoup voudraient lui substituer d’autres notions (…) comme « l’économie verte », « la transition écologique » (ou énergétique), « la résilience » … ou « la décroissance ». De même qu’il attribue la désuétude du concept à diverses causes : d’abord à son ambiguïté même (terminologique, définitionnelle et normative ; quant à son origine et à sa formule oxymorique…), puis aux déceptions engendrées par l’écart entre les promesses qu’il a suscitées et la réalité des résultats sur le terrain… Il recense aussi des critiques plus radicales émanant de divers chercheurs. Krieg-Planque (2010) ne voit ainsi dans le concept rien d’autre qu’une « formule » ou « un opérateur de neutralisation de la conflictualité » des problématiques environnementales dans les débats publics. D’autres encore fustigent la « duplicité idéologique » de la formule, qui réunit dans une même « rhétorique consensuelle » autant les voix écologistes prônant la décroissance que celles des libéraux défendant le maintien de la compétitivité économique. Theys n’identifie pas pour autant ces attaques comme le signe d’une remise en question radicale et irrévocable de l’usage du concept, qu’il qualifie même en conclusion « d’indépassable », ce pour diverses raisons : d’abord dans un contexte de crise économique et de l’emploi, les champs lexicaux relevant d’un « impératif de décroissance » risquent de susciter la défiance voire le rejet d’une grande partie de l’opinion publique, mais aussi parce que le terme « environnement » réapparaît dans les champs scientifiques consacrés à « l’écologie et à l’économie des ressources ». Theys qualifie le concept de développement durable « d’illusion motrice » dont les ressources n’ont pas encore toutes été totalement exploitées. Il recèle inévitablement, dans le discours comme dans l’action, une part « d’utopie concrète » que Mallowan & Marcon (2019), comme on l’a vu, envisagent également comme vecteur de transition des pratiques.
Quid alors de l’émergence et de la diffusion des lexiques de décroissance, tels ceux de sobriété, de frugalité, dans les problématiques environnementales depuis une vingtaine d’années ? Entrent-ils en concurrence avec les notions de durabilité et d’environnement au point d’en détrôner l’usage ? Ou au contraire assiste-t-on à une forme de coexistence des deux univers sémantiques, dans les textes comme dans les discours contemporains (institutionnels, académiques, politiques, organisationnels, médiatiques…) de transition écologique ? Et enfin, relativement à une problématique qui nous préoccupe ici, quelles sont les relations qu’entretiennent désormais les deux univers de sens dans les problématiques récentes d’attractivité territoriale ?
II.2. La sobriété à l’ère de la transition écologique : subie ou choisie ?
La sobriété, rappelle Defontaine (2020), tout comme l’amélioration de « l’efficacité énergétique » (des équipements, des bâtiments, du transport…) et le « développement des énergies renouvelables », est convoquée comme l’un des « piliers de la transition écologique » (p. 153) dans les programmes actuels de réduction de l’empreinte environnementale des activités humaines.
Convoquant tour à tour les considérations de Jacques Ellul, d’Ivan Illich, d’André Gorz ou encore de Serge Latour, l’auteur replace la notion de sobriété dans les paradigmes et discours académiques et politiques qui érigent « la frugalité et la modération » (p. 153-154) choisies dans nos modes de vie et comportements de consommation comme des remparts face aux risques d’une austérité contrainte ou subie dans un contexte d’urgence écologique.
La sobriété peut se déployer à l’échelle micro - elle consiste alors à changer, massivement, nos habitudes individuelles de vie et de consommation - comme aux échelles méso et macro - elle implique dans ce cas des transformations organisationnelles et structurelles importantes « des villes, des transports et des entreprises » (p. 154).
Tout comme l’un des auteurs de référence de la sobriété (Flipo, 2020), Defontaine pointe d’une part l’origine ancienne du terme qui puise sa source chez les philosophes antiques - aussi bien stoïciens qu’épicuriens, et souligne d’autre part, dans le monde actuel, « l’exigence » (Flipo parle d’« impératif ») de sobriété comme solution, à court et long termes, « la plus rationnelle et la plus accessible » (p. 155) comparativement aux solutions techniques (écoconception, rénovation thermique, voiture électrique…) proposées dans les paradigmes de « croissante verte » (ibid).
