Abstract : Since the early 1990’s, the French school librarians have gradually established their profession, obtaining initially CAPES of documentation, then gradually entering projects and educational devices. A significant portion of this professional identity building was built echoing the person on the Other, the Other as a teacher of discipline or the Other as users. These design elements of otherness will be presented and analyzed.
Keywords : Professional identity, teacher librarian, users, resource center and information, otherness of users
INTRODUCTION : L'ALTERITE COMME ELEMENT COMPOSANT DE LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITE PROFESSIONNELLE
L'identité des professionnels de la documentation scolaire a été abordée ces dernières années, depuis le début des années 1990, sous des angles extrêmement riches et variés. D’autant plus que l’on ne peut définir avec précision l’identité collective des documentalistes scolaires tant le groupe est polymorphe, dépourvu de valeurs et de normes communes, soulignait dès 2005, Christel Candalot dit Casaurang. Cependant, par le biais de la certification professionnelle via la création puis la mise en œuvre du Capes de sciences et de techniques documentaires (Hedjerassi et Bazin, 2013) puis de la création d’une diplomation à part entière, avec la création d’un master MEEF (Métiers de l’Enseignement Et de la Formation) parcours Documentation, nous avons vu poindre un émiettement des conceptions de la réalité des pratiques professionnelles documentaires en contexte scolaire et en situation d’apprentissage et de formation des élèves-étudiants. Depuis ces années 1990, de nombreuses publications évoquent une profession qui se cherche, au regard notamment de la diversité des publics et de la représentation des usagers et de leurs supposés besoins d’information, par projection. Ces approches montrent progressivement qu’une part de l’identité se forge en écho aux représentations qu’ont les usagers de ces services et des démarches engagées. Au cours des quinze dernières années, nous vîmes apparaître de multiples approches, telle l’approche didactique, celle de l’éducation à / par le document, celle de la maîtrise de l’information ou de la recherche d’information. Une hypothèse a cependant moins été abordée dans les sphères scientifiques et professionnelles, nous semble-t-il, celle de la construction d'une identité professionnelle protéiforme notamment eu égard et en écho à la représentation qu’ont les professeurs documentalistes de l'Autre. En effet, il nous semble essentiel de s’enrichir des apports de ceux qui, dans différentes disciplines liées au champ des sciences humaines et sociales (SHS), interrogent la place de l'humain et plus précisément celle de sa singularité (Renucci, Le Blanc, Lepastier, 2014).
La notion d’altérité, dans la lignée d’Angelo Turco rappelle qu’il s’agit de considérer l ‘individu mais également sa réalité de référence (lieux, collectifs, activités…) pouvant être différent des conceptions projectives ou uniformisantes. Ainsi, la question de l’altérité revient à s’inscrire dans un espace intellectuel élargi, revenant à percevoir l’Autre dans toute sa complexité et au regard de son écologie et de son cadre de vie, de travail, d’études … Dans cette perspective, l’Autre peut-il être considéré comme un allier et un élément de coopération du professionnel, ou plutôt comme, un vecteur de conflit et de sources de dysfonctionnements, résistant aux normes et modalités fonctionnelles de ce même professionnel ? De plus, intégrer l’Autre avec ses différences, revient-il à apprendre à mieux se connaître soi-même et à agir sur la perception de sa propre activité ?
Ainsi, ces vingt-cinq dernières années ont vu éclore un ensemble de travaux de recherche, d’écrits scientifiques et de publications réflexives à visée professionnelle inscrits dans le champ de la documentation scolaire. Force est de constater que, progressivement, c’est un domaine scientifique qui se dessine (Delamotte, 2008[1]), qui tente à la fois de rendre visibles des pratiques professionnelles encore faiblement identifiées et très disparates, et de caractériser un cadre de pratiques professionnelles de référence tenant compte de la diversité des usages et de la variété des usagers (adolescents, jeunes adultes, enseignants). Dès lors, le périmètre de la documentation scolaire structure une représentation d’un métier en construction qui s’élabore entre une épistémologie en développement, avec des pratiques sociales de référence et des pratiques documentaires co-élaborées adossées à la maîtrise de techniques professionnelles.
