Introduction
Toute organisation naît au sein d’un territoire pour, ensuite, si elle a la possibilité de croître, s’étendre à d’autres territoires. Ce faisant, les organisations qui grandissent voient leurs liens avec leur territoire initial et leurs nouveaux territoires d’implantation s’atténuer, se diluer, et parfois se réduire à des pratiques fossilisées qui ne véhiculent plus de lien réel entre l’organisation et ses territoires d’activité. En accédant à une certaine taille, l’organisation semble promouvoir sa durabilité mais, dans le même temps, elle en fragilise le socle car elle ne dispose plus de ce lien vital qui la relie au concret incarné. L’organisation devient une chose soumise à l’usure corrosive du temps.
L’inscription dans un territoire (ou dans des territoires) permet à une organisation d’affronter les évolutions environnementales et culturelles, parce que l’incarnation dans un territoire permet le face-à-face. Ce face-à-face dépend des engagements personnels de chaque acteur mais il peut être facilité ou entravé par les structures et les normes existantes. L’inscription dans un territoire est une condition de l’émergence et de la poursuite d’interactions sociales porteuses de dynamisme et de vie. Notre définition des territoires englobe à la fois l’existence de normes (institutions) qui constituent les règles du jeu du territoire considéré (North, 1990), et l’existence d’une communauté incarnée dans ce territoire. Trois éléments constituent donc un territoire : l’espace[1] (qui n’est pas nécessairement géographique mais qui peut également être virtuel : par exemple un réseau), la communauté qui habite ce territoire, et les normes qui régissent le vivre-ensemble au sein du territoire.
La théorie des organisations explique le développement des organisations mais elle a plus de difficultés à analyser leur déclin[2]. Les raisons avancées pour expliquer le déclin sont souvent la perte de la capacité à innover, c’est-à-dire à s’adapter aux évolutions de l’environnement (Mone, McKinley et Barker, 1998). L’organisation s’étant rigidifiée, elle devient progressivement incapable de modifier ses processus pour répondre aux nouvelles opportunités et menaces. Mais, cette rigidification est-elle simplement liée au temps[3] ou dépend-elle également de facteurs relationnels ? La littérature académique (Cameron, Whetten et Kim, 1987) a étudié le déclin des organisations en recherchant les corrélations avec des facteurs structurels (centralisation, absence de vision à long terme, conflits, etc.). Autrement dit, des facteurs communs pourraient expliquer le déclin des organisations quelles qu’elles soient. Notre thèse s’éloigne de ce postulat car nous suggérons que c’est la perte du face-à-face, d’une interaction directe et personnelle avec les parties prenantes, qui conduit l’organisation à une forme de rigidité cadavérique et, par voie de conséquence, à son déclin. Le face-à-face ne se mesure pas, il ne peut que se déduire d’un certain nombre de facteurs structurels. Notre thèse ne s’oppose donc pas aux travaux académiques antérieurs mais elle en offre une possible extension.
De par sa croissance, l’organisation tend à s’affranchir des territoires dans lesquels elle est implantée[4], le lien se distend entre l’organisation et les diverses communautés des territoires où elle intervient et, in fine, quand des crises surviennent, l’organisation est emportée car elle ne dispose plus de l’ancrage territorial qui lui permettrait de résister. Le territoire permet donc de matérialiser, d’incarner la relation de l’organisation à ses parties prenantes. Au lieu de gérer des relations abstraites, l‘ancrage territorial oblige l’organisation à appréhender chacune de ses parties prenantes comme un visage, c’est-à-dire une singularité, une unicité, qui ne se fond pas dans une définition abstraite et désincarnée.
La disparition progressive des interactions sociales s’explique par la désagrégation du cadre favorable à ces interactions. C’est parce que l’organisation perd le lien avec ses territoires d’implantation, que le cadre naturel dans lequel s’exerçaient les interactions entre les acteurs organisationnels (entre l’organisation et ses parties prenantes) se dégrade et devient inhospitalier.
À travers deux cas particuliers, nous appréhendons cette confrontation de l’organisation à ses territoires dans la durée. Le premier cas est celui d’une coopérative forestière où nous avons eu une posture d’observation participante en tant qu’administrateur puis président du conseil d’administration avant de redevenir simple adhérent et membre du comité qualité. Le second cas est celui de General Motors pour lequel nous nous limitons aux sources accessibles sur Internet et à l’analyse qu’en a faite Alfred Chandler (1962) et, plus récemment, Susan Helper et Rebecca Henderson (2014).