Par ailleurs, ces réflexions ne sont pas sans rappeler certains débats éthiques relatifs à la distinction entre sobriété subie et sobriété choisie. Villalba (2016) souligne par exemple à ce propos qu’il est souhaitable de « dépasser les discours normatifs (la bonne sobriété, la sobriété heureuse) et l’idée de mauvaise sobriété (subie, imposée) pour envisager un dispositif de négociation sociale visant à réduire la consommation (il ne s’agit pas de faire mieux avec moins, ce n’est pas tenable), en prenant en compte un contexte global de contraction énergétique et de contrainte économique (p. 46) ».
Les discours de sobriété énergétique figurent désormais, au même titre que ceux d’efficacité énergétique, dans les politiques de transition écologique, et ils ne relèvent plus désormais exclusivement de courants politiques et idéologiques prônant la décroissance ou le rejet des progrès techniques. Les scénarios contemporains de maîtrise de l’énergie adossés à l’idée de sobriété, désormais érigée au rang de « principe d’organisation sociale, à la fois individuel et collectif », visent toujours des changements de « modes de vie » d’ampleur découlant principalement de l’évolution des comportements individuels (Maresca & Dujin, 2014). Selon Maresca & Dujin (2014), ces conceptions demeurent néanmoins ancrées dans des approches microsociales qui minorent les déterminants structurels susceptibles d’entraver ou au contraire de faciliter à termes l’engagement comportemental individuel dans des modes de vie moins énergivores et moins polluants : « Pas plus que les recherches sur les « comportements émergents » ne sont en capacité de faire émerger l’homo durabilis, la sociologie des modes de vie ne peut prétendre penser le système structurel qui fera advenir un mode de vie « durable » » (p. 21).
D’autres voix académiques expriment cependant sur ce plan un point de vue divergent et défendent l’idée que des politiques de sobriété structurelle n’ont rien d’utopique. Bonnet, Landivar & Monnin (2021) proposent la voie non plus d’une transition écologique, mais d’une véritable « redirection écologique » qui « suggère, au contraire, qu’un horizon éventuel de conciliation passe d’abord par un alignement des organisations publiques et privées sur les limites que l’anthropocène met en évidence (limites climatiques, géologiques, planétaires, mais aussi zones critiques, situations écologiques territoriales, agencements ontologiques et politiques territoriaux, etc.) ».
Dans la même veine, le sociologue et économiste Pierre Veltz promeut un modèle de « bifurcation écologique » (2022) initié dans le cadre d’une « économie désirable » (2021), qui vise à faire des progrès pour mieux articuler les différentes échelles territoriales de production énergétique, du local au global, et avec l’ambition de réorienter l’économie vers des objectifs davantage centrés sur des besoins humains fondamentaux - en matière de santé, d’éducation, d’alimentation, de loisirs… - que sur l’accumulation d’objets. Ce projet sociétal, précise l’auteur, nécessite de décider également de la place et de la fonction du numérique dans cette transition économique et écologique : « Ce choix entre une économie des capabilités et de la relation humaine, utilisant le numérique à bon escient, et une économie fondée sur la désintermédiation numérique généralisée et la captation de valeur par les seules plates-formes, dessine une ligne de fracture majeure. Il sera au cœur des batailles de demain, avec des implications sociétales mais aussi écologiques très lourdes. » (Veltz, 2022, p. 17). L’auteur rappelle à ce propos que le numérique a dépassé aujourd’hui la pollution de l’aviation civile. Dans ses rapports, The Shift Project (2020) [4] évalue en effet l’émission de gaz à effet de serre (GES) annuelle du numérique en 2019 à 4% du total des GES au niveau international, pourcentage qui pourrait doubler dès 2025. L’apparition et le déploiement de la notion de sobriété numérique apparaissent donc comme une réponse aux nouveaux enjeux environnementaux et énergétiques posés par les usages et la production numériques.
