N°13 / Intelligence(s) artificielle(s) générative(s) et créativité(s) : Stratégies, Pratiques et Usages. Transformations? Ruptures? (Dis)Continuités?

Introduction

Intelligence(s) artificielle(s) générative(s) et Créativité(s) : Stratégies, Pratiques et Usages

Hans Dillaerts, Maher Slouma

Résumé

Ce numéro rassemble une sélection des meilleures contributions reçues lors du colloque COSSI 2024 et comprend six articles en tout. Les travaux présentés mobilisent divers cadres conceptuels et angles d'études en lien avec l’appel à communication, notamment l’analyse des discours et des représentations, l’étude des pratiques informationnelles et communicationnelles, l’examen des dispositifs socio-techniques, ainsi que la promotion de l’esprit critique.

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Le développement actuel de l’intelligence artificielle générative (IAG) et son émergence, notablement depuis près d’un an dans les pratiques informationnelles et professionnelles, suscite de nombreuses questions au sein des différentes composantes de la société. Tous les secteurs d’activité semblent désormais être concernés par l’usage de cette technologie. Deux dimensions interrogent, souvent rappelées dans les définitions et les représentations véhiculées sur l’intelligence artificielle, la dimension d’assistance à l’être humain dans l’accomplissement de tâches quotidiennes y compris intellectuelles sans pour autant le remplacer (Julia, 2019), et la dimension créative et l’empowerment de nos facultés cognitives, en particulier le raisonnement, le calcul, la perception, la mémorisation, voire même la découverte scientifique ou la créativité artistique (Ganascia, 2017).

L’UNESCO (2023), s’est penché sur ses usages en éducation et en recherche, en insistant sur l'impossibilité de l’IA, bien que productrice de nouveaux contenus, de générer de nouvelles idées ou solutions aux défis du monde réel.

Ce qui questionne toutefois dans l’IA générative, qui nous intéresse principalement dans cet appel, c’est bien la fiabilité des résultats ainsi que le crédit et la confiance qu’on peut accorder aux contenus générés. Comment sont générés les résultats, selon quelles sources, etc. ? Ces problèmes sont d’ailleurs soulevés par les fondateurs des principales IA génératives comme OpenAI[1] qui rappellent la nécessité de vérifier les résultats de l’IA en les croisant avec des sources fiables.

L’ensemble de ces questionnements sont à l’origine de l’intérêt grandissant dans les médias, et dans l’espace public au sens large, suscitant des débats et controverses multiples qui trouvent leurs racines dans la cybernétique d’après-guerre (Petit, 2021). Le manque de régulation, pour l'instant, alimente ces controverses et laisse la place à des discours divers et variés souvent marqués par une forte dimension idéologique, donnant lieu ainsi à des développements parfois contestés.

Le champ de l’IA est donc un champ sémantique mouvant dont les périmètres et les contours ne sont pas encore bien définis ce qui alimente d’ailleurs aujourd’hui les débats qu’on peut entendre dans les médias et les communautés scientifiques, toutes disciplines confondues.

Des chercheurs et chercheuses de plusieurs disciplines travaillent sur ce sujet. Les parutions et les manifestations scientifiques en ce sens se sont multipliées, y compris dans le champ des SIC où plusieurs revues ont publié ces dernières années des numéros thématiques consacrés aux questionnements liés à l’IA. Citons les interrogations sur les changements de paradigme dans les pratiques professionnelles et plus largement des organisations (Alcantara, Charest et Lavigne, 2020), les transformations des pratiques professionnelles dans le domaine de l’information et de la documentation (Chartron, Raulin, 2022), les enjeux de régulation de l’IA (Benbouzid, Cardon, 2022), l’appropriation des innovations technologiques, les enjeux socio-politiques de l’IA et l’innovation sociale (Kiyindou, Damome, Akam, 2020, 2021, 2022).

Dans la tradition de la revue COSSI, l’appel à communication lancé en 2023 encourageait le dialogue entre les disciplines de Sciences Humaines et Sociales sur ces questionnements tout en privilégiant toutefois une grille de lecture info-communicationnelle. « L’approche info-communicationnelle présente en effet l’intérêt de prendre en compte « production » et « diffusion », amont et aval, dans une dynamique où la modification de l’un entraîne des effets, voire des modifications de l’autre » (Boukacem-Zeghmouri, Dillaerts, 2018).