1- UNE CONSTRUCTION PROFESSIONNELLE CENTREE SUR L'APPROCHE ORIENTEE USAGERS (A.O.U.)
Le contexte étudié de la documentation scolaire française
La documentation scolaire en France s’est organisée identitairement principalement autour de trois entités : d’une part, l’institutionnalisation d’un métier par la création du statut de professeur documentaliste possédant le Certificat d’Aptitude au Professorat de l’Enseignement du Second degré (CAPES) de Sciences et Techniques documentaires[2], certification nationale destinée à asseoir non seulement le métier mais également un ensemble de pratiques professionnelles de référence ; d’autre part, la création voire la réorganisation du métier autour d’un espace documentaire, dénommé le C.D.I. (pour centre de documentation et d’information) ayant pour fonction de fournir des documents et des accès à l’information et à la culture en lien avec les enseignements et les programmes scolaires disciplinaires ; enfin, la mise en œuvre d’un diplôme universitaire de type master (en 2 années après la licence) permettant d’acquérir une formation universitaire spécialisée tout en préparant le concours CAPES, à l’échelon régional. Ainsi, des universités proposant des cursus ou des parcours en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) ont pris en charge ces préparations au concours. La dernière cartographie présentant les offres de formation montrait une répartition relativement homogène des préparations sur l’ensemble du territoire. La durée moyenne de celles-ci est relativement courte, répartie les sept premiers mois du master fortement centrée sur l’acquisition de méthodes pour participer aux deux épreuves écrites (se déroulant en mars-avril de l’année universitaire) puis aux deux épreuves orales (en juin de la même année) où le master met l’accent pendant 2 mois et demi environ. Ces formations centrées sur l’acquisition de méthodes, visent également l’acquisition d’une culture scientifique de base dans les domaines des SIC, dans ceux des théories et méthodes d’apprentissage, tout comme l’appréhension de la connaissance du système éducatif français. Nous avions estimé dès 2006, à l’amorce de nos premiers travaux, le volume horaire annuel moyen de formation autour de 450 heures/année/étudiant (Liquète, 2006) pour l’année de Master 1. La seconde année dite de Master 2 est organisée selon un principe d’alternance, faisant que chaque documentaliste, lauréat de concours, est à mi-temps en charge d’un C.D.I. et des projets pédagogiques au quotidien, tout en assurant au cours de l’autre mi-temps son métier d’étudiant, devant suivre environ 250 heures de formation au cours de l’année, valider un mémoire de réflexion professionnelle et obtenir en fin d’année scolaire sa titularisation. A compter de cette seconde année, le rapport à l’usager, aux contraintes des lecteurs et à leur demande, tant à agir sur la conception même de l’identité professionnelle en construction.
La place de l’empirisme et de l’Autre pour construire son identité professionnelle
Dans le champ de la documentation scolaire, dépourvu de véritable programme d’enseignement, l’un des enjeux de l’approche épistémologique et pragmatique est notamment, pour le professeur documentaliste débutant, de se dégager d’une forme « d’empirisme naïf », reposant sur trois principes majeurs : l’idée de progression linéaire des apprentissages info-documentaires prenant partiellement appui sur des savoirs scientifiques en information-communication, l’approche positive des offres d’information et des développements technologiques, et l’intégration de formes d’orthodoxies que proposeraient le terrain et les praticiens. Or, ces derniers ont parfois tendance à gommer la diversité des interprétations des phénomènes informationnels et communicationnels pourtant complexes, multidimensionnels, convoquant une pluralité de facteurs explicatifs, afin de tenter de construire collégialement une identité commune idéalisée, faisant fi des contraintes et de la multiplicité des situations et des profils d’usagers. On peut en effet considérer que tout enseignant, en tant que médiateur des savoirs, qui s’engage dans le transfert de ceux-ci, doit avoir une connaissance minimale de l’histoire de sa discipline, être familiarisé aux principales études et recherches de son secteur, à la palette des méthodes scientifiques qui s’offrent à lui, tout en situant ses actes dans des registres réflexifs et évaluatifs. Ces diverses dimensions contribuent, selon nous, à sérier le champ d’expertise du professeur documentaliste. L’ensemble de ces domaines permet in fine de penser l’Autre, de le considérer dans sa complexité et diversité plutôt de l’imaginer comme unique avec des besoins proches les uns des autres. L’approche orientée usagers ayant eu la faiblesse au cours des années 1980 et début des années 1990 de laisser à penser que des besoins d’information génériques pouvaient être considérés et partagés de tous.