II.3. La sobriété numérique
En sus de la sobriété énergétique, la sobriété numérique (Bordage, 2019 ; Flipo, 2020) relève désormais d’une terminologie fréquente dans les discours de gouvernance environnementale. A une période qui a encensé les mérites de la décarbonation grâce à la dématérialisation et la numérisation croissantes des activités de production, a succédé une période de doutes sur les conséquences énergétiques et environnementales à terme du déploiement des « TIC vertes ». Ces dernières ont jusqu’à une période récente, selon Flipo (2017) constitué un angle mort du développement durable : « La question des « TIC vertes » se construit à l’interface entre numérique et développement durable. Vus de loin, les liens entre les deux semblent évidents (…) Pourtant, dans les faits, les deux domaines se sont construits de manière largement disjointe, que ce soit au niveau des négociations internationales, des ministères, des réglementations, et même des mouvements sociaux. » (p.105).
Malgré tout, le terme de sobriété numérique a été introduit en 2008 par la communauté des acteurs du numérique responsable, Green IT [5], qui en font un des piliers de la transition économique vers l’éco-conception et le low tech. La sobriété numérique est désormais érigée comme référent conceptuel par des think tank de la transition énergétique, comme par exemple le think tank européen The Shift Project [6], dont l’objectif est d’envisager des scénarios de production et de consommation permettant une « synergie entre transition numérique et transition énergétique ».
Une meilleure connaissance et une prise de conscience de la pollution numérique et des enjeux environnementaux et géopolitiques du développement des TIC se font jour. Elles ne se réduisent plus aujourd’hui aux problématiques de gaz à effet de serre inhérentes aux data centers dans le cadre de l’accélération de nos usages numériques (mails, vidéos en ligne, stockage, cloud…), mais elles concernent aussi la production et la consommation des terminaux - ordinateurs, smartphones, objets connectés… Les problématiques d’approvisionnement en terres rares et de dépendance/indépendance énergétique nationale à ces métaux critiques se diffusent désormais de manière concentrique des milieux journalistique (Pitron, 2018, 2021) et académique (eg Bérubé, 2017 ; Chen, 2020 ; Fontanel, 2021 ; Rhodain & Fallery, 2010 ; Rhodain, Rhodain, Fallery & Galy, 2017 ; Zeller & Alidra, 2019) aux acteurs publics, politiques, économiques et aux citoyens.
Flipo, Deltour & Doblé (2016) par exemple ont étudié les représentations des enjeux des « TIC vertes » chez des acteurs de ce secteur comme les « équipementiers, distributeurs, consommateurs, associations, écologistes et autorités publiques ». Les résultats de leurs enquêtes qualitatives sur les usages écologiques de l’ordinateur personnel et du téléphone portable corroborent leur hypothèse, quels que soient les acteurs concernés, de spécificités représentationnelles liées d’une part à des préoccupations économiques, mais également d’autre part à leur plus grande sensibilisation aux conséquences environnementales de la consommation et de l’usage des TIC.
D’autres auteurs analysent l’avènement des discours de sobriété numérique dans le champ de la transition écologique comme « l’émergence d’un nouveau modèle normatif » (Hoang, Mellot & Prodhomme, 2022) qui viendrait bouleverser voire supplanter les formules et programmes classiques de développement durable. Hoang, Mellot & Prodhomme (2022) affirment ainsi que « l’émergence du modèle normatif de la sobriété numérique, issue du rapport du think tank The Shift project publié en 2018, contribue à réorienter l’action publique et son modèle de transition numérique désormais voué à converger avec la question écologique » (p. 17). Cette norme de sobriété numérique est donc désormais prise en charge politiquement, et apparaît dans des « énoncés d’Etat » émanant de la commission sénatoriale de l’aménagement du territoire et du développement durable et du Conseil national du numérique (ibid).
Nous allons alors aborder la dernière partie de cet article à propos de l’inscription officielle de la sobriété numérique dans les politiques territoriales de transition écologique. Institutionnalisée depuis maintenant un an avec la parution d’un texte de loi en novembre 2021, elle fixe désormais comme obligation pour les politiques locales de transition énergétique et écologique l’atteinte d’objectifs de responsabilité et de sobriété numériques.