L’interaction avec les parties prenantes, fondement de la vitalité des organisations
La première partie de notre thèse est que la vitalité d’une organisation dépend de ses interactions avec ses parties prenantes. Pour élaborer cette hypothèse, nous partons de l’observation du développement des coopératives en France en nous appuyant sur le cas particulier des coopératives forestières.
La perte des interactions relationnelles
Les coopératives forestières sont initialement nées du regroupement de quelques propriétaires forestiers désireux de disposer d’une surface forestière suffisante pour pouvoir embaucher des techniciens sylvicoles, faire appel de façon compétitive à des entreprises d’exploitation forestière (abattage des arbres, entretien des forêts, plantations) et pouvoir négocier les ventes de produits forestiers à des entreprises de transformation du bois. La logique économique a conduit ces coopératives forestières à s‘étendre progressivement en recrutant de nouveaux adhérents puis à fusionner avec les coopératives forestières voisines, jusqu’à la situation actuelle où la France est couverte par quelques grosses coopératives forestières qui ont conservé des liens avec leurs régions d’origine mais qui disposent de la possibilité d’agir quasiment partout en France, d’exporter et de nouer des contrats d’approvisionnement régulier auprès de scieries ou d’usines de production de pâte à papier.
Indépendamment des difficultés techniques ou météorologiques, les coopératives forestières sont confrontées à la difficulté de maintenir un lien avec leurs adhérents coopérateurs. La solution retenue consiste généralement à mettre en place des assemblées locales d’adhérents qui élisent des délégués pour l’assemblée générale qui elle-même élit les administrateurs. Pour une coopérative de plusieurs milliers d’adhérents, le taux de participation reste très faible (inférieur à 10%). On a alors des coopératives, animées par un petit noyau d’administrateurs, qui périodiquement sont confrontées à des contestations éparses quand des chantiers d’exploitation forestière se sont mal déroulés et que des propriétaires forestiers sont mécontents de la coopérative et souhaitent le manifester. Le suivi des indicateurs de qualité est donc fondamental pour éviter ces contestations. Néanmoins, l’extension territoriale rend difficile l’émergence de contestations puisque les propriétaires forestiers mécontents subissent des coûts d’agence élevés (liés en particulier à l’éloignement géographique) pour nouer des relations entre eux.
Le principal mécanisme de contrôle sur la gestion de la coopérative est le résultat financier et le renouvellement des dirigeants en cas de difficultés économiques (renouvellement généralement occasionné par une fusion qui permet à une coopérative en bonne santé de reprendre la coopérative en difficulté et d’étendre ainsi son territoire d’exercice). En raison de la logique d’expansion territoriale, la coopérative perd progressivement ce qui faisait sa spécificité : le rôle multiple des adhérents, fournisseurs de matières premières, clients pour des prestations d’entretien ou de plantation et propriétaires-dirigeants de la coopérative.
L’évolution logique est celle qui a conduit à la formation du Crédit Agricole, du Crédit Mutuel ou de la BPCE (Banque Populaire Caisse d’Épargne). Les dirigeants sont élus par une cascade de conseils avec à la base les adhérents, mais l’interposition de différentes strates de conseils favorise une concentration du pouvoir entre un nombre limité de personnes (Cartier, Naszalyi et Pigé, 2012). La conséquence en est qu’en cas de difficultés la solution ne peut qu’être externe[5]. Dans ces mécanismes économiques, la conséquence est la constitution de géants de plus en plus importants qui ne se différencient pas des autres acteurs de l’économie capitaliste.
Une illustration est le Crédit Agricole dont la holding a la forme d’une société anonyme cotée détenue à 56% par le bais d’une SAS elle-même détenue à 100% par les caisses régionales. Si, à la base, la propriété reste entre les mains des adhérents sur le principe un homme une voix ; le contrôle réel est un mélange complexe de jeu des marchés financiers et de jeux relationnels entre un nombre limité de personnes (les administrateurs et présidents des caisses régionales).
