N°12 / Stratégies de gestion de l’information durable : la question des territoires

L’intelligence territoriale en contexte de crise sanitaire : quand une mauvaise communication affecte la stratégie et l’effectivité de la gouvernance territoriale d’un territoire ultramarin.

Julie Robin, Olivier Coussi

Résumé

Orchestrant une pluralité d’acteurs et d’outils sous un format réticulaire, l’intelligence territoriale requiert le maintien d’une collaboration et d’échanges d’informations fidèles à l’évolution de l’environnement pour optimiser la compétitivité et l’attractivité du territoire. Disposant de ses propres spécificités selon les critères sociogéographiques qui le composent, il est du ressort des acteurs au centre de la gouvernance de mettre en œuvre des mesures adaptatives. Tel est l’enjeu principal des territoires insulaires aux défis démographiques et topologiques accrus où l’optimisation des chances de succès d’une gouvernance territoriale semble ainsi se corréler au degré d’importance accordé au développement d’outils pour transmettre, réceptionner et interpréter l’information efficacement. Si le territoire de la Guadeloupe revêt l’image d’une île aux maintes tentatives de construction de son identité collective avec ses particularités historique, géographique et socio-économique, la question d’une éventuelle corrélation entre la composition globale du territoire et le refus de la stratégie vaccinale dans le cadre de la Covid-19 se pose. À l’aide d’une analyse sémiotique, nous produisons une lecture originale pour la compréhension des réalités territoriales historiques, socio-culturelles et réticulaires qui sont nécessaires à l’optimisation de la mise en œuvre et au succès d’une politique publique de proximité, et notamment insulaire.

Orchestrating a plurality of actors and tools in a reticular environment, territorial intelligence requires continuous collaboration and information exchanges compatible with the progressive environment to optimize the territory’s competitiveness and attractiveness. Because each territories have its own socio-geographic specificities, the actors at the core of governance have the responsibility to implement appropriate measures. In insular regions with high demographic and topological challenges, it seems that the chances of success of territorial governance are correlated with the degree of importance given to the effectiveness of tools to transmit, receive and interpret information. As the territory of Guadeloupe is depicted as an island seeking to build its collective identity through its historical, geographical, and socio-economic particularities, it raises the question of a possible correlation between the territory’s global composition and the refusal of the Covid-19 vaccination strategy. Through a semiotic analysis, we produce an original reading to better understand a territory’s reality, whether it is of an historical, socio-cultural, or reticular nature. We defend that these analyses are necessary to optimize the implementation and the success of a public proximity policy, particularly among insular regions.

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Introduction

Les résultats de l’élection présidentielle de 2022 sur le territoire guadeloupéen reflètent un trouble d’ordre politico-social, une relation particulièrement fragile entre l’île et son gouvernement. Un territoire « atomisé » selon Monza (2022), dont l’histoire est pavée de fissures sanitaire, sociale et identitaire, cherchant sa place entre fronts indépendantistes, autonomistes, ou assimilationnistes. Quel peut être alors le lien entre la communication et la fracture d’un territoire ?

Si le territoire peut se définir comme un espace géographique qualifié par une appartenance juridique, une particularité naturelle ou culturelle (George & Verger, 2009), Gob (2012, p. 4) nous rappelle toutefois qu’un territoire n’est pas territoire sans intérêts divergents. C’est une construction sociale (Gosse & Sprimont, 2008) aux acteurs multiples, dont les légitimités sont variées voire potentiellement conflictuelles (Mendez & Mercier, 2006) assimilable à un système complexe (Moine, 2006). Ce concept induit une action collective territorialisée dont les défis et enjeux sont «économiques (avec l’emploi comme objectif privilégié), politiques (distribution des pouvoirs au niveau de l’espace local) et organisationnels (recherche d’une coordination optimale)» (Gob, 2012, p. 4)

Pour arriver à cette construction, une combinaison des proximités géographiques, organisationnelles et institutionnelles (Gob, 2012; Gosse & Sprimont, 2008; Leloup et al., 2005; Perrat, 2004; Zimmermann, 2008) pour favoriser une action territoriale collective effective est alors nécessaire.

L’absence de proximité géographique entre les lieux de décisions et les lieux d’applications de ces dernières dans le cadre d’un territoire ultramarin pose la question de redéfinir la gestion des mesures et décisions publiques prises pour les rendre spécifiques, ou bien de les adapter à son insularité (Chicot, 2022; Pierre-Justin Virapatirin, 2022). C’est aussi dans une dynamique réticulaire et systémique que chaque espace territorial s’affirme en tant qu’acteur collectif tout en s’inscrivant dans une articulation plus globale (Gaffard, 2008; Gob, 2012; Pecqueur, 2006; Torrès, 2002). Cette gestion territoriale dans laquelle le local ne doit donc pas s’émanciper du global (Gob, 2012, p. 66), demande en contrepartie le respect d’une « triple-revendication » : i) le respect de l'identité territoriale, ii) l'exigence de l'adaptabilité de la norme et iii) la volonté d'exercer la responsabilité politique dans la conduite des affaires locales (Chicot, 2022).

Toutefois, les politiques publiques d’intelligence territoriale (Coussi & Auroy, 2018) ont été mises à mal lors de la crise de la pandémie de la Covid-19 avec de nombreux dysfonctionnements qui se sont faits jour entre défauts d’anticipation, de communication et de gouvernance territoriale. Si cette dernière est aujourd’hui un outil de coordination entre acteurs géographiquement proches pour résoudre les problèmes productifs inédits posés aux territoires (Pecqueur, 2004), les spécificités dont hérite chaque territoire devraient imposer une gouvernance adaptée entre les partie-prenantes impliquées. C’est un constat qui s’actualise dans le cadre de cette crise sanitaire où la variabilité de l’impact du virus de la Covid-19 au sein des territoires pouvait inviter à la mise en œuvre des mesures spécifiques et flexibles : « force est de constater qu'il existe des différences objectives de situations, y compris sur le territoire national. Par conséquent, en dépit des tentations centralisatrices, la prise en considération d'une gestion territorialisée de la crise sanitaire légitimant donc l'intervention de l'échelon local relève d'une ardente nécessité » (Chicot, 2022, p. 2).

Le contexte de la crise sanitaire vécu lors de la crise de la pandémie de la Covid-19 à partir de mars 2020, a ainsi mis en exergue la nécessité pour les acteurs au cœur de la gouvernance territoriale de mettre en place une politique publique qui conçoit sa stratégie de communication autour de son environnement, qu’il soit structurel ou conjoncturel. L’environnement structurel sous-entend les éléments socio-historique, ethnologique, politique et économique qui ont modelé le territoire, tandis que l’environnement conjoncturel se traduit par le climat actuel (ou émergent) découlant d’un phénomène qui remet en cause la politique de gouvernance. Libaert et Moinet (2012) ont montré que la communication était une clé de voute de l’intelligence économique (et donc territoriale) en enjoignant à une meilleure compréhension et intégration des aspects communicationnels, et en dépassant la simple gestion de l’information et sa réduction à une «vision restreinte voire caricaturale du renseignement» (Moinet, 2009, p. 164).