Une des difficultés des SIC, science de référence pour les métiers de l’information-documentation, est qu’elle est une science elle-même irriguée par de nombreuses épistémologies d’autres disciplines scientifiques (histoire, économie, sociologie,…) et que les logiques d’influence sont parfois difficiles à caractériser, rendant plus que jamais difficilement délimitable le champ couvert par celle-ci. Cette difficulté peut représenter un obstacle dans le processus de formation. Philippe Jonnaert[3] souligne en effet que la démarche de formation associe un processus d’apprentissage autour d’un paradigme épistémologique nouveau à une logique de développement personnel et professionnel.
Le poids de l’altérité pour approcher le monde de l’info-documentation
Nous proposons ainsi l’hypothèse selon laquelle le lien entre les faces du métier de professeur documentaliste (gestionnaire, médiateur, formateur) se noue, non seulement dans un processus de transfert de compétences et de connaissances régulièrement évalué au cours de la chaîne d’activités du professeur documentaliste, mais également dans un processus de construction collective de sens qui émerge de pratiques partagées adossées à la prise de conscience du besoin de connaissances en sciences de l’information et de la communication notamment et à la création d’un corpus documentaire. Les professionnels, dès lors, construisent un savoir de référence à partir des enseignements universitaires suivis mais également « indirectement » de leurs pairs, des usagers eux-mêmes via les modes collectifs d’organisation du travail engagé au sein des établissements scolaires (Chevallard, 2003).
Pour une approche orientée usagers repensée
Nous entendons donc par approche épistémologique, la relation que construit progressivement le professionnel aux savoirs de référence issus essentiellement des SIC dans notre cas, afin notamment, outre l’appropriation personnelle, d’envisager ultérieurement des modes de transfert et d’initiation des élèves à ces objets et questionnements scientifiques lors de situations d’enseignement et de formation. Certains travaux, ces dernières années, ont montré que les théories de l’information-communication étaient encore plutôt faiblement abordées au cours des années de formation professionnelle des professeurs documentalistes, voire même méconnues des professionnels en exercice (Blanquet, 2003). Plusieurs objets épistémiques fondamentaux restent encore délaissés, notamment ceux centrés sur la compréhension et la manière de considérer l’Autre dans ses besoins, ses capacités d’action et de réception des services et offres de formation qui lui sont alloués. L’usager est considéré selon un idéal type, selon des typologies de besoins et de comportements, qui laissent finalement peu de place à la considération de la singularité et de la complexité des pratiques et usages des individus.