Le face-à-face, condition de la vitalité
La performance d’une entreprise ou d’une organisation est supposée sujette à une dégradation pour des causes aléatoires non spécifiées qui ne sont ni irrésistibles ni si durables qu’elles empêchent un retour aux niveaux de performance préalables, à condition que les dirigeants focalisent leur attention et leur énergie à cette tâche. La dégradation de la performance est traduite typiquement et généralement, c’est-à-dire pour les entreprises et les autres organisations, par une dégradation absolue et relative de la qualité du produit ou du service fourni (Hirschman, 1970, p.4).
À la différence d’Albert Hirschman, nous nous intéressons à la possibilité que la détérioration de la performance soit irrésistible et durable. Notre question de recherche est donc : pourquoi certaines organisations se révèlent-elles incapables de répondre à des changements environnementaux alors que leurs dirigeants sont compétents, motivés et qu’ils disposent des systèmes d’information sur l’état de leur environnement et les attentes de leurs parties prenantes ?
Dans son ouvrage, Albert Hirschman explique que les parties prenantes insatisfaites manifestent leur mécontentement par deux voies alternatives : en s’adressant aux dirigeants, à l’opinion publique ou à n’importe qui de disposé à écouter (Hirschman, 1970, p.4) ; ou en quittant l’organisation. John Galbraith (1952) observe que cette alternative n’existe pas systématiquement en raison de la concentration des marchés et de la construction des monopoles et oligopoles. En France, chacun peut être insatisfait du service rendu par la Sncf et pourtant ne pas pouvoir recourir à une entreprise alternative. Dans une telle situation, l’organisation en situation de monopole ou d’oligopole peut se satisfaire de l’état d’insatisfaction de certaines de ses parties prenantes sans pour autant voir sa survie menacée à court terme.
La théorie des parties prenantes permet d’explorer les situations où des parties prenantes sont considérées comme légitimes mais où, pourtant, elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant pour que leurs revendications soient prises en compte. Selon certains auteurs (Mitchell, Agle et Wood, 1997), cette absence de prise en compte s’expliquerait par l’absence d’urgence ressentie par les dirigeants. C’est sans doute l’explication qui conviendrait au cas de la Sncf. Mais cette explication nous semble insuffisante. Même si les dirigeants sont convaincus de la nécessité de prendre en compte les attentes de leurs parties prenantes, ils peuvent ne pas y parvenir pour des raisons qui leur sont inaccessibles, parce que ces parties prenantes leur sont devenues étrangères. Un être humain peut être chosifié, instrumentalisé. Il peut certes être considéré comme un individu distinct des autres mais sans reconnaître sa singularité, sa personnalité, ce qui fait qu’il est unique au monde et ne pourra jamais être remplacé.
Dire « Tu », c’est n’avoir aucune chose pour objet. Car où il y a une chose, il y a une autre chose ; chaque « Cela » confine à d’autres « Cela ». « Cela » n’existe que parce qu’il est limité par d’autres « Cela ». Mais là où l’on dit « Tu », il n’y a aucune chose. « Tu » ne confine à rien. Celui qui dit « Tu » n’a aucune chose, il n’a rien. Mais il est dans la relation (Buber, 1938, p.8).
L’opposition fondamentale entre le rapport aux choses et le rapport aux êtres n’est pas liée à la chose observée, contemplée, mais au regard que l’on porte sur elle. C’est le « Tu » mis en avant par Marin Buber qui transforme la relation du sujet à l’objet car elle pose deux sujets l’un en face de l’autre. Reconnaître l’autre dans sa singularité, c’est le regarder en face (Lévinas, 1974).
À l’origine, toute organisation est fondée sur une reconnaissance de l’autre. Avec la structuration de l’organisation et sa croissance, cette connaissance se trouve décalée en un cercle de plus en plus éloigné de la réalité des parties prenantes qui interagissent avec le réel. Le dirigeant d’une entreprise de plusieurs milliers d’employés n’a plus besoin de descendre dans son usine, dans ses ateliers de fabrication ou dans ses magasins, il lui suffit de collecter des informations, de prendre ses décisions et de les communiquer pour qu’elles soient appliquées. Parce que l’être humain est confronté à des capacités cognitives limitées, il doit s’entourer d’une structure, d’une hiérarchie, pour assurer l’exécution de travaux demandant la coordination de multiples acteurs.