Dans le cas de cette recherche, nous nous intéressons au cas de la crise sanitaire en Guadeloupe dont le taux de vaccination (schéma vaccinal complet) est inférieur à la moyenne nationale de près de 42 points au début de l’année 2022 (Ministère de la Santé et de la Prévention, 2022b, 2022a). L’objectif poursuivi est de proposer une meilleure compréhension des mécanismes communicationnels à l’œuvre pour la gouvernance territoriale en contexte de pandémie dans un territoire aux spécificités sociogéographiques marquées, comme les régions ultrapériphériques françaises. Si des études récentes se sont déjà penchées sur l’approche géopolitique, et/ou juridique (Chicot, 2022; Monza, 2022) du phénomène, nous tentons un croisement disciplinaire entre Sciences de Gestion et du Management et Sciences de l’information et de la Communication, pour enfin répondre, sous un angle communicationnel, à la problématique suivante : dans quelle mesure le refus de la vaccination et la stratégie de communication des autorités publiques en contexte de Covid-19 s’expliquent-ils par la relation du territoire de la Guadeloupe à l’égard de l’État français ?

Pour répondre à cette problématique, nous allons dans un premier temps contextualiser le cadre de la recherche pour démontrer la spécificité requise d’une stratégie de gouvernance et de communication en période de crise sanitaire, du fait de la singularité d’agencement du milieu de la santé et d’un territoire insulaire. Nous allons ensuite détailler la méthodologie qualitative mise en œuvre dont l’objectif était d’apporter une lecture globale du phénomène en Guadeloupe sous l’angle de la sémiotique. Enfin, nous proposerons des éléments de réponse sur la relation entre les autorités publiques et ses habitants à l’échelle locale, marquée par la défiance du fait de son contexte historique et social.

 

1. La communication contextualisée : une mesure d’efficacité pour la gouvernance territoriale ?

Dans cette partie, nous introduisons l’appropriation de la communication par les autorités publiques de santé et comment l’emploi de nouveaux outils devrait s’accompagner d’initiatives collectives et adaptées à l’environnement du territoire. Tel est le cas des territoires insulaires dont les enjeux et contraintes imposent une analyse holistique en amont des étapes d’organisation de la gouvernance.

 

1.1. Communiquer en contexte de crise sanitaire : une instrumentation collective

Au cœur des controverses, la santé publique ne cesse de se transformer pour contourner ce phénomène de méfiance installée depuis la fin du vingtième siècle (Ollivier-Yaniv, 2015; Zarader, 2014; Zylberman, 2012). Cette perte de légitimité est accentuée par une médiatisation d’un corps scientifique incertain et indéterminé, complexifiant la prise de décision politique (Paicheler, 2005). De nos jours, les réseaux sociaux (Chevrel & Éveillard, 2021) se sont substitués aux  « forums hybrides » (Barthe et al., 2001) replaçant de fait la réaction de la population aux politiques de santé comme levier de succès de cette dernière.

Les chercheurs ont démontré l’impact du comportement de la population dans la diffusion épidémique (Zacklad, 2022). En effet, plus la compréhension du phénomène et le degré de justification des préconisations est élevé, plus la transformation du comportement est notable. Il semble alors que le niveau d’accessibilité au message ait un impact non négligeable, puisqu’il permet à chaque membre de la population de trouver sa place en tant qu’acteur de la santé. L’enjeu premier de la communication devient « un enjeu d’information, de pédagogie et d'objectivisation des sujets » (Zarader, 2014, p. 47).

Pour arriver à ces fins, la communication, dans de la cadre de politique de santé publique, doit s’appuyer sur des connaissances solidement établies, pour « inciter la population à adopter des comportements bénéfiques » (Zacklad, 2022, p. 136). Les campagnes d’information ont alors pour objectif de faciliter la compréhension des enjeux et des conséquences. D’ordre monologique ou dialogique (Zacklad, 2022), s’entrecroisent campagnes de publicité, incitations comportementales implicites (nudge) ou participation citoyenne. Un bon exemple de l’approche dialogique remonte aux années 90 lorsque le gouvernement français associa des citoyens dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques nationales, régionales et locales de santé pour une meilleure compréhension « de la place et du rôle de chacun entre représentants de l’État, de l’assurance maladie et d’usagers pour commencer à construire une connaissance partagée des enjeux du champ de la santé publique » (Bréchat et al., 2006, p. 255).

Depuis la fin des années 1990, les crises sanitaires se sont multipliées (Bourillet, 2021; Joseph, 2010) : la chlordécone, le sang contaminé, la grippe aviaire, la grippe AHN1… Le recensement de ces crises permet d’observer qu’elles se répartissent sous deux formes qui peuvent être interdépendantes. La première définit la crise sanitaire comme la propagation d’une infection entraînant une destruction et désorganisation brutale des structures sociales et des mentalités (Zylberman, 2012). La seconde conçoit la crise sanitaire comme un phénomène de santé perçue par l’opinion publique comme non anticipée et insuffisamment maîtrisée (Ollivier-Yaniv, 2015).

En conséquence, l’information et la communication sont devenues aux yeux des autorités publiques des outils de gestion de crise (Ollivier-Yaniv, 2015; Zumofen et al., 2022). L’objectif est le suivant : fournir un « travail politique orienté par et pour les médias » (Desrumaux & Nollet, 2014, p. 1) reposant sur « les interdépendances entre acteurs politiques, journalistes et spécialistes de la communication et de l’opinion, ainsi que sur la transformation des activités d’acteurs politiques et administratifs n’étant pas spécialistes de la communication et n’ayant pas vocation à le devenir » (Ollivier-Yaniv, 2012, 2015, p. 73).

Toutefois, la difficulté des politiques publiques sanitaires réside dans la capacité à mettre en œuvre, ou non, une culture de santé publique commune, notamment au niveau régional (Zacklad, 2022) ; le marché de la santé (Zarader, 2014) réunissant une multiplicité d’acteurs aux intérêts divergents voire contradictoires. C’est un système défini comme « complexe, fragile et entropique » requérant une approche holistique, « soucieuse des intérêts et des comportements individuels et collectifs » (Zarader, 2014, p. 47). En d’autres termes, il nécessite la construction d’un système de communication accentuant le dialogue et le partage d’informations pour faire émerger un environnement cohérent autour de sujets, d’acteurs, d’actions ou d’engagements communs dans l’univers de la santé (Béland, 2021; Zacklad, 2022; Zarader, 2014).