Méthodes mise en œuvre
Pour se faire, nous avons procédé au cours de ces derniers mois à un ensemble d’observations de pratiques de documentalistes-stagiaires et de praticiens plus aguerris sur le terrain, à l’occasion de deux types de situations professionnelles, d’une part, dans le cadre de l’accompagnement et du pilotage de projets avec des enseignants de discipline et des élèves en situation de production et de recherche, soit en situation d’organisation de la gestion de l’information et des fonds documentaires, en vue de préparer ultérieurement des services et des séances de formation. Ces observations se centrent sur les conditions de transfert et les éléments de définition et/ou illustrations choisis par les enseignants-documentalistes pour initier et former à l’information-documentation. Les écrits professionnels de type préparation de séquences d’activités sont également alors considérés comme traces de la pratique professionnelle appréhendée, comme éléments illustratifs de la conception de l’Autre, à travers l’analyse de discours et le relevé des champs thématiques, sémantiques et lexicaux de l’écriture grâce à la lexicométrie notamment, ainsi que le repérage des stratégies discursives et des catégories signifiantes. A cela, des entretiens complémentaires d’explicitation ont été menés à la fin d’un cycle de formation engagée. Ainsi, comme l’évoque Raymond Bourdoncle (2000), les enjeux d’une construction identitaire professionnelle reposent sur les formations, les activités, mais également les perceptions des usagers et de leur relation aux savoirs. On notera que l’Autre revêt une grande importance dans l’organisation de l’activité du professionnel considéré, par démarches d’anticipation et de projection.
2- LA PLACE ET L'EVOLUTION DES USAGE(R)S AU SEIN DES C.D.I. : PLACE ACCORDEE A L'ALTERITE
Considérer l’altérité des usagers pour construire son identité professionnelle
Toute identité professionnelle en construction repose en partie sur la capacité de chaque professionnel à s’imaginer, l’usager, l’Autre dans sa part de besoin d’information, d’utilisations des espaces et des dispositifs, tout en prenant appui sur des compétences et des savoirs de référence. L’éclairage sémio-pragmatique, considérant initialement la réception par le public d’œuvres cinématographiques, suggère de dépasser la seule analyse des offres ou de la réception, pour interroger également les cheminements des acteurs récepteurs à travers leur propre parcours, leurs intentions et leurs modalités progressives de construction de sens. Cette approche assure ainsi une part de compréhension par la complexité de l’Autre avec ses différences, ses propres représentations et ses pratiques plus ou moins spontanées. Dès lors, un système d’information observé peut être appréhendé comme un ensemble de significations complexes articulant, organisant et stockant des ressources externes et des productions spécifiquement créées par les individus eux-mêmes : l’individu, novice et régulièrement non expert, indirectement agit sur le système d’information avec toutes ses différences et parfois maladresses. Le système d’information, tel un C.D.I., devient dès lors, non seulement un espace de partage et d’écriture de l’information, mais également une construction sociale reposant sur le sens prioritaire que lui accorde le groupe, agrégation d’individus où des différences entre eux sont plus ou moins marquées et identifiables. La posture du chercheur, tout comme celle du professionnel, s’en trouve alors revisitée, puisqu’il est appelé non seulement à analyser l’existant qui s’offre à lui, les documents produits par les groupes, mais également à prendre en considération le sens co-construit entre les individus. Dans la lignée des travaux en sémio-pragmatique de Roger Odin, on peut dire que le sens de l’individu se construit progressivement par chaque acteur et qu’il est le résultat d’une confrontation quasi permanente entre l’acteur et les membres du groupe auquel il appartient, en plus de son exposition aux environnements numériques de travail mis à sa disposition et aux formats de connaissance en circulation autour de lui qui déterminent en lui des modes de construction et d’appropriation des savoirs professionnels de référence (Desprès-Lonnet, Liquète, 2010). En retour, cet environnement technique et informationnel fait peser un ensemble de contraintes sur les acteurs, exerçant une forte influence sur les écrits produits et les modes de construction de savoirs engagés[4]. Les professionnels alors ne chercheraient pas seulement à proposer une offre de contenus et de services en phase à ses seules missions et besoins supposés de l’Autre, mais à intégrer la diversité des besoins, les contraintes de chaque usager, ainsi que ses difficultés.