Cette structure organisée, qui s’appuie sur la connaissance des lois scientifiques, est à la fois la condition de la réussite des organisations et la cause de leur disparition. Parce que l’organisation se réifie progressivement, parce qu’elle substitue des mécanismes informels de coordination aux mécanismes personnels, la relation de face-à-face se trouve limitée à des sphères précises de chaque organisation. Le dirigeant ne rencontre plus que très occasionnellement l’employé au service des clients. Certes, il dispose de tous les outils d’information pour avoir une représentation synthétique des attentes des clients mais il n’a plus le face-à-face, l’appréhension de la singularité.
La thèse que nous proposons peut donc être formalisée ainsi : les organisations, qui sont initialement des structures destinées à faciliter les échanges et coopérations entre personnes, tendent naturellement à se fossiliser en grandissant et en vieillissant. Cette fossilisation se traduit par de multiples aspects, en particulier le développement des règles bureaucratiques et de contrôle qui viennent peu à peu remplacer les interactions humaines afin de faciliter la prévision et la gestion des processus. Ce faisant, le lien entre les dirigeants et leurs diverses parties prenantes se distend jusqu’à perdre toute réalité. Ce lien peut-il à nouveau se créer ou existe-t-il un stade au-delà duquel le lien est irrémédiablement détruit et comment peut-on créer ou recréer ce lien ?
La fossilisation des interactions sociales, le cas de General Motors
General Motors a dominé le marché automobile mondial pendant un demi-siècle pour aboutir à une mise en faillite en 2009. Le groupe est né en 1908 à partir du regroupement de diverses entreprises liées à l’automobile sous la direction de William Durant. En 1910, Durant fut obligé de céder le contrôle de son entreprise aux banquiers mais il récupéra le contrôle en 1916. Après une très forte période d’expansion, la crise de 1920 obligea General Motors à revoir ses mécanismes de management et de gouvernance :
Le plan de Sloan, approuvé par le conseil d’administration le 29 décembre, entra immédiatement en application. La structure qu’il créa reste jusqu’à aujourd’hui la base de l’organisation de l’entreprise. Elle dura parce qu’elle transforma General Motors d’un agglomérat d’entreprises, principalement automobiles, en une seule entreprise coordonnée. Cela fut fait par la création réussie d’un office général pour coordonner, évaluer, fixer des buts généraux et des politiques pour les nombreuses divisions opérationnelles (Chandler, 1962, p.130).
General Motors a renforcé ses fonctions de coordination en les centralisant, mais elle a simultanément maintenu l’autonomie opérationnelle des différentes marques et activités de production du groupe. Chaque entité (filiale du groupe) pouvait répondre aux besoins spécifiques de ses clients tout en s’appuyant sur une infrastructure commune. C’est ce qui a permis à General Motors de détrôner Ford qui était une entreprise monolithique, incapable de répondre de façon efficace à l’émergence des demandes variées de ses clients.
Cette transformation de General Motors au début des années 1920s, qui fut en partie la mise en œuvre des transformations effectuées précédemment au sein du groupe américain DuPont de Nemours, permit non seulement à General Motors de dominer l’industrie automobile mondiale pendant un demi-siècle, mais elle fut aussi imitée par toutes les grandes organisations. Pourtant, cette même structure n’a pas empêché General Motors de connaître un déclin régulier à partir des années 1970s pour aboutir à une cessation de paiement en 2009 et être nationalisée par le gouvernement américain avant d’être réintroduite en Bourse en 2010.
Pourquoi les processus de développement de produits étaient-ils si lents et si coûteux et ses capacités de conception si mauvaises ? Pourquoi le réseau de fournisseurs de GM et ses opérations d’assemblage étaient-ils moins productifs que ceux de ses concurrents, et pourquoi la qualité de sa production était-elle si faible ? Pourquoi ces tendances ont-elles persisté pendant si longtemps ? Un courant de recherche considère que ces problèmes étaient des défaillances de perception et de motivation. Les problèmes de perception – l’incapacité à reconnaître que le monde est en train de changer – viennent du fait que les dirigeants tendent à dépendre totalement des modèles mentaux et des croyances qui ont soutenu initialement le succès de l’entreprise. Les problèmes de motivation – ou le refus d’agir y compris quand le besoin de changement a été reconnu – peut survenir quand l’environnement compétitif d’un secteur d’activité est faible et/ou que les dirigeants sont insuffisamment motivés pour agir dans l’intérêt de l’entreprise (Helper et Henderson, 2014, p.54).