L’enjeu de cohérence se révèle d’autant plus ardu en contexte de crise où réside un « conflit de narratif total » (Zacklad, 2022, p. 136), c’est-à-dire une opposition argumentaire qui dépasse le débat « savants » versus « non-savants », mais qui rejoint l’ensemble des couches de la population, pour rejoindre les sphères médiatique, scientifique, politique, moral, juridique « dans lequel personne ne sait avec certitude où est le « vrai » » (Zacklad, 2022, p. 137; Zarader, 2014). Beaucoup de disciplines différentes sont mobilisées, représentatives de la variété des problématiques qui résident dans la question de la communication dans la sphère de la santé, et qui n’ont selon Zarader (2014) « aucun équivalent dans les sphères de communication ».

Du fait du conflit d’interprétations en contexte de crise sanitaire, l’approche persuasive serait alors contre-productive (risque de conspirationnisme), et celle participative insuffisante : une politique publique de santé efficace doit alors s’accompagner d’une communication dite de crise épistémique (Zacklad, 2022).

La communication de crise épistémique repose sur la co-construction par le dialogue entre « différentes communautés toutes porteuses de rationalité, de nouveaux savoirs appliqués susceptibles de produire un monde commun où la cohabitation, la reconnaissance et le respect sont possibles même si des divergences de point de vue subsistent. » (Zacklad, 2022, p. 138). Une approche de la communication qu’il nomme dialogique ou transactionnelle et qui requiert une adaptation du message, des personnes engagées dans l’échange, et de l’environnement notamment informationnel.

La communication de crise épistémique répond aux besoins d’intelligence collective ou coopérative pour gérer une « crise en situation d’incertitude » (Zacklad, 2022, p. 138). Une référence à l’approche pragmatique et transactionnelle selon Dewey (1927-2010) et Zask (2008) à travers des principes reposant sur la transparence de l’information et des données, l’ouverture à l’échange (aligné ou controversé), la médiation, la liberté d’expérimentation, la responsabilité médiatique et la flexibilité du rôle des pouvoirs publics et de l’état. Ce point de vue remet les enjeux collectifs au cœur des préoccupations, pour une meilleure efficacité de l’approche dialogique/participative et la limitation d’une gouvernance entre les mains d’un petit nombre d’acteurs.

 

1.2. L’intelligence territoriale comme discipline des orientations et limites de la gouvernance

Si la gouvernance territoriale est la notion qui préside à la résolution de la problématique posée dans notre recherche, notons que cette thématique accueille l’intelligence territoriale comme son principal support (Girardot & Moine, 2022). Il s’agit alors d’un concept dont il convient de préciser les contours pour s’approcher au mieux des fondements et enjeux de la gouvernance territoriale.

L’intelligence territoriale (François, 2008; Herbaux, 2006) comporte plusieurs acceptions (Dumas & Bertacchini, 2006). Alors que certaines défendent un dispositif « entre les mains » des élus et des cadres territoriaux (Bruneau, 2004), d’autres énoncent l’idée d’un partenariat entre les pouvoirs publics, les collectivités territoriales et les entreprises (Delbecque, 2005). Pour d’autres, il s’agirait d’un ensemble d’actions à mettre en œuvre simultanément dans huit domaines (Marcon & Moinet, 2006, p. 99‑100) : la vigilance, la coordination de l’action publique, les partenariats, les réseaux, les connaissances et innovation, l’influence et image, et la préservation. D’une manière générale, nous pourrions la définir comme la capacité d’un territoire à anticiper les changements socio-économiques et à gérer les connaissances qui en découlent afin de renforcer le capital immatériel du territoire et des acteurs implantés, ainsi que la création de valeur ajoutée lors de la mise en œuvre de la stratégie territoriale (Moinet, 2011). Pour gérer ces connaissances, l’intelligence territoriale emprunte des méthodes utilisées par les praticiens de l’intelligence économique (IE) qui reposent sur la maîtrise de l’information stratégique, sa collecte, son partage et son utilisation au service des acteurs économiques (Martre, 1994).

L’intelligence territoriale comporte toutefois plusieurs limites. Alors qu’elle se veut organisée et structurée pour assurer la bonne coordination de l’information entre les acteurs, un revers de la médaille peut se dessiner dans une société où les décisions sont souvent prises à huis clos (Coussi et al., 2014) et dans une logique descendante. Face à des dispositifs aux modes de fonctionnements disparates au sein des territoires, l’État a voulu augmenter son contrôle et normaliser la gouvernance en matière d’intelligence territoriale. Cette vision normative semble toutefois être en inadéquation avec une société mondialisée dans laquelle cette logique descendante a pour conséquence de diminuer l’action de la démarche ascendante (Coussi, Krupicka, Moinet, 2014), et par extension l’implication de certains acteurs (notamment la société civile) et d’instances de concertations et de délibérations (Crozier, 1995). Cette dynamique porte également atteinte à la création d’une communauté stratégique de connaissance où les projets collaboratifs amènent à la synergie des acteurs et la création de connaissances opérationnelles (Nonaka, 1998).

Pour lutter, contre toute « paralysie bureaucratique » (Coussi & Moinet, 2018, p. 20), il semble alors nécessaire que la perception de l’interaction entre l’État et les territoires soit renouvelée. Favorisant une combinaison descendante et ascendante, la fluidité et la simplicité du dispositif pourront être optimisées et l’essence même de l’IET (intelligence économique territoriale) restaurée (Coussi et al., 2014).

 

1.3. La gouvernance insulaire porteuse d’une approche holistique

Alors que l’insularité constitue l’un des éléments de définition d’une région ultrapériphérique, il semble utile d’interroger ce que faire une recherche dans un territoire insulaire veut dire. En effet peu d’études ont été effectuées dans ce domaine (Parker, 2000) bien que la reconnaissance de l’insularité comme axe de recherche s’accroisse au fil du temps. À titre d’exemple, nous pouvons mentionner la création en 2017 d’un diplôme universitaire en intelligence économique par l’Université de Corse (Barboni et al., 2019). Nous pouvons également citer diverses recherches sur le lien entre l’intelligence économique et la transition climatique (Dou et al., 2019), la Covid-19 à la Réunion (Vellayoudom & Coussi, 2020) et la Guadeloupe (Girardot et al., 2014).