3- RESULTATS ET TENDANCES : UNE ALTERITE QUADRI-POLAIRE
La base épistémologique de l’identité commune des professeurs documentalistes
La question du rapport du professeur-stagiaire et du professeur documentaliste aux notions et objets scientifiques émanant des SIC nous semble particulièrement centrale, car ces savoirs constituent la base de connaissances progressivement transférée et enseignée aux élèves, une part du socle commun de compétences des professionnels dans le cadre de projets et de séances mis en œuvre lors des premières expériences pédagogiques en établissement scolaire. Les références épistémologiques retenues non seulement fondent et encadrent les connaissances de l’étudiant, mais engagent également un ensemble d’activités professionnelles fondateur de l’identité. Lors de nos entretiens et de nos observations, rares ont été les professionnels et les professeurs stagiaires en mesure d’expliciter la syntaxe des théories de référence, alors même qu’ils voient dans les entrées pédagogiques autour des « notions info-documentaires » une possibilité de faire entrer la documentation dans la sphère des apprentissages de l’élève. Leurs réponses nous montrent de grandes difficultés à situer la nature exacte et la structure des concepts utilisés dans le secteur de l’information-documentation, notamment à l’occasion des premières mises en œuvre de l’éducation à l’information auprès d’élèves. La difficulté est d’autant plus grande qu’ils déclarent ne pas avoir les moyens ni la méthode pour caractériser les niveaux et types de connaissances info-documentaires des élèves et/ou collègues enseignants. On note également de réelles difficultés à hiérarchiser les concepts intégrateurs (Develay, 1992)/organisateurs (Barth, 2005) des seules notions périphériques voire secondaires pour permettre aux acteurs formés d’appréhender la question info-documentaire semble également leur poser soucis. Cette difficulté à organiser les réseaux heuristiques, à les hiérarchiser, entraîne un ensemble d’incohérences et des scénarisations pédagogiques incontrôlées, où par exemple, nous avons observé des activités mises en œuvre pour lesquelles l’entrée choisie pour un cycle d’enseignement débutait par un concept très spécifique sans véritable situation de celui-ci dans le réseau conceptuel hiérarchique, rendant difficile une progression ou une liaison possible avec d’autres enseignements passés ou à venir. Cette difficulté fondamentale est d’autant plus délicate qu’ils semblent ne pas envisager en plus les difficultés des usagers, élèves ou adultes. Leur capacité individuelle ou collective à recevoir ces approches n’est pas évoquée.
De plus, le registre des connaissances et les capacités des usagers à recevoir les travaux scientifiques, fondés sur la méthode et l’inscription dans un champ théorique de référence, et les discours plus ou moins réflexifs des praticiens documentalistes, ne sont pas évoqués. En effet, l’approche théorique de la connaissance en SIC, le statut des savoirs de référence et la délimitation du scientifique du non scientifique, posent de toute évidence encore de très grandes difficultés pour les étudiants et professionnels interrogés, rendant dès lors aléatoire la démarcation entre les approches scientifiques et non scientifiques. De plus, les capacités de jeunes à recevoir ces contenus, et les approches initiées, sont qu’exceptionnellement évoquées, comme si la capacité de l’Autre à recevoir les messages n’avait que guère d’importance aux yeux des professionnels. L’essentiel semblant être le fait que ces contenus soient abordés et traités plus que de s’assurer de son impact effectif sur les apprentissages.
Une certaine difficulté à imaginer l’Autre dans ses pratiques informationnelles
Un autre volet de la construction identitaire du professeur documentaliste concerne les difficultés à caractériser très concrètement les pratiques d’information et de documentation des usagers, notamment des jeunes, tout en cherchant à identifier et à comprendre celles moins formelles liées aux pratiques sociales ordinaires, mais efficaces dans la satisfaction qu’elles procurent au quotidien et structurantes en matière de sociabilité selon Tough (1979). Pour tenter de considérer l’autre en tant qu’usager devant faire face à ses besoins d’information, certains professionnels de la documentation interrogés tentent de mettre en œuvre un dispositif de veille auprès des principaux sites d’organismes, rendant public un ensemble de données liées aux pratiques d’information, de communication et de jeux (comme les observatoires d’usages, les instituts proposant des données métriques de l’information,…).