III. Sobriété numérique, attractivité, durabilité et gouvernance territoriales : quel « horizon » ?
Les politiques de transition énergétique intègrent désormais des objectifs de réduction de l’empreinte environnementale du numérique. Ces derniers sont inscrits dans la législation française depuis le 16 novembre 2021, et la loi Reen [7] enjoint désormais les collectivités territoriales à concilier transitions numérique et écologique, ce qui se traduit pour elles par l’introduction de démarches d’écoresponsabilité numérique dans le développement des services publics. Dès 2023, les communes et intercommunalités de plus de 50 000 habitants [8] ont ainsi pour tâche de répertorier les acteurs concernés et de dresser un bilan environnemental du numérique sur leur territoire, afin de leur permettre de déployer à terme une stratégie numérique responsable ou de sobriété numérique [9]. Cette dernière s’appuie sur une série de mesures, fixant par décret, pour 2025, les objectifs d’application de « la commande publique locale et durable, dans une démarche de réemploi, de réparation et de lutte contre l’obsolescence ; la gestion durable et de proximité du cycle de vie du matériel informatique, l’éco-conception des sites et services numériques, la sensibilisation des élus, agents publics et citoyens de l’impact environnemental du numérique » [10]. Ce cadre législatif encourage de surcroît ces collectivités à opter pour « une démarche de territoire connecté et durable en lien avec une démarche d'ouverture et de valorisation des données, en s’appuyant le cas échéant sur les « appels à projets territoires intelligents et durables (TID) » [11] lancés par la Banque des Territoires.
L’adoption de plus en plus fréquente de la terminologie de la sobriété, et son synonyme, la frugalité, est un fait marquant des textes et programmes officiels les plus récents relatifs aux stratégies nationales de durabilité territoriale, notamment celles arrimées aux dispositifs d’intelligence artificielle (IA). L’appel à projet TID du 14 septembre 2022 par exemple met ainsi à l’honneur l’« intelligence artificielle frugale au service des objectifs de décarbonation et de transition énergétique des territoires ». Le Labo Société Numérique, dispositif du Programme Société Numérique de l'Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, insiste pour sa part sur l’importance de poursuivre les engagements en matière de sobriété numérique dans le socle d’« objectifs communs des territoires intelligents » [12].
A noter également dans le cadre de notre réflexion ici que ces nouvelles stratégies de durabilité territoriale axées sur des pratiques de responsabilité, sobriété ou frugalité numérique se déploient dans un contexte où depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, la gouvernance territoriale implique un « mode d’organisation et de gestion territoriale » qui désormais convoque « l’implication croissante des acteurs
locaux - privés, publics, associatifs - dans les dynamiques de développement, dans leur capacité à se mobiliser et à se prendre en charge » (Leloup, Moyart & Pecqueur, 2005, p. 322).
La gouvernance territoriale de responsabilité et de sobriété numériques n’échappe donc pas à cette dynamique. C’est aussi dans ce contexte que la loi Reen devra s’appliquer dans les mois qui viennent pour les collectivités territoriales. Quel « horizon » alors se dessine quant aux nouvelles attentes, nouveaux espoirs de convergence entre durabilité et attractivité territoriales à l’ère de cette nouvelle norme de sobriété numérique, de cet « hyperbien écologique » contemporain (Hoang, Mellot & Prodhomme, 2022) ?