D’après Fournié et Dou (2020), la valorisation et la protection d’un territoire insulaire et de sa population nécessite la définition et l’implémentation de plans de développement spécifiques et appropriés. Le travail en réseau et une bonne gestion de l’information semblent être des prérequis pour mettre en place de tels processus. Tous les acteurs sont concernés, des artisans aux institutions territoriales en passant par les entreprises et associations ; partie-prenantes qui devront « être insérées et connectées dans un vaste réseau de savoir-faire et d’innovation soutenu par les autorités locales » (Fournié & Dou, 2020, p. 23).

Dans les territoires insulaires, les habitants ont développé un caractère « unique » qui les distingue des territoires continentaux : l’histoire, le contexte spatial, le langage, les multiples contraintes (climatiques, physiques [guerres, migrations] ou récemment légales et politiques). A ces facteurs peuvent également s’ajouter les paysages et la géographie qui ont engendré des identités spécifiques, constitutives de la société de l’île. C’est pour cette raison que Fournié et Dou (2020) défendent l’idée que l’intelligence économique actuelle se doit de développer une vision holistique rassemblant l’ensemble des faits (positifs comme négatifs), capables d’avoir un effet sur la vie d’une organisation ou d’une communauté. L’avantage d’une approche holistique est sa capacité à prendre en considération les dimensions sociales de l’île – dans le processus d’intelligence stratégique – au-delà des données quantitatives. Ce mode d’analyse peut être utilisé comme « moyen de médiation entre politique locale et politique nationale » (Fournié & Dou, 2020, p. 29) dans le cadre où une île dépend d’un pays spécifique.

Ainsi, dans cette première partie nous avons envisagé la communication de la santé, et notamment en période de crise, sous une approche épistémique. Cette approche transversale favorise le dialogue entre différentes communautés d’un territoire, permettant la création d’un réseau d’échanges d’informations utiles à la compréhension du territoire et de ses spécificités.

 

2. Une méthodologie qualitative pour une analyse communicationnelle et contextuelle

Dans cette partie, nous détaillons la démarche méthodologique de la recherche. Nous justifions le choix de l’analyse de ce phénomène sous un angle sémiopragmatique, qualitatif et sémiotique pour la compréhension du contexte, des acteurs et de leur répartition durant la crise.

 

2.1. L’étude d’un phénomène par l’approche sémiopragmatique

Dans cette recherche, nous mettons en œuvre une recherche qualitative suivant une inférence inductive et proposons une lecture sous l’angle de la sémiotique pragmatique et de la sémiosphère selon Youri Lotman (1999; 1991).

L’étude sémiopragmatique peircienne prend ses racines dans la sémiotique générale, introduite par Peirce au XIXe siècle (Chenu, 1984; Everaert-Desmedt, 1990; Peirce, 2002). Une des définitions donnée à la sémiotique est l’étude du sens et de ses manifestations dans la communication au travers les multiples registres de signes qui existent dans la culture (Brandt, 2018, p. 1). Dans le cadre de la sémiotique générale fondée également par Peirce, l’énonciation doit également être prise en considération, en l’espèce le contexte de production et de réception des signes.

Schéma 1 - Quatre notions du triangle sémiotique

Source: d’après Pierce (Everaert-Desmedt, 1990, p. 12)

Le schéma 1 dont le rectangle symbolise le paramètre « énonciation » met en avant un élément important de la théorie sémiotique : il faut accorder la même importance à chaque composante. La sémiotique générale défend l’analyse d’indications dites pragmatiques permettant de repérer et de contextualiser les objets du discours : la prise en considération du contexte par une « sémiotique en action » est primordiale pour saisir pleinement la signification d’un concept. Cette philosophie axée sur le pragmatisme (Everaert-Desmedt, 1990, p. 27) permet de mettre l’accent sur les conséquences pratiques des énonciations. L’association de la phénoménologie à la pragmatique (Appel, 1991; Depraz, 2006) découle alors de l’observation nécessaire de la contextualité dans l’étude du langage. La fusion, inspirée par Peirce a conduit à une méthode dite de phénoménologie pragmatique, ou sémiopragmatique. Cette méthode est composée de deux opérations simultanément mises en œuvre: se concentrer sur tous les détails du texte (Oude Engberink et al., 2013, p. 100) et tenir compte des signes linguistiques dans leur contexte (Mucchielli, 2007).

La description phénoménologique d’une expérience via l’approche sémiopragmatique implique donc la prise en considération de tous les éléments du matériau de recherche (dans notre situation, le texte) : linguistiques, extralinguistiques ou contextuels. La finalité est ensuite de faire émerger ce que l’on appelle « l’essence phénoménale » des textes étudiés, pour rendre compte fidèlement de l’expérience de chaque sujet (Oude Engberink et al., 2013, p. 97).

La phénoménologie demande une attitude d’ouverture, permettant d’inciter le chercheur à se poser les questions suivantes : « comment consigner le plus fidèlement possible tout ce qui se dit », « comment ça se dit » et « à quel moment ? » (Oude Engberink et al., 2013, p. 99). De plus, l’intentionnalité (Husserl, 2003), i.e. l’attention vers l’autre, permettra d’observer les détails utiles à l’analyse. Ce comportement recommandé au chercheur implique une prise en compte du contexte, de la situation d’énonciation et l’intersubjectivité des acteurs.

 

2.2. Un cadre d’analyse qualitatif pour une vision globale de la crise

Afin d’appréhender le management territorial entre les différents acteurs et d’observer le flux de l’information au sein du réseau guadeloupéen, quatorze entretiens semi-directifs de trente à quatre-vingt-dix minutes (enregistrés puis retranscrits intégralement) ont été réalisés avec des parties-prenantes territoriales, de la société civile aux acteurs publics, tout en passant par les syndicats et le personnel de santé. Les acteurs ciblés n’ont pas été choisis aléatoirement mais dans l’objectif d’obtenir une vision globale de la crise sanitaire sur le territoire du point de vue de l’ensemble des catégories d’acteurs. Notre sélection s’inspire de la répartition territoriale selon Gob (2012) décrite dans le Tableau 1.

Tableau 1 - Catégorisation des acteurs territoriaux par typologie

Source: Gob (2012, p. 233)

Toutefois, nous n’avons pas pu rencontrer certains acteurs tels que l’Agence Régionale de Santé et les acteurs économiques (MEDEF). Cela s’explique principalement par le caractère sensible et récent du sujet, provoquant des réticences chez certains acteurs à s’exprimer, mais également par la méthode employée pour solliciter les acteurs. Pour pallier cette limite, et dans un souci de triangulation, des données secondaires et complémentaires ont été utilisées afin d’appuyer ou de vérifier certaines informations notamment d’ordre chronologique, ou des citations mentionnées sur les plateformes médiatiques.