Ainsi, l’usager est très souvent défini comme centré sur la « recherche d’information » et en tentative de résolution de son « besoin d’information »; l’idée sous-jacente, en filigrane, étant que le professeur documentaliste renforcerait l’apprentissage méthodique de la recherche d’information et « stimulerait » (expression reprise par notre échantillon) les besoins d’information des usagers du CDI. Toutefois, ni la nature ni la constitution même du besoin, n’est articulée aux parcours de connaissances du sujet au cours de ses études et de ses pratiques sociales de référence.
De plus, la part accordée à l’expérience de l’usager reste faible dans les discours des professionnels interrogés ; alors même que l’ancrage pragmatique est revendiqué pour comprendre les activités dans le sens accordé par John Dewey à l’expérience. Pour Dewey, « chaque expérience tient ainsi la connaissance et son monde-objet en suspens, à l’intérieur d’elle-même, quelle que soit l’étendue de ce dernier »[5].
La réalité peut être considérée comme expérience, et dans cette perspective, l’activité pédagogique ne peut relever que d’une action sur le monde physique et social. C’est dans cette résolution pragmatique que se situe le discours de la grande majorité des professionnels, quelle que soit leur formation de base, spécialisée dans les sciences de l’information ou non.
Une autonomie informationnelle désincarnée
Autant dans le registre des discours et du langage professionnel commun la question de rendre l’autonomie des usagers est abordée et soulignée régulièrement, autant on note un décalage conséquent entre l’intention déclarée et les modalités de mise en œuvre afin de permettre et de renforcer cette autonomie vis-à-vis de l’information, de la recherche à la réécriture de l’information. Nous avons observé un ensemble de contradictions entre un objectif déclaré de construction de l’autonomie des élèves dans une perspective constructiviste et le repérage des pratiques engagées visant à gommer les aspérités de la réalité documentaire fondée sur la diversité des approches des usagers pour fournir au final des corpus de documents déjà constitués et sans risques de controverses, exposant des notions ou imposant des procédures. Les temps de recherche d’information, de tâtonnement, de questionnement documentaire sont souvent réduits à des temps courts et proposés en toute fin de séance. Les guides d’aide destinés aux usagers, par exemple, ne laissent pas de place à l’autonomie, aux essais erreurs ou à la découverte exploratoire des espaces, des dispositifs et des documents : in fine, les parcours des élèves sont souvent formatés et balisés. Les dimensions organisationnelles et méthodologiques de l’identification du contenu du travail sont donc survalorisées par rapport aux volets scientifique et épistémologique d’un rapport autonome et critique à l’information. L’autonomie concrètement visée est celle qui correspond au registre attendu du professionnel de la documentation, réduisant les temps clefs de construction des savoirs et des compétences et les approches centrées sur la singularité de chaque usager.
De l’accès à l’accessibilité de l’usager
Autour de la question de l’accessibilité, dimension centrale de l’A.O.U., l’usager est considéré, par représentation de l’activité, essentiellement comme ayant des besoins d’information que le système d’information de l’établissement et le C.D.I. doivent être en mesure d’assumer. Mais foncièrement, la dimension sociale et complexe de l’accessibilité n’est pas totalement prise en considération. En effet, dans l’approche sociologique et sociétale de l’accessibilité, elle signifie outre le fait de fournir des contenus et des services, de permettre aux professionnels, de la documentation dans notre cas, d’avoir conscience qu’il existe des besoins différents auxquels il est indispensable de répondre, en faisant le maximum d’efforts dans l’organisation et la gestion, pour répondre à ces besoins en s’appuyant sur les capacités physiques, cognitives, culturelles et économiques des utilisateurs, tout en mesurant de manière responsable l’incidence de ce que l’on créait, ou serions en mesure de créer dans le contexte documentaire.