L’hypothèse d’une incapacité des dirigeants à sortir de leur cadre cognitif n’explique pas tout. Dès les années 1970s, General Motors a étudié les pratiques de Toyota pour s’en inspirer. General Motors a notamment développé le projet Saturn qui, bien qu’étant en lui-même une réussite, n’a jamais pu être étendu à l’ensemble du groupe.
GM s’est débattu si longtemps parce que les pratiques de Toyota étaient enracinées dans le déploiement généralisé des contrats relationnels – des accords fondés sur des mesures subjectives de performance qui ne pouvaient pas être parfaitement spécifiés ex ante ni contrôlés ex post et qui tenaient en raison des perspectives futures – et l’histoire de GM, sa structure organisationnelle et ses pratiques managériales rendaient très difficile le maintien de tels accords que ce soit en interne ou entre l’entreprise et ses fournisseurs. (...) La question de la crédibilité apparut parce qu’il était difficile pour GM de modifier des comportements passés et pour les employés et fournisseurs de GM de croire que ces comportements étaient en train de changer (Helper et Henderson, 2014, p.55 et 62).
Dans l’approche théorique que nous développons, la crédibilité est liée au face-à-face. Ce qui fait qu’une parole est tenue pour vraie indépendamment des moyens de contrôle et de coercition est que la parole s’adresse d’une personne à une autre dans un face-à-face où l’autre est reconnu dans sa singularité. La force de Toyota est donc d’avoir trouvé des moyens pour maintenir ce face-à-face tout en se développant. Inversement, la situation de domination mondiale de General Motors l’a progressivement éloignée de la prise en compte des attentes réelles de ses parties prenantes pour devenir un jouet des marchés financiers.
Selon notre thèse, une organisation se dégrade parce qu’elle a perdu le lien avec ses parties prenantes, parce que la vie qui s’insufflait en elle du fait des interactions avec ses parties prenantes, cette vie s’est progressivement retirée, remplacée par des mécanismes de coordination formels qui font abstraction de la réalité des personnes pour ne plus considérer que des individus dans leur substituabilité.
S’il n’est pas possible de créer ex nihilo des interactions sociales, il est néanmoins possible de leur donner un cadre favorable pour qu’elles puissent se développer. Ce cadre nous l’appréhendons sous le terme de territoire. Un territoire est un construit social où des communautés d’acteurs interagissent en fonction des normes locales (des institutions en anglais) qui régissent ces interactions. Les interactions dépendent des acteurs mais le jeu dans lequel s’exercent ces interactions est régi par les normes qui s’appliquent au sein du territoire considéré.
Le phénomène d’entropie normative
Comme l’entropie augmente, l’univers, et tous les systèmes clos au sein de l’univers, tendent naturellement à se dégrader et à perdre leur spécificité, à évoluer du moins au plus probable état, d’un état organisationnel et de différenciation dans lequel des différences et des formes existent, vers un état de chaos et d’uniformité. (…) Mais, bien que l’univers dans son ensemble, si bien entendu il existe un univers global, tende à se dégrader, il y a des enclaves locales dont la direction semble inverse à celle de l’univers en général et dans lesquelles il y a une tendance limitée et temporaire à l’accroissement de l’organisation. La vie trouve sa demeure dans certaines de ces enclaves (Wiener, 1954, p.12).
L’entropie est le terme physique pour désigner le phénomène qui conduit un système d’un état très différencié vers un état indifférencié. Dans le cas des organisations, cela signifie la perte de l’innovation, l’incapacité à réagir et à s’adapter à un environnement changeant. L’organisation n’est plus innervée par la vie, elle sombre dans la mort, c’est-à-dire la rigidité, la réponse standardisée et bureaucratisée incapable de s’adapter aux nuances de la vie, au face-à-face avec des êtres humains toujours singuliers dans leur être.