Afin de répondre à la problématique, nous avons conçu une grille d’entretien en trois parties de cinq questions chacune. La première partie avait pour objectif de mieux saisir le rôle des acteurs territoriaux dans la stratégie vaccinale (positionnement dans la stratégie vaccinale, perception des événements et des acteurs d’influence). Ensuite, nous avons souhaité avoir une analyse approfondie de la réaction chez la société civile (raisons du refus de la vaccination, perception des mouvements de résistance sur le territoire et dans les autres territoires ultramarins). Enfin, nous avons conclu l’entretien par une analyse de la relation des habitants à la gouvernance locale et nationale, et de la culture guadeloupéenne (relation avec le gouvernement pré-Covid-19, relation à la pharmacopée, ouverture sur des solutions pour sortir de la crise).

Nous avons ensuite défini un code selon le champ d’action de ces parties prenantes (Annexe A - Tableau 6) pour une meilleure compréhension de leurs positionnements. Les entretiens transcrits ont été analysés dans un premier temps par un codage multithématique (Ayache & Dumez, 2011) en attention flottante (Dumez, 2013, p. 69) afin d’identifier les thèmes émergents, puis dans un second temps à l’aide d’une grille thématique relevant du cadre théorique de la sémiotique.

 

2.3. La divergence expliquée par la théorie de la sémiosphère

La multiplicité des langages existant entre les acteurs s’accompagne régulièrement de dissensions. Si quiproquo ou incompréhensions peuvent en constituer des sources, un cadre communicationnel nommé sémiosphère semble en dessiner les contours. Il semblerait que plusieurs frontières se dessinent autour des langages, constituant alors des expériences sémiotiques multiples où les codes ne peuvent être accessibles sans processus de traduction préalable.

L’expérience sémiotique précède l’acte sémiotique. Par analogie avec la notion de biosphère (Vernadskij, 1929), Lotman (1999) parle de sémiosphère. L’auteur définit la sémiosphère comme « un espace sémiotique nécessaire à l’existence et au fonctionnement des différents langages, et non en tant que somme des langages existants » (Lotman, 1999, p. 10). Cette définition traduit donc l’idée que la sémiosphère est un système antérieur au langage, régissant la communication au sein d’une culture. Il convient donc d’agréer qu’un tel système peut être qualifié d’artificiel et que, dans des circonstances naturelles, il existe plusieurs systèmes aux mécanismes différents car « le simple fait qu’il existe dans la culture humaine universelle des signes conventionnels et figuratifs (ou plutôt que tous les signes existants soient à des degrés divers, à la fois conventionnels et figuratifs) suffit à montrer que le dualisme sémiotique est la forme minimale de l’organisation d’un système sémiotique actif » (Lotman, 1999, p. 9).

La sémiosphère comporte plusieurs principes dont nous reprenons les trois principaux :

1. Binarité : la binarité implique que chaque nouveau langage se subdivise suivant un principe binaire. Le langage se multipliant rapidement au fil des siècles, conduit à la création d’une pluralité du langages, et par extension à de nouvelles oppositions (exemple du cinéma vs la télévision au XXe siècle). La sémiosphère est un espace qui entre en interaction avec le langage puisqu’il est composé de champs culturels actifs en évolution permanente.

2. Hétérogénéité : du fait de la variété des langages présents dans la sémiosphère, l’homogénéité y est impossible (Lotman, 1999, p. 13). Ce principe induit également l’idée que les différents langages ont une durée de vie variable, mais qui toutefois entrent plus ou moins en interaction selon le champ culturel concerné. Tel est le cas de « la mode vestimentaire dont la vitesse ne peut se comparer au rythme d’évolution du langage littéraire, ou encore le romantisme dans le domaine de la danse ne pouvant se synchroniser avec le romantisme dans le domaine de l’architecture » (Lotman, 1999, p. 13).

3. Asymétrie : cette asymétrie est accentuée par la pluralité des langages et l’impossibilité de traduire le concept d’un langage à l’autre avec une correspondance sémantique exacte. Une conséquence de l’asymétrie est la perte de l’unité et de l’identité de la sémiosphère, voire de sa désintégration. Pour lutter contre ce phénomène, il conviendrait donc de mettre en œuvre un processus d’autodescription réunissant des normes et des règles générales pour maintenir le système.

Cette perte d’unité se traduit par la création d’une frontière, imagée par une relation « en miroir » divisant les individus entre « notre monde » et « le leur ». D’ordre religieux, politique, social ou moral, issue des oppositions haut/bas ou droite/gauche, elle prend ses racines dans une anthropologie ancienne, qui alimente aujourd’hui l’asymétrie de la sémiotisation. Telle une frontière réelle, cette frontière sémiotique appartient aux deux espaces de la sémiosphère. Il semble toutefois important de mentionner que la frontière n’existe pas uniquement entre ce qui est interne et externe à la sémiosphère. Elle est également présente à chaque couche interne de cette dernière. Cette frontière se dessine par exemple dans des divergences de notions, de caractéristiques ou de statuts. Cette multitude de « eux » versus « nous » accentue l’émergence de rébellions lorsque deux méthodes de codage se retrouvent en conflit. L’exemple mentionné par l’auteur de la sémiosphère est lorsqu’une structure socio-sémiotique décrit un individu en tant que partie d’un tout, mais que cette personne se ressent en tant qu’unité autonome (Lotman, 1999). La fonction de la frontière est alors d’adapter ce qui est externe à ce qui est interne à travers un processus de traduction. Le mécanisme de traduction apparaît ainsi comme élémentaire à la communication. Ce mécanisme se retrouve dans le dialogue puisqu’il impose aux participants -– à la fois récepteurs et transmetteurs – de s’impliquer réciproquement dans la communication et de surmonter les barrières sémiotiques surgissant.

Toutefois, bien qu’autrefois les caractéristiques binaires étaient nettement palpables, comme ce fût le cas de la dualité centre-périphérie, où centre culturel et centre géographique étaient intimement liés, nous observons une décentralisation des sémiosphères actuelles où les centres tout comme les frontières des sémiosphères sont devenus « liquides » (Bauman, 2000). Cette prévision de Youri Lotman s’est principalement manifestée à travers l’émergence du cyberespace, où les opérateurs à la périphérie émergent fréquemment comme les nouveaux noyaux dominants de la sémiosphère, se substituant ainsi au rôle des fournisseurs (Ibrus, 2010).

À travers cette recherche, nous observons également sur le territoire guadeloupéen l’émergence d’un corps informationnel à la périphérie, dominé par les réseaux sociaux et les mouvements syndicaux. Un constat qui s’aligne avec l’observation de Lotman : « la périphérie de la culture se déplace vers le centre tandis que le centre est repoussé vers la périphérie » (Lotman, 1999, p. 141).