Qu’en disent les acteurs de terrain eux-mêmes ? Une consultation rapide de quelques déclarations publiques récentes paraissant dans la presse professionnelle peut fournir ici quelques indications éclairantes. Dans un article paru le 5 octobre 2022 sur le site de la Revue Fiduciaire, intitulé « Sobriété, durabilité, transition numérique et attractivité sont les défis actuels des experts-comptables » [13], il est question du rôle qui est désormais dévolu à ces professionnels du secteur des activités comptables dans les stratégies de durabilité environnementale et d’attractivité territoriale. On peut y lire que « Jean-Marc Jancovici, créateur du Bilan Carbone, a d'ailleurs souligné, au terme de son exposé sur les différents scénarii du changement climatique, le rôle primordial des experts-comptables dans l’acculturation des entreprises à la sobriété, notamment via la formation et les missions à mener en matière de Bilan Carbone. » Ces professionnels sont ainsi promus au rang d’ambassadeurs de la sobriété numérique auprès de leur propre profession mais aussi auprès d’autres acteurs professionnels du tissu économique local, là où ils exercent : « Le président de l’Ordre des experts-comptables, Lionel Canesi, a réaffirmé la légitimité des experts-comptables à s’exprimer sur les mutations sociétales et la durabilité (…). Pour ce faire, ils devront : aider les entreprises à prendre conscience de leur impact environnemental (…) ; les accompagner dans le diagnostic et l’audit de leurs outils de production ; les inciter à l’action grâce à des dispositifs d'incitation fiscale vertueux (…). »
La gouvernance territoriale de la sobriété numérique obéit donc bien à ce que Leloup, Moyart & Pecqueur (2005) désignent comme une « forme particulière de gouvernance (qui) sous-tend une proximité multiple puisqu’elle combine proximité géographique et proximité organisationnelle et institutionnelle des acteurs » (p. 330).
La loi Reen et sa mise en application dans le cadre de cette forme particulière de gouvernance territoriale débouchera-t-elle sur une nouvelle « utopie concrète » des discours et pratiques de sobriété numérique ? Il est toutefois à noter que les nouveaux discours normatifs de sobriété numérique empruntent déjà les mêmes tâtonnements, se heurtent d’emblée aux mêmes ambiguïtés et aux mêmes défis conceptuels, méthodologiques et pratiques que ceux de développement durable, ce quelle que soit l’échelle territoriale où ils se déploient, face à l’ampleur des enjeux écologiques et environnementaux contemporains.
Conclusion
Au terme de cette revue de la littérature relative au glissement sémantique de la durabilité à la sobriété dans le champ de la gouvernance et de l'attractivité territoriales, nous conclurons sur les propos d’auteurs qui en sciences de l’information et de la communication pointent l’intérêt voire l’impérieuse nécessité pour la discipline de porter un regard plus distancié et plus critique sur le déploiement de la société numérique.
Bernard (2018) par exemple déplore qu’en sciences de l’information et de la communication, la question des humanités numériques domine la discipline au point d’avoir retardé depuis une trentaine d’années les discussions qui ont cours dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales sur les « humanités environnementales » (p. 31) au sein des débats sur l’anthropocène. Néanmoins, des travaux et réflexions critiques émergent désormais en information-communication pour aborder ces controverses sur les défis et les enjeux du numérique, notamment à l'aune des problématiques de durabilité environnementale.
Et en guise de conclusion sur ces problématiques émergentes en sciences de l’information et de la communication, nous emprunterons à George (2014) cette dernière citation : « Pourtant, tant les stratégies industrielles que les pratiques culturelles mobilisant des TIC constituent des sources de pollution considérables (…) Il serait donc d’autant plus judicieux d’élargir la pensée critique consacrée aux TIC à cette question environnementale ».
Notes
[1] Voir dans l’article du Monde Diplomatique, « Manière de Voir » #167, octobre-novembre 2019, « En 1972, l’avertissement du Club de Rome » : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/167/DESCAMPS/60401