L’inscription dans le cadre de la cybernétique
Pour Norbert Wiener (1954), quasiment tout peut être appréhendé sous forme d’un message qui est transmis et reçu. Les liens entre l’organisation et ses diverses parties prenantes peuvent donc être appréhendés comme autant de canaux de communication qui, s’ils ne sont pas entretenus, perdent petit à petit leur efficacité et deviennent incapables de transmettre un signal compréhensible entre les acteurs. Toute transmission de message entrainant nécessairement une perte d’information, l’absence d’attention aux canaux de transmission peut conduire à une transmission dépourvue de sens pour celui qui réceptionne l’information. On a alors la naissance de monologues, chaque interlocuteur communique mais sa communication n’est pas perçue comme porteuse de sens par celui qui la reçoit car elle trop parasitée, brouillée par des interférences externes ou par des conventions qui détruisent le contenu informatif du message. De surcroît, le destinataire peut aussi avoir perdu les codes, les normes, qui lui permettaient initialement de décoder l’information transmise.
Dans une approche purement cybernétique, il suffirait de concevoir de nouveaux canaux de transmission ou de rénover les anciens canaux pour permettre le rétablissement de la communication. Mais le canal de transmission ne suffit pas. En lui-même il n’est que le support matériel d’une onde. Il lui manque la dimension de dia-logue (au sens étymologique une parole séparée, distincte, l’inverse d’un mono-logue).
Dans son ouvrage Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss (1955), relate son expédition au Brésil à la découverte des tribus indiennes le long de la ligne télégraphique Rodon. Il décrit l’abandon progressif de la ligne télégraphique, objet pourtant d’efforts humains colossaux lors de son établissement, en raison à la fois du manque d’intérêt qui lui est porté et de l’émergence d’autres modes de communication. Ce qui apparaît dans ce récit de voyage, c’est le contraste entre une technologie, un moyen de communication qui a modifié la vie d’une région, et une véritable rencontre de communautés distinctes et différentes. La communication a transformé les rapports humains mais elle ne s’est pas inscrite durablement dans la possibilité d’un face-à-face, elle s’est limitée à une coexistence de groupes humains.
Dans le cadre de notre réflexion, les observations de Claude Lévi-Strauss démontrent que le canal de communication fut insuffisant. Son impact principal fut la disparition accélérée des tribus indiennes et non leur intégration dans un réseau social. Seuls des individus survivent, mais les communautés en tant que telles ont disparu. Il ne suffit donc pas d’établir des canaux de communication pour assurer l’exercice effectif d’une communication. Il faut aussi que les informations échangées soient fiables (que le contenu réceptionné corresponde au contenu envoyé) et porteuses de sens. Dans le cas des tribus indiennes observées par Lévi-Strauss, l’information était dénuée de sens car elle était à sens unique : les communautés indiennes ne pouvaient que se soumettre ou disparaître car aucune signification positive (porteuse de sens pour les autres communautés) n'était accordée à leur mode de vie.
Le canal de communication (la structure) permet le transfert d’une communication en restituant plus ou moins fidèlement le contenu du message mais il n’est pas la garantie d’une communication effective. Si les acteurs ne souhaitent pas diffuser d’information pertinente, le canal peut être fiable et effectif et cependant se révéler inutile. Il existe donc une dimension humaine qui renvoie aux rapports humains, à la confiance qu’une personne accorde à une autre et qui la conduit à lui transmettre des informations porteuses de sens. Dans le cas contraire, on se limite à la transmission de bruit : des informations dépourvues de signification.
L’éloignement progressif du territoire initial
Quand une organisation émerge, elle s’appuie sur un petit réseau d’acteurs qui se connaissent et qui partagent des normes communes[6]. L’organisation développe également des normes qui lui sont propres et qui résultent des interactions entre les diverses parties prenantes. Quand l’organisation grandit, ces normes initiales constituent l’ADN de l’organisation, ce qui lui permet de se développer sans perdre son identité.
L’organisation est une communauté d’acteurs (eux-mêmes individus, organisations ou sociétés) réunis par des liens divers. L’ADN de l’organisation n’est donc pas quelque chose de définitivement figé. Il évolue en fonction des parties prenantes et des réponses organisationnelles aux obstacles ou opportunités rencontrés. En ce sens, l’organisation s‘apparente au monde végétal des plantes[7] où un même arbre peut présenter des génomes différents selon ses branches maîtresses (Hallé, 2005, p.50-53).