Dans cette seconde partie, nous avons décrit le choix de l’approche sémiotique pour observer la communication au sein du territoire guadeloupéen. L’étude du sens dans une culture, implique une analyse dépassant l’énonciation et creusant le contexte. Le recours à des entretiens permet de saisir le phénomène dans sa globalité, et de structurer via la théorie de la sémiosphère les différentes dimensions contextuelles et perceptives de la crise.

 

3. Analyse de la politique publique en Guadeloupe à partir de la stratégie de vaccination

Dans cette partie, nous partageons une analyse du lien entre la « structure sémiosphérique » du territoire guadeloupéen et le faible taux de vaccination. Elle a pour vocation d’offrir une meilleure compréhension du rapport national-local en Guadeloupe, et d’émettre des axes de réflexion pour une gouvernance alignée aux défis d’un territoire ultramarin français.

 

3.1. L’uniformisation de la gouvernance sanitaire au cœur de la division

Alors que la gouvernance a pour objectif de pallier les limites de la territorialisation, elle se retrouve également confrontée à une coordination complexe de l’action des différents acteurs face à l’institutionnalisation de la logique de fragmentation (Gob, 2012; Sorbets, 2005). La multiplicité des acteurs induit une plus grande difficulté d’acceptation des projets du fait des divergences d’intérêt publics et privés.

Pour encourager l’adhésion et la durabilité d’une gouvernance, cette dernière devrait alors articuler trois modalités de domination pour favoriser « l’interpénétration des espaces public et privé, des variables internes et externes, du dedans et du dehors » (Gob, 2012, p. 154). Ces trois modes de gouvernance défendus par Weber s’articulent comme suit : « la domination légale qui s’exerce au travers de la réglementation, de textes régissant les conduites, la domination traditionnelle fondée sur les croyances, la tradition, et enfin, la domination charismatique qui repose sur le sacré, la valeur, l’aura du chef » (Gob, 2012, p. 153). L’application de la gouvernance selon Weber pose la question du rapport de la population aux acteurs au cœur de l’élaboration des mesures. Il convient alors d’observer le degré d’acceptation de trois éléments : des mesures annoncées, du rapport post-colonial entre les autorités publiques et la population, et enfin du gouvernement en vigueur. L’observation d’une binarité marquée au sein de la sémiosphère guadeloupéenne, et d’un faible taux de vaccination tend à démontrer le faible degré d’acceptation de ces trois modes de gouvernance.

Après une phase exploratoire d’analyse de la situation, nous avons constaté que le flux habituel de l’information partant du centre expert vers la périphérie moins experte fut troublé par de nombreux paramètres contextuels. L’accent sur le contexte et les valeurs de l’environnement étudié nous a permis de distinguer plusieurs facteurs de cette nouvelle forme de sémiosphère. Afin de saisir ces deux premiers éléments, nous avons dans un premier temps analysé la répartition des acteurs et la stratégie territoriale dans un contexte hors crise. Menée par les représentants du gouvernement à l’échelle locale, de la Préfecture aux mairies, en passant par le conseil régional et départemental, nous avons observé que la résistance face à l’instauration d’une nouvelle politique est un phénomène récurrent, motivé par des arguments fondés sur la méfiance et l’incompréhension des initiatives des élus et/ou des administrations. Plusieurs entretiens ont effectivement démontré l’installation pré-crise d’un climat de défiance, limitant de facto la fluidité de circulation et de réception de l’information du gouvernement (centre) vers les habitants (périphérie), comme illustré dans les verbatim du Tableau n°2.

Tableau 2 : Extrait du codage CONTHIST (Héritage culturel)

Dans ce contexte de crise sanitaire et comme partout en France, l’Agence Régionale de Santé (ARS) se positionnait comme acteur clé en termes de gouvernance, au détriment de l’organisation classique des cellules de crises qui sont pilotées par les services du ministère de l’intérieur et leur administrations déconcentrées sur le territoire français. L’ARS Guadeloupe avait une fonction d’articulation de l’ensemble des mesures sanitaires afin qu’elles restent cohérentes et adaptées aux besoins locaux. Pour ce faire, l’ARS travaillait étroitement avec le préfet de Région, pour organiser des réunions de crise ou s’adresser directement aux relais médiatiques. Si l’absence d’une direction aux couleurs locales pourrait surprendre à prime abord, les répondants nous ont à multiples reprises rappelés que la santé découlait d’une compétence régalienne. Toutefois, chaque semaine, une Commission se réunissait avec l’ensemble de l’échelon politique et sanitaire : maires, présidents de région et du département, députés, parlementaires, directeurs de centre hospitaliers. Si la quantité des réunions organisées peut agir comme critère de volonté d’efficacité de la gestion pandémique (42 réunions sur l’année 2020), la réalité semblait toute autre. Le bilan de réussite de la Commission s’est avéré plutôt relatif, tant l’implication diminuait au fur et à mesure que les réunions se multipliaient. L’absentéisme de nombreux élus se faisait ressentir et la majorité des membres énonçait le regret d’un manque d’homogénéité de la représentativité locale, une faible présence des acteurs sanitaires et un manque d’audibilité des acteurs locaux. Nous pouvons ainsi nous questionner sur les raisons d’un retour aussi divergent dans ce cercle de gouvernance : pourquoi le constat d’une communication si opaque face à une telle proximité et régularité dans l’interaction entre les élus ?

En dehors de la Commission, la multiplicité des intermédiaires constituant les différentes couches de la sémiosphère ont accentué ce phénomène d’éclatement. Principalement médiatique, syndical et médical, ces trois corps étaient eux-mêmes divisés sur les décisions de gouvernance et d’appropriation de la stratégie vaccinale. Une division inter et intra acteurs, qui fut de fait détrimentaire à la volonté d’unité du gouvernement dans l’application de la stratégie vaccinale comme en atteste les verbatim du Tableau n°3.

 

Tableau 3 : Extrait du codage RELACT (Relation entre les acteurs territoriaux)

3.2. Un centre de gouvernance éloigné de sa cible locale

L’importance de l’agilité dans le processus d’intelligence territoriale découle de la nécessiter d’observer les territoires en temps réel afin de garantir la mise en place d’actions adaptées et efficaces (Coussi & Auroy, 2018). En effet, bien que l’État ait pour rôle d’animer le dispositif national d’intelligence territorial, il n’est pas en mesure d’appréhender les spécificités propres à chaque territoire. Il semble donc primordial que les acteurs locaux puissent développer à leur niveau des politiques qui tiennent compte des spécificités propres à leur territoire d’action. Dans cette optique, « nul dispositif d’intelligence économique n’est et ne doit être unique et applicable à toute région, tout territoire, tout secteur. Les acteurs, les organismes, les objectifs, les enjeux, les politiques, l’économie, les budgets, les cultures, et les traditions d’un territoire… sont autant de paramètres variables, évolutifs et uniques selon les territoires (qu’ils soient géographiques, économiques ou administratifs) » (Knauf, 2010, p. 223).