Objectifs initiaux de l’appel

En lien avec ce que nous avons évoqué précédemment, nous souhaitons proposer de nouvelles lectures et analyses des débats en cours sur l’IA générative à travers le prisme des SIC et avec une perspective large (objets d’études, terrains, méthodologies).

Les propositions peuvent s’inscrire dans l’un des trois niveaux d’analyses suivants : le niveau macro permettant de s’intéresser aux modèles socio-économiques des IA génératives, le niveau méso avec une focalisation sur les stratégies des acteurs, l’économie de l’information, etc. et le niveau micro qui vise particulièrement les usages et la créativité dans différents domaines. 

En ce sens, la grille d’analyse des médias proposée par Lafon (2019) est un point d’entrée intéressant. En s'appuyant sur cette dernière, cet appel propose donc cinq axes de réflexion inspirés du modèle de Lafon (2019), à savoir :

1) Les modèles socio-économiques des IA génératives

2) Les discours accompagnant les développements des IA génératives, à savoir les approches socio-discursives, les analyses sémiotiques et les analyses de contenus. L’analyse de l’approche conversationnelle des IA génératives est également intéressante à étudier.

3) Les rôles joués par les institutions dans les régulations normatives et non normatives des développements de l’IA générative dans des dimensions à la fois socio-politiques (et juridiques) et socio-historiques.

4) Les approches sociologiques et ethnographiques des acteurs de l’IA générative : concepteurs, usagers, acteurs politiques, communautés de pratiques, etc.

5) Approches socio-techniques, analyse des dispositifs médiatiques et communicationnels en rapport avec l’IA. « Les médias mobilisent en effet nécessairement tout un appareillage technique – instruments de codage, réseaux, terminaux, sans oublier les langages et algorithmes – qui doit être entendu comme un dispositif sociotechnique. Le développement et l’utilisation de ces techniques médiatiques dépendent en effet de pratiques et stratégies sociales : le contexte social est déterminant pour analyser cette dimension technique des médias » (Lafon, 2019).

Outre ces axes et ces questionnements, cet appel à communication vise également à interroger les différents usages de l’IA générative (dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la communication, du service public, etc.), les stratégies des acteurs concernés, la dimension créative, le rôle de l’IA générative dans les mutations de l’organisation du travail, la production artistique à l’aide de l’IA, etc.

Les contributions attendues doivent également prendre en compte une dimension d’analyse supplémentaire, celle du questionnement de la durabilité dans les pratiques, les usages et les représentations étudiés. Nous entendons par durabilité, la capacité qui permettraient ces IA génératives à répondre aux besoins actuels des usagers sans mettre en danger leur processus d’appropriation et de création des connaissances, leur esprit critique et leur réflexivité.

Cette prise en compte de la notion de durabilité a donc ici encore la vocation d’ouvrir les débats pluridisciplinaires.

Présentation des articles retenus

Les réflexions proposées par Ines Garmon, Fabienne Martin-Juchat, Grégoire Besson et Iana Antonova ont émergé dans le cadre d’un projet de recherche interdisciplinaire (le projet ANR MeetUX) rassemblant une communauté de chercheurs issus des sciences de l’information et de la communication les sciences économiques, les sciences de gestion et l’informatique. L’article s’attache plus précisément à analyser les enjeux sémio et sociotechniques des IAG et plus précisément leur capacité à représenter des émotions.

Avec une approche qui se veut à la fois expérientielle et critique, deux IAG (DALLE-E et MidJourney) ont été testées en mobilisant des “prompts affectifs”. Les auteurs montrent à quel point les biais culturels et les stéréotypes sont présents dans les représentations émotionnelles de ces dispositifs socio-techniques ce qui les amènent à développer une réflexion critique sur les acteurs des IAG et les usages qui en sont faits.