Pour les organisations, l’enjeu de la durabilité serait donc de permettre une diversification d’une identité commune pour permettre son adaptation à des environnements distincts. Une organisation qui fossilise son identité initiale, et qui se contente de dupliquer à l’identique ce qui fait son identité, devient incapable de s’adapter à des changements environnementaux ou à des contextes normatifs distincts. Elle ne peut qu’imposer aux territoires où elle s’implante son mode de fonctionnement. Le territoire devient abstrait et n’est plus que le lieu de reproduction d’une identité incapable de s’adapter à des évolutions.
Au fur et à mesure que l’organisation se focalise sur des enjeux abstraits (que ce soient la valeur boursière de l’entreprise ou des questions doctrinales dépourvues d’implications concrètes), les enjeux de pouvoirs se réduisent à un nombre limité d’acteurs déconnectés du quotidien de l’organisation. La satisfaction concrète des diverses parties prenantes est ignorée au bénéfice d’une représentation statistique qui ne peut que représenter imparfaitement des réalités déjà passées (par exemple des employés, des clients ou des fournisseurs qui ont cessé de travailler avec l’entreprise parce que celle-ci s’avérait incapable de les écouter et de prendre en compte leurs demandes concrètes).
Le face-à-face disparaît quand l‘organisation implante des mécanismes formels de coordination. L’organisation continue à collecter des informations et à les analyser mais elle perd la capacité à interagir sur le vivant, elle ne peut que gérer des processus morts, des opérations de transformation qui n’impliquent pas les personnes et qui, par conséquent, ne peuvent atteindre la vie et s’insérer dans les mouvements d’évolution que cette vie entraîne. La fossilisation de l’organisation entraîne une lutte avec le territoire, et les acteurs qui y vivent, pour assurer la reproduction à l’identique des rapports contractuels. Si l’organisation acquiert la victoire, le territoire est réduit à n’être qu’un substrat au sein duquel l’organisation puise ses ressources. Si le territoire affirme sa suprématie, l’organisation ne peut que décliner ou s’adapter.
La reconstruction d’un face à face
La durabilité exige deux conditions : l’existence de canaux de transmission et l’existence d’un dialogue, ce que Jürgen Habermas (1992) a synthétisé sous la notion d’éthique de la discussion. Avec les moyens modernes de communication, la difficulté de la durabilité est renforcée car les canaux de transmission donnent l’apparence d’une retransmission parfaite de l’information. Mais l’information émise n’est pas l’information reçue car les codes entre l’émission et la réception ne sont pas les mêmes. Ces codes d’émission et de réception sont liés aux normes qui régissent les territoires d’implantation des acteurs. L’éloignement du territoire et la gestion abstraite des données génèrent une perte d’information car tout un pan de l’information inaccessible par des données numérisées disparaît. Cette perte d’information est aggravée quand l’information se réduit à une succession de données financières[8]. Il n’y a plus de dialogue car il n’y a plus de possibilités d’exprimer ce qui n’est pas exprimable sous forme chiffrée.
Reconstruire le face-à-face devient une nécessité de survie pour l’organisation car cela devient le seul moyen de rétablir une véritable communication avec ses acteurs. Le face-à-face fait éclater la représentation chiffrée car il apporte un supplément de sens à des représentations abstraites, il rend singulier ce qui n’était qu’un concept. Ce face-à-face s’inscrit nécessairement dans un territoire car le face à la face n’est pas seulement la rencontre de deux singularités, il est cette rencontre dans un lieu incarné, marqué par une histoire, une culture, des croyances.
La force de Toyota par rapport à General Motors n’a pas été d’avoir un meilleur modèle managérial mais d’avoir un modèle qui permettait de prendre en compte la réalité des normes qui régissent le comportement des acteurs dans les différents pays où l’entreprise s’est implantée. C’est à partir de cette connaissance des contraintes, des habitudes, des représentations des acteurs que l’organisation peut tout à la fois maintenir les principes qui la constituent (son ADN) et adapter ses principes à la réalité des acteurs et de leur environnement.