Au long de notre étude, nous avons observé que l’application nationale des mesures à l’échelle locale a engendré une fracture communicationnelle entre les autorités publiques et la population locale. Le souhait d’une prise en considération des spécificités propres au territoire guadeloupéen dans la stratégie sanitaire a généré dans le peuple un mouvement aux couleurs de l’affranchissement informationnel.

À l’instar de l’Hexagone, si de nombreuses fausses informations et des discours conspirationnistes (Campion-Vincent, 2005) furent sources d’alimentation et d’argumentation pour refuser la vaccination chez la population plus réticente, il fut intéressant de noter la difficulté des acteurs au centre de la sémiosphère à se réapproprier l’information périphérique pour mieux la maîtriser. Il semble alors que la périphérie soit devenue un nouveau noyau de cette sémiosphère du territoire guadeloupéen. Ce phénomène vient renforcer la théorie de la liquidité des frontières (Bauman, 2000), selon laquelle il revient aux acteurs de la gouvernance de saisir, à leur tour, les codes périphériques pour une meilleure gestion de l’information. En nous appuyant sur la sémiosphère telle que décrite par Lotman (1999; Lotman & Eco, 1991; Noth, 2015), nous avons alors pu traduire cette nouvelle compréhension des flux d’informations sur le territoire sous la forme de deux noyaux aux cibles similaires, mais pourtant au contenu divergent (Schéma 2).

D’après la revue de littérature, le phénomène de la vaccination met en exergue une sémiosphère dans laquelle plusieurs langages coïncident :

· Celle de la société civile guadeloupéenne contre la vaccination - en périphérie de la sémiosphère ;

· Celle des acteurs publics pour la vaccination - au centre de la sémiosphère (le flux de l’information partant du centre vers la périphérie).

Toutefois, il semble que la situation ne soit pas uniquement duale, et que plusieurs catégories d’acteurs interagissent dans ce phénomène tels que les professionnels de la santé, les organisations syndicales et les médias. Nous pouvons donc distinguer un flux d’informations allant d’un centre expert vers une périphérie non-experte, traversant une multiplicité de frontières conformément à la théorie de Lotman (2000). Plusieurs fonctions vis-à-vis de la stratégie vaccinale peuvent alors leurs être attribuées.

La théorie voudrait que l’environnement dans lequel s’inscrit le territoire guadeloupéen comporte des couches unifiées qui disséminent l’information dans la même direction, soit donc vers la périphérie. Toutefois, les divisions observées dans et entre chaque frontière de la sémiosphère rend la tâche d’analyse du flux de l’information complexe. Au centre ou à l’extrémité de la périphérie, la stratégie vaccinale était réceptionnée, interprétée et traitée différemment.

Nous avons alors distingué deux types de frontières : les frontières « inter-acteurs » et « intra-acteurs ». Les frontières inter-acteurs (horizontales) constituent les frontières développées par Lotman (2000), soit donc celles qui distinguent les différentes couches de la sémiosphère. Les frontières intra-acteurs (verticales) constituent les éléments divisant les acteurs à l’intérieur d’une même couche de la sémiosphère. Il convient alors de s’interroger sur la justification de cette multiplicité de frontières. Celles dites « inter-acteurs » prennent leur origine dans la fonction inhérente à la catégorie d’acteurs. En effet, les fonctions attitrées (organisation, information, application de la stratégie vaccinale…) organisent de facto la répartition de la sémiosphère. Toutefois, au-delà de cette séparation réside un second ordre de division. Celui entre la zone experte et non-experte.

Les fondements des frontières « inter-acteurs » et « intra-acteurs » émanent d’une convergence de différentes valeurs, de différentes perceptions d’un phénomène amène à la multiplicité de ces frontières. Ces séparations ne traduisent pas de facto la division et l’opposition, mais nous observons que la valeur défendue par l’individu impacte sur la politique envisagée par les pouvoirs publics. Ce fut le cas chez le personnel soignant, entre ceux manifestant contre l’obligation vaccinale et ceux choisissant de se faire vacciner. Nous pouvons également utiliser l’exemple de deux médecins, l’un choisissant de répondre aux demandes du patient, et l’autre préférant aller à l’encontre pour défendre l’efficacité du vaccin.

 

Schéma 2 : Sémiosphère liquide de la situation vaccinale en Guadeloupe : flux d’information et frontières sémiotiques des noyaux vers les périphéries

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De façon intuitive on pourrait penser que la particularité géographique du territoire marquée par l’insularité et l’éloignement au territoire continental, serait un facteur de meilleure circulation de l’information (Angeon & Saffache, 2008). Il ne faut pour autant pas négliger deux éléments primordiaux : l’importance de la représentativité et de la considération des réalités territoriales. Nous faisons le choix de définir le terme de représentativité comme la prise en compte de la forme contextuelle du message transmis, c’est-à-dire le choix de personnification de l’émetteur face à une population réceptrice au passé colonialiste et à l’ancrage territorial fort.  Dans un climat de défiance entre la population locale et le gouvernement national, une forte incompréhension a été notée dans le choix de l’absence de représentants guadeloupéens lors des conférences de presse. De plus, nous avons relevé chez les acteurs interrogés la récurrence de verbatim liés au mépris et à l’abandon, rapportant ainsi des témoignages centrés non uniquement sur la colère et la frustration, mais une volonté de réparation (Tableau n°4). Ces deux notions ont été rapportées dans le cadre de dénonciation d’un discours national inadapté aux réalités territoriales.

Tableau 4 : Extrait du codage CONTSOC (Accumulation socio-historique)

Nous avons alors identifié trois réalités territoriales qui auraient pu faire preuve d’une meilleure adaptation discursive (Lavault-Olléon, 1996) : le manque d’accès à l’eau potable, le manque de ressources et d’infrastructures sanitaires, et le coût élevé de la vie. L’application de la stratégie nationale à l’échelle locale semble être alors le reflet d’une négligence, à tout le moins d’une insouciance des acteurs de la gouvernance, face à l’intérêt de personnaliser le discours.