Dès lors, l’accès attendu pour chaque usager, viserait à affirmer à chacun une place par inclusion dans le monde non seulement scolaire mais également social, d’atteindre une formation réussie au sens d’atteinte des objectifs initialement fixés au regard des contraintes, d’assurer à terme une insertion scolaire et/ou professionnelle, d’éviter toute forme de stigmatisation de la personne en tant qu’Autre, et de renforcer comme nous l’avons évoqué sa capacité d’autonomie dans un monde social protéiforme et complexe.
4- LE CROISEMENT DES APPROCHES DOCUMENTAIRES ACTUELLES : PRINCIPES PARADOXAUX ET CONCEPTIONS DE L'ALTERITE
Le croisement des approches actuelles, entre ceux qui revendiquent un modèle centré enseignement-didactique et ceux qui s’inscrivent plutôt autour de la question de la gestion de l’espace et des dispositifs documentaires, rend la question de l’altérité et de la conception de l’usager très émiettée autour de lectures et d’approches plurielles. Ce lien est d’autant plus complexe à nouer que des enjeux de légitimité s’y greffent : l’exigence de didactisation de la documentation pédagogique et de construction épistémologique du côté de nombreux formateurs/enseignants-chercheurs se heurte à l’évolution vers une technicisation et une diversification des tâches sur le terrain et à une conception managériale du métier portée par les instances d’inspection à travers la valorisation de la politique documentaire et la transformation des CDI en « learning centers » dans le cadrage institutionnel. Et le processus de didactisation reste complexe car il ne s’appuie pas toujours sur une discipline scolaire[6] de référence.
L’altérité au défi d’une posture professionnelle schizophrénique
Les principes pédagogiques à l’œuvre dans les constructions discursives observées sont de type syncrétique, puisqu’ils reposent sur l’association de principes a priori contradictoires : la référence permanente à des savoirs scientifiques stabilisés d’un côté, le constat partagé de la nécessité d’agir sur des pratiques et non de construire des savoirs scolaires de l’autre. Le lien entre les différentes facettes du métier, qui peuvent être analysées comme schizophréniques, se noue dans une construction pragmatique et partagée des références professionnelles.
Les entretiens témoignent d’une valorisation des approches scientifiques de l’information-communication, héritée de leur cursus et de lectures personnelles, pourtant non fermement identifiées, et d’une dichotomie entre le discours et la pratique. Toutes les pratiques professionnelles décrites, tant dans les entretiens que dans les écrits professionnels et les situations observés, montrent que ceux-ci sont très largement centrés sur les méthodes de travail et sur les activités, notamment de médiation, non sur les notions scientifiques dont l’exploitation avec les élèves est ressentie comme hasardeuse. L’usager, en tant qu’autre, n’est pas suffisamment considéré comme porteur d’une culture, d’expériences et de contraintes qui lui sont spécifiques, mais comme devant progressivement intégrer les codes, les règles et les usages attendus de l’institution scolaire et documentaire. A lui finalement de s’adapter aux espaces, aux dispositifs, aux ressources et aux méthodes qui lui sont distribuées et offertes.
Les situations de blocage observées ici peuvent s’expliquer par la schizophrénie de ce travail de construction didactique pour la représentation du métier : d’un côté, il sert à légitimer une place au sein des disciplines et une position au sein des équipes enseignantes, à l’échelle de l’établissement scolaire et à celle du système éducatif, d’un autre, il risque d’enfermer les professeurs documentalistes dans des positionnements professionnels qu’ils ne souhaitent finalement pas toujours tenir. L’enjeu de pouvoir est mis en balance avec l’enjeu de savoir. La disciplinarisation n’est donc pas un objectif souhaité par les professeurs documentalistes, qui préfèrent travailler en partenariat d’une part, sur la base d’activités concrètes d’autre part. Le refus de la disciplinarisation s’observe également dans la réflexion sur l’évaluation. Ils privilégient l’évaluation formative, ne revendiquent pas la possibilité de noter le travail des élèves, même s’ils restent attachés à la définition de critères d’évaluation propres à la documentation, dont l’élaboration permet une identification des notions info-documentaires, ou pour le moins des compétences spécifiques. Cette position est contradictoire par rapport aux exigences institutionnelles d’évaluation formalisée et généralisée des compétences dans une perspective de transformation du savoir en pouvoir.