Cette capacité à appréhender la réalité d’un environnement, le concret d’un territoire, dépend des personnes qui dirigent et animent chaque organisation mais elle dépend également des structures, des mécanismes, qui régissent les rapports des parties prenantes au sein de l’organisation et les modalités de prise en compte de leurs intérêts. In fine, la durabilité d’une organisation dépend donc des caractéristiques de sa gouvernance.
Le critère d’une bonne gouvernance peut s’évaluer selon l’efficience (la capacité à produire au moindre coût les biens ou les services demandés par les clients) mais cette efficience est instantanée, elle ne prend pas en compte la durée, l’inscription de l’organisation dans un temps où les prix peuvent fluctuer, où les marchés peuvent être imparfaits, où les externalités peuvent être ignorées. Pour être durable, une organisation doit s’affranchir de la maximisation de l’efficience à court terme pour se mettre en situation d’équilibre instable impliquant l’exigence du mouvement et donc du dialogue avec ses parties prenantes.
Conclusion
Selon notre thèse, l’organisation développe un cadre favorable aux interactions sociales quand elle maintient une proximité avec ses territoires et qu’elle permet un véritable dialogue avec ses parties prenantes. La différence avec les logiques actuelles de communication est l’insistance sur la bilatéralité du dialogue : chaque acteur est à la fois récepteur et émetteur. Par rapport au modèle cybernétique, la différence tient à ce rôle d’émetteur des parties prenantes de l’organisation. Dans le modèle cybernétique, l’information qui revient à l’organisation de la part de ses parties prenantes (le feedback) est le reflet de l’information initialement émise par l’organisation en direction de ses diverses parties prenantes. Une représentation physique en est le radar. Ce dernier permet d’appréhender un objet et de le localiser dans l’espace grâce à la réflexion sur l’objet des ondes émises. Ce n’est donc pas l’objet qui émet, l’objet ne fait que réfléchir les ondes reçues[9].
Dans un dialogue, chaque acteur ne fait pas que répondre à la partie opposée, il développe également sa propre argumentation et peut introduire des éléments nouveaux non initialement envisagés par l’acteur initial. Ce dialogue entre l’organisation et les parties prenantes est une condition de la durabilité des organisations car c’est elle qui permet à l’organisation de s’enrichir d’apports nouveaux, d’échapper à l‘entropie.
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[1] Et, par conséquent, l’existence de frontières (Pigé, 2014).
[2] Une recherche sur Google Scholar montre que les termes déclin (en français) ou decline (en anglais) appliqués aux organisations renvoient à des parties prenantes ou à des environnements naturels ou politiques. Le déclin des organisations est rarement un thème traité en tant que tel. En effet, l’organisation est généralement appréhendée comme une structure, un cadre contractuel au sein duquel le renouvellement vient des acteurs eux-mêmes (Fridenson, 1989). Une organisation qui décline est donc une organisation qui ne parvient plus à renouveler ses parties prenantes.
[3] Un courant académique (Levine, 1978) considère que c’est la raréfaction des ressources disponibles qui entraîne l’incapacité de l’organisation à s’adapter.
[4] Comme l’illustre une réplique de Clint Eastwood dans le film « Gran Torino » (2008) à propos des marques de voiture, l’insertion d’une organisation dans un territoire implique une forme d’engagement réciproque entre les citoyens du territoire concerné et l’organisation.
[5] On retrouve le même cas de figure avec les organisations de microfinance en Afrique (Guérin, 2015) et le rôle central du mécanisme de reprise des actifs en cas de difficultés de gestion.
[6] On le voit notamment dans le rôle des clusters (par exemple, la Silicon Valley en Californie) ou des incubateurs d’entreprises pour favoriser les interactions sociales dans un cadre restreint où les acteurs sont amenés à partager un grand nombre de normes communes.
[7] La longévité de certaines plantes s’explique par leur capacité à faire évoluer leur identité voire à faire coexister plusieurs identités à partir d’une identité commune initiale.
[8] Puisqu’à travers les prix on introduit une représentation de l’offre et de la demande qui est davantage représentative des rapports de force entre les acteurs que de l’équilibre entre une offre et une demande dans des conditions de concurrence pure et parfaite où tous les acteurs bénéficieraient d’une dotation initiale de ressources leur permettant d’agir sur les marchés.
[9] Les avions furtifs sont des avions qui au lieu de renvoyer les ondes reçues les absorbent et suppriment ainsi le feedback.