De son côté, l’article de Sandra Mellot et Alexis Venet s’attache à analyser, quant à lui, les représentations des IAG dans le cinéma et les médias à travers l’étude d’un corpus constitué d’une analyse des discours médiatiques et des œuvres cinématographiques en s’appuyant sur une démarche sémio-pragmatique. Les auteur.ices analysent les espaces de tension résultant d’une part de la fascination technologique (prouesses technologiques) et de l’autre les inquiétudes sociétales et économiques (remplacement de l’Homme par la machine) qui peuvent potentiellement en découler. L’article démontre également l’influence du discours médiatique dans la confrontation de ces points de vue.

La question des représentations des IAG est également soulevée par Vincent Bullich dans un secteur dans lequel la créativité constitue par essence la matière première, l’industrie de la mode et du textile. En s’appuyant sur une démarche qualitative combinant entretiens, observations et recherches documentaires, l’auteur s’attache plus précisément à analyser les discours des promoteurs et concepteurs des DIAG (dispositifs d'intelligence artificielle générative) en mettant en exergue les tensions existantes entre les innovations technologiques et les valeurs traditionnelles de la mode. L’apport de cette étude est multiple. Elle nous permet tout d’abord de comprendre les modalités d’interaction entre les professionnels du secteur technologique et ceux issus de l’industrie de la mode et du textile. Puis, elle nous permet de mieux appréhender les stratégies discursives et marketing des acteurs concepteurs des DIAG dans la filière de la mode et du textile.

Dans un contexte académique et universitaire, l’article de Stéphanie Marty et Katia Vazquez questionne quant à lui les enjeux liés à l’intégration des IAG dans l’enseignement supérieur. Cette étude s’intéresse aux perceptions que les étudiants peuvent en avoir ainsi que les défis pédagogiques qui sont soulevés par les (non) usages de ces outils en question. L’étude menée est basée sur une méthodologie mixte combinant un recueil de données quantitatif et une approche qualitative. Les apports de l’étude sont multiples. Les résultats permettent en effet (1) de mieux appréhender les pratiques, les représentations et les attitudes des étudiants ; (2) à formaliser des profils étudiants (les étudiants “réfractaires”, “en fracture”, “désorientés”, ou “techno-délégateurs”). L’analyse proposée offre ainsi une grille de lecture pour les enseignants souhaitant intégrer les outils IAG dans leurs pratiques pédagogiques. 

Dans le prolongement du texte précédent mais avec un angle d’étude différent, l’article de Zeller et Chevry aborde également les usages des IAG dans un contexte universitaire. Les auteurs s’appuient sur une double perspective, celle des étudiants et celle des professionnels des bibliothèques. L’étude réalisée mobilise une méthodologie mixte combinant des méthodes de learning analytics pour comprendre les usages des étudiants, et des entretiens semi-directifs avec les professionnels des bibliothèques pour mieux appréhender et identifier les enjeux autour de leurs pratiques professionnelles face aux nouveaux besoins émergents. En ce qui concerne tout d’abord l’usage des IAG par les étudiants, l'étude révèle qu'ils utilisent encore majoritairement des moteurs de recherche classiques pour la recherche d’information, mais en recourant de plus en plus aux IAG pour obtenir des résultats plus synthétiques et immédiats. Du côté des bibliothèques, les professionnels constatent l'émergence de nouvelles pratiques informationnelles auxquelles, ils ne sont pas encore tout à fait préparés. Ils perçoivent plusieurs risques associés à l'usage des IAG, tels que le manque d'esprit critique face aux résultats générés, une perte de rigueur méthodologique et l'illusion de simplicité et de gain de temps que ces outils procurent.

Enfin, l’article proposé par Adeline Segui examine les pratiques et représentations juvéniles des IAG dans le contexte scolaire. L’étude réalisée s’appuie sur une démarche qualitative à base d’entretiens semi-directifs auprès de 50 élèves issus de cinq établissements différents dans l’académie de Bordeaux. Les résultats s'articulent autour de trois axes : (1) les perceptions des IAG comme une utopie technologique, (2) les craintes et risques perçus, et (3) les usages paradoxaux, notamment en lien avec les discours scolaires sur la triche. Ces axes révèlent une tension entre l'attraction pour les IAG en tant qu'outils puissants et les injonctions normatives qui en limitent l'usage. En guise de conclusion, l’autrice insiste sur le nécessaire développement d’une "littératie algorithmique" pour mieux intégrer les IAG dans les apprentissages.