5- POUR CONCLURE
L’approche par l’altérité, en tant que considération de l’Autre avec ses différences, ses contraintes et ses habitudes, permet d’interroger l’identité professionnelle du professionnel de la documentation et de sa considération de l’Autre dans sa propre construction et son positionnement professionnels. Les situations observées, tout comme les entretiens menés, relèvent encore souvent d’approximation, où la considération même d’éléments collectifs et partager de tous n’est pas. La construction de l’identité professionnelle du professeur documentaliste prend fortement appui autour d’objets et de thématiques épistémologiques et conceptuels où l’usager dans sa diversité n’est finalement que peu considéré. Les liens pragmatiques entre des savoirs de référence à enseigner en l’articulant au monde réel et aux pratiques et usages ordinaires, tout en considérant les dimensions sociales et collectives des savoirs, restent encore faibles et peu pensés. Les entrées par la didactique de l’information et le positionnement pédagogique restent questionnées devant la parcellisation des références institutionnelles dans la définition d’un programme pédagogique qui se loge dans des niches institutionnelles (socle commun, dispositifs, éducations à, certification B2I, accompagnement personnalisé…). Ils conduisent les acteurs à produire des simulacres d’activités encore peu en prise et en lien avec les pratiques sociales effectives et le sens que lui accorde l’apprenant aux regards de ses pratiques, intérêts, etc. Force est de constater, que la considération de l’altérité des usagers n’est pas encore une dimension mobilisatrice pour une profession qui bien qu’inscrite dans le périmètre scolaire et des établissements d’enseignement, n’a pas encore totalement assis le « champ des possibles » en matière d’activités professionnelles inévitables et ciments d’une profession et de sa cohésion.
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[1] Communication à une table ronde intitulée « Quelles perspectives pour le métier de professeur documentaliste ? » d’Eric Delamotte au congrès de la Fédération des Documentalistes et Bibliothécaires de l’Education Nationale (FADBEN), tenu à Lyon le 30 mars 2008.
[2] Capes proposé en voie externe (ouvert à tout étudiant possédant une licence universitaire), ou en voie interne (pour toute personne justifiant d’une activité salariée au sein de l’éducation nationale pendant 3 années scolaires ou appartenant à un autre corps). Création par arrêté, publié au Journal Officiel de l’Education nationale, le 8 juillet 1989.
[3] Jonnaert, Philippe (2002). Recherches collaboratives et socioconstructivisme in Venturini, Patrice, Amade-Escot Chantal, Terrise, André, Etudes de pratiques effectives : l’approche des didactiques. La pensée sauvage éditions. pp. 175-196.
[4] Par l’approche sémio-pragmatique, Roger Odin rappelle notamment que le texte « est construit par la lecture qu'en fait le public : nous attribuons aux textes une intentionnalité dont nous sommes nous-mêmes la source. Il y a donc autant de « publics » construits par le texte que de textes construits par les différents publics » (Odin, 2000 : 52).
[5] John Dewey, « « La réalité comme expérience » », traduit par Pierre Saint-Germier et Gérôme Truc, Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 9, Expérimenter, septembre 2005 [en ligne], mis en ligne le 11 février 2008. URL : http://traces.revues.org/index204.html (Consulté le 13 janvier 2010).
[6] Sur ce point, voir LEHMANS, Anne, 2008, La formation à l’information : de la didactique à la disciplinarisation. Colloque : « les didactiques et leurs rapports à l’enseignement et à la formation, quel statut épistémologique de leurs modèles et de leurs résultats ? », Bordeaux, septembre 2008. [http://www.aquitaine.iufm.fr/infos/colloque2008/cdromcolloque/communications/lehm.pdf].