[2] https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c1644
[3] https://www.vie-publique.fr/fiches/274930-quest-ce-que-lindice-de-developpement-humain-idh-et-autres-indices
[4] « Déployer la sobriété numérique », rapport du Shift Project d’octobre 2020. En ligne : https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2020/10/Deployer-la-sobriete-numerique_Rapport-complet_ShiftProject.pdf
[6] https://theshiftproject.org/
[7] Loi de Réduction de l'Empreinte Environnementale du Numérique : https://www.vie-publique.fr/loi/278056-loi-15-novembre2021-reen-reduire-empreinte-environnementale-du-numerique
[8] Communes de plus de 50 000 habitants : https://parolesdelus.com/actualites/citoyen-et-societe/environnement/loi-reen-une-strategie-numerique-responsable-avant-2023-pour-les-communes-de-plus-de-50-000-habitants/
[9] « Les communes sommées d’adopter une stratégie de sobriété numérique », Acteurs publics, 22 août 2022 : https://acteurspublics.fr/articles/les-communes-sommees-dadopter-une-strategie-de-sobriete-numerique
[10] « Les implications de la loi REEN pour les collectivités territoriales », Caroline Xu - Conseillère coordination des programmes numériques à l’ANCT : https://ecoresponsable.numerique.gouv.fr/publications/videos-vers-un-numerique-ecoresponsable/episode-9-loi-reen-et-collectivites-territoriales/
[11] Voir dans ce cadre le dernier appel à projet en cours (jusqu’au 7 novembre 2022) : https://www.banquedesterritoires.fr/territoires-intelligents-et-durables
[12] [Dossier] « Territoires "intelligents" : quels objectifs, quelles valeurs, quel cadre stratégique ? », 7 avril 2022 : https://labo.societenumerique.gouv.fr/fr/articles/dossier-territoires-intelligents-quels-objectifs-quelles-valeurs-quel-cadre-stratégique/
[13] https://www.revue-fiduciaire.com/actualite/article/sobriete-durabilite-transition-numeri que-et-attractivite-sont-les-defis-actuels-des-experts-comptables
Bibliographie
Bernard, F. (2018). Les SIC et l’« anthropocène » : une rencontre épistémique contre nature ? Les Cahiers du numérique, 14, 31-66. Disponible à : https://www.cairn.info/revue--2018-2-page-31.htm
Berthoud, F. (2017). Numérique et écologie. Annales des Mines - Responsabilité et environnement, 87(3), 72‑75. doi: 10.3917/re1.087.0072
Bertrand, F. et Richard, E. (2014). L'action des collectivités territoriales face au « problème climat » en France : une caractérisation par les politiques environnementales. Natures Sciences Sociétés, 22, 195-203. doi: 10.1051/nss/2014036
Bérubé, I. (2017). Extraction de métaux pour les nouvelles technologies, biodiversité et justice environnementale. Essai présenté au Centre universitaire de formation en environnement et développement durable en vue de l’obtention du grade de maître en environnement (M. Env.), Maîtrise en environnement université de Sherbrooke. Disponible à : https://savoirs.usherbrooke.ca/handle/11143/9894
Bihouix, P. (2017). Le mythe de la technologie salvatrice. Esprit, Mars-Avril (3‑4), 98‑106. doi: 10.3917/espri.1703.0098
Bonnet, E., Landivar, D., Monnin, A. (2021). Qu’est-ce que la redirection écologique ? Horizons Publics. Hors-Série Printemps 2021. Disponible à : https://www.horizonspublics.fr/environnement/quest-ce-que-la-redirection-ecologique
Bordage, F. (2019). Sobriété numérique. Les clés pour agir, Paris : Buchet-Chastel, 2019.
Chailleux, S. et Hourcade, R. (2021). Introduction. Politiques locales de l’énergie : un renouveau sous contraintes. Natures Sciences Sociétés, 29(1), 3-12. doi: 10.1051/nss/2021018
Chen, C. (2021). « Immatérielle », l’expansion mondiale des TIC ? Trad. fr. d’une version réduite d’un article paru dans Communication, Capitalism and Critique, 14 (1), 2016, sous le titre The Materialist Circuits and the Quest for Environmental Justice in ICT’s Global Expansion. Disponible à : https://www.cetri.be/Immaterielle-l-expansion-mondiale-5285#nb1
Defontaine, G. (2020). La sobriété : indispensable à une transition réussie ? Regards croisés sur l'économie, 26, 153-160. doi: 10.3917/rce.026.0153
Flipo, F. (2017). Peut-on croire aux TIC « vertes » ? Annales des Mines - Responsabilité et environnement, 87, 105-107. doi: 10.3917/re1.087.0105
Flipo, F. (2020). L’impératif de la sobriété numérique : L’enjeu des modes de vie. Paris : Éditions Matériologiques, 2020.