Remerciements

Nos remerciements vont aux auteur.es, ainsi qu’aux membres du comité de lecture qui ont participé à l’évaluation des textes, sans qui ce numéro thématique n’aurait pas pu voir le jour, à savoir :

Inge Albert, professeur adjoint, Faculté des arts, University of Ottawa

Nicole Boubée, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Toulouse – Jean Jaurès, LERASS

Jean-François Cerisier, professeur des Universités en sciences de l’information et de la communication, université de Poitiers, Techné

Christine Chevret-Castellani, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Sorbonne Paris Nord, LabSic

Emmanuelle Chevry-Pebayle, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université de Strasbourg, LISEC

Caroline Courbières, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Toulouse - Paul Sabatier, LERASS

Hans Dillaerts, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS

Sarah Labelle, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS

Muriel Lefebre, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Toulouse Jean-Jaurès, LERASS

Anne Lehmans, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Bordeaux, MICA

Vincent Liquète, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Bordeaux, MICA

Christian Marcon, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, université de Poitiers, CEREGE

Patrick Mpondo-Dicka, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Toulouse Jean-Jaures, LERASS

Céline Paganelli, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS

Emilie Remond, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université de Poitiers, Techné

Eva Sandri, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS

Maher Slouma, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Toulouse - Paul Sabatier, LERASS

Florence Thiault, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Rennes 2, PREFICS

Marcin Trzmielewski, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LERASS

Lise Verlaet, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, université Paul-Valéry Montpellier 3, LHUMAIN

Bibliographie

Benzoubid Bilel, Cardon Dominique (dir) (2022).« Contrôler l’intelligence artificielle ? » Réseaux, 2022, (N° 232-233)

Chartron Ghislaine, Raulin Antoine (dir.) (2002), « L’intelligence artificielle” I2D - Information, données & documents, 2022/1 (n° 1)

Boukacem-Zeghmouri Chérifa et Dillaerts Hans, « Information scientifique et diffusion des savoirs : entre fragmentations et intermédiaires », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 15 | 2018,

Ganascia, Jean-Gabriel. (2017). Définition. Dans : , J. Ganascia, Intelligence artificielle: Vers une domination programmée ? (pp. 9-10). Paris: Le Cavalier Bleu.

Julia, Luc. (2019). L’intelligence artificielle n’existe pas. First.

Kiyindou Alain, Damome Etienne, Noble Akam Noble Noble (dir.) (2020), « Robotique avancée, intelligence artificielle et développement », Communication, technologies et développement, 8 | 2020

Kiyindou Alain, Damome Etienne, Noble Akam Noble (dir.) (2021), « Intelligence artificielle, pratiques sociales et politiques publiques », Communication, technologies et développement, 10 | 2021

Kiyindou Alain, Damome Etienne, Noble Akam Noble (dir.) (2022), « Intelligence artificielle et innovation sociale”, Communication, technologies et développement, 11 | 2022

Petit Laurent (2021), « Les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences de l’information et de la communication (SIC) aux défis de l’IA », Communication, technologies et développement, 10 | 2021

Lafon Benoît (2019). « Introduction. Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse », In : Benoît Lafon éd., Médias et médiatisation. Analyser les médias imprimés, audiovisuels, numériques. Presses universitaires de Grenoble, 2019, pp. 7-16.

Liquète Vincent (2013). « Préserver la durabilité des pratiques informationnelles des acteurs de l’architecture éco-constructive : des pratiques informationnelles à une mémoire collective de travail. » Revue de l’Université de Moncton, volume 44, number 1, 2013, p. 67–86.

Alcantara Christophe, Charest Francine et Lavigne Alain (dir.). « Intelligence artificielle et communication des organisations », Communication & management, vol. 17, no. 2, 2020

UNESCO (2023). « Guidance for generative AI in education and research » 44 p.  https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000386693

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