Flipo, F., Deltour, F. et Dobré, M. (2016). Les technologies de l’information à l’épreuve du développement durable. Natures Sciences Sociétés, 24, 36-47. doi: 10.1051/nss/2016007
Fontanel, J. (2021). Les “ terres rares”, au cœur des conflits économico-politiques de demain. Disponible à : https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-03092621/document
George, E. (2014). Quelles perspectives critiques pour aborder les TIC ? tic&société, 8(1-2). doi: 10.4000/ticetsociete.1365
Hoang, A., Mellot, S. et Prodhomme, M. (2022). Le numérique à l’épreuve de l’écologie. Interfaces numériques, 11(1). doi: 10.25965/interfaces-numeriques.4805
Leloup, F., Moyart, L. et Pecqueur, B. (2005). La gouvernance territoriale comme nouveau mode de coordination territoriale ? Géographie, économie, société, 7, 321-332. Disponible à : https://ges.revuesonline.com/gratuit/GES_7_4_03_Leloup.pdf
Longaretti, P.-Y. et Berthoud, F. (2021). Le numérique, espoir pour la transition écologique ? L’Économie politique, 90(2), 8‑22. Disponible à : https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2021-2-page-8.htm
Mallowan M. et Marcon C. (2019). Chapitre 3. L’utopie de discours non utopique sur l’information et la communication durable. In : Mallowan, M., Marcon C., Information et communication durables. Utopies, discours et pratiques. Londres, ISTE Éditions Ltd, 59-78.
Maresca, B. et Dujin, A. (2014). La transition énergétique à l'épreuve du mode de vie. Flux, 96, 10-23. doi: 10.3917/flux.096.0010
Musson, A. (2010). Revue de littérature sur les indicateurs d'attractivité et de développement durable : Vers un indicateur d'attractivité durable. Géographie, économie, société, 12, 181-223. Disponible à : https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2010-2-page-181.htm
Olszak, E. (2010). Développement durable et attractivité des territoires dans l'Union Européenne, opposition ou convergence ? Géographie, économie, société, 12, 279-305. Disponible à : https://www.cairn.info/revue-geographie-economie-societe-2010-3-page-279.htm
Partidário, M. et Sheate, W. (2013). Durabilité et évaluation environnementale stratégique : fusions théoriques et interdisciplinarité. In : Vivien, F-D., Lepart, J., Marty, P. (dir), L’évaluation de la durabilité. Versailles : Éditions Quæ, 191-213. doi: 10.3917/quae.vivie.2013.01.0191
Pautard, E. (2007). Vers une gouvernance électrique territoriale. Enjeux des incitations à la sobriété énergétique. Les Annales de la recherche urbaine, 103, La ville dans la transition énergétique, 120-127. doi: 10.3406/aru.2007.2721
Pitron, G. (2018). La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique. Paris : Les Liens qui Libèrent, 2018.
Pitron, G. (2021). L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like. Paris : Les Liens qui Libèrent, 2021.
Planque, A. (2010). La formule “développement durable” : un opérateur de neutralisation de la conflictualité. Langage et société, 134, 5-29. doi: 10.3917/ls.134.0005
Rodhain, F. et Fallery, B. (2010). Après la prise de conscience écologique, les T.I.C. en quête de responsabilité sociale. 15 ème Congrès de l’AIM, 2010, La Rochelle, France, 1-28. Disponible à : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00821450/document
Rodhain, A., Rodhain, F., Fallery, B. et Galy, J. (2017). TIC et/ou développement durable : le paradoxe écologique vécu par les utilisateurs. Annales des Mines - Gérer et comprendre, 128, 48-61. doi: 10.3917/geco1.128.0048
Theys, J. (2014). Le développement durable face à sa crise : un concept menacé, sous exploité ou dépassé. Développement durable et territoires, 5(1). doi: 10.4000/developpementdurable.10196
Veltz, P. (2021). L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile. Paris : Seuil, 2021.
Veltz, P. (2022). Bifurcation écologique et économie désirable. Futuribles, 447, 5-20. doi: 10.3917/futur.447.0005
Villalba, B. (2016). Sobriété : ce que les pauvres ont à nous dire. Projet, 350(1), 39‑49. doi: 10.3917/pro.350.0039
Zeller, L.M. et Alidra, W. (2019). Terres rares : des enjeux de la transition énergétique aux enjeux géopolitiques. Les publications des jeunes IHEDN. Disponible à : https://jeunes-ihedn.org/wp-content/uploads/2019/10/Terres-rares.pdf