 

3.3. Le besoin d’adresser l’histoire pour communiquer l’actualité

En sémiotique, une étude ne peut se faire sans prise en considération du contexte d’énonciation (Mucchielli, 2007). Une analyse globale dépassant la « simple » analyse linguistique requiert au chercheur de s’appuyer sur d’autres dimensions, dont la culture des acteurs. Les données utilisées « appartiennent à la fois à la vie émotionnelle, pratique et intellectuelle » (Everaert-Desmedt, 1990, p. 24). Le contexte donne accès au monde vécu permettant au chercheur d’explorer l’expérience collatérale (Bergman, 2009) qui comprend « l’historicité, les connaissances sédimentées, la remémoration de l’expérience antérieure des vécus singuliers » (Oude Engberink et al., 2013, p. 97).

L’idée d’un effet-mémoire « colonial » sur la relation entre les autorités publiques et la population étant implicite, ce sont les verbatim employés par l’ensemble des acteurs qui ont servi de fondement pour cette seconde partie. En suivant la méthode de l’attention flottante (Dumez, 2016), la première thématique que nous avions relevé est celle de la liberté. Revenue à tous les niveaux comme motif principal du refus de la stratégie vaccinale annoncée par le gouvernement, nous avons observé que la quête de liberté (ou la lutte pour la liberté) motivait les consternations suivant les différents événements marquants de cette dernière décennie (Tableau n°4). Une atteinte à la liberté du corps pour le scandale du chlordécone[1], une atteinte à la liberté de vivre dignement dans le cadre de la crise de 2009[2], une atteinte à la liberté du corps et de se soigner dans le cadre de la crise de la Covid-19. Une accumulation de sentiments d’offenses et d’oppressions alors perçues comme marque d’irrespect et de mépris envers un peuple « né dans la souffrance » [ACTSYND] et dont les inégalités semblent perdurer entre les populations plus favorisées et plus fragiles, souvent qualifiées d’inégalités entre guadeloupéens et « békés[3] ». Ce clivage social historique s’accentue chaque jour par la difficulté ressentie pour les guadeloupéens d’accéder à un emploi contrairement aux populations venues de l’étranger c’est-à-dire de la France métropolitaine [ACTCIV]. Durant la crise, cette séparation prit une nouvelle forme, alors justifiée par des motifs économiques, sociaux et sanitaires (Tableau 5).

 

Tableau 5 : Extrait 2 du codage CONTSOC (Accumulation socio-historique)

 

 

 

La question de la faible représentativité locale dans l’influence décisionnelle et la mention de ces mémoires sociales (esclavage, colonialisme, mouvement social de 2009) et sanitaires (chlordécone, manque d’accès aux infrastructures et aux traitements) furent toutefois posées aux acteurs initialement au cœur de l’organisation territoriale. Si la gouvernance est plutôt structurée et répartie uniformément sur le territoire, le contexte de la crise sanitaire a fait émerger une nouvelle forme de gestion des mesures. Cette gouvernance dite « sanitaire » pourrait finalement s’apparenter à une gouvernance dite « inédite ». L’éruption de mesures souvent prises précipitamment en est la cause, face à une situation pandémique difficile d’appréhension. Si pour certains élus, un caractère « novice » dans la prise en main de la crise se fit ressentir, la majorités des acteurs justifient ce trait par l’émergence de trois événements majeurs qui rarement dans l’histoire sont survenus de façon simultanée : l’expansion d’un virus inconnu de tous, un contexte électoral double (municipal puis présidentiel) et une crise économique et sociale continue. Une période qui, à toutes les échelles, a entraîné l’ensemble des organisations dans une période d’hyper-adaptabilité, requérant des mesures hâtives et parfois peu concertées. Si un virus est connu pour être difficile d’appréhension, la gouvernance aurait pu-t-elle être tout autre ?

Comme mentionné précédemment, il a été noté que la transparence entre les élus était à certains moments lacunaire. Une forme d’inaction incomprise au sein de la société guadeloupéenne qui fut souvent interprétée comme issue pour conserver la sympathie de ceux refusant les directives nationales ; et ainsi défendre son mandat électoral. Du point de vue des élus, cette justification n’est pas à exclure, mais à considérer de manière plus mesurée.

En observant l’autre côté du miroir, le témoignage des élus et notamment des membres de la Commission révèle un climat à l’assurance beaucoup moins marquée. Si sur le devant de la scène, le terrain de combat semblait vidé de ses leaders, les propos recueillis nous font relater que la frustration était également l’un des sentiments majeurs de ceux aux mains de la gouvernance locale, tant la prédominance nationale pesait dans le jeu de pouvoir. Dans un premier temps la colère citoyenne à travers les barrages et les grèves de novembre 2020 empêchait les élus de se prononcer de façon audible. Un des élus admet d’ailleurs avoir sous-estimé cette paralysie du territoire et par conséquent cette perte d’autorité. Il fallut donc établir une stratégie pour revenir sur la scène politique et renouer le dialogue ; être les interlocuteurs à la fois du gouvernement, et d’une sorte de méta-organisation nommée Collectif, regroupant un certain nombre d'organisations syndicales, professionnelles et même des groupes de carnaval. C’est un champ lexical lié à l’impuissance et à la soumission nationale que nous avons pu relever. Une inaction qui se voudrait alors involontaire, justifiée par l’autorité nationale de la question sanitaire comme l’illustre le verbatim suivant :

« Nous avons eu à exprimer une vision un peu différente de celle de la vision nationale. Nous avons et continuons à penser qu'il aurait fallu décentraliser un peu plus les décisions […] Les élus locaux ont été inaudibles parce que justement ils n'avaient pas les moyens d'influencer une décision. C'est à dire que vous avez la population qui vient vous voir et vous avez la frustration de ne pas pouvoir influencer. » [ACTPUB3]

Cette notion d’impuissance des élus est remise en question par certains partis politiques, dénonçant alors un manque de légitimité locale dans l’absence d’un front réellement unifié et combatif, face à un gouvernement national perçu comme peu flexible :

« C'est qu'à un moment donné, quand vous êtes élu, il faut prendre vos responsabilités. Il ne faut pas dire "on va défendre un truc, on va voir l'état", on défend le truc en question, l'État dit "ce n’est pas grave, je passe quand même en force" et dire "Bon bah vous voyez nous, on a fait ce qu'on avait à faire !" » [ACTPUB4]

Une question se fait alors jour : la solution serait-elle d’ordre managérial et stratégique ?

En notant que la sémiosphère selon Youri Lotman est généralement organisée autour d’un centre qualifié de « zone de la plus grande cohérence et de l’identité culturelle la plus fortement assumée », entouré de zones périphériques, « où s’atténuent peu à peu, en s’éloignant du centre, cette cohérence et cette identité » (Fontanille, 2017), peut-être n’est-il pas inopportun que la quête de cohésion sur un territoire puisse s’accompagner d’une analyse sémiotique de son environnement ? Un processus ayant pour objectif de veiller à ce que son centre expert, généralement localisé au centre de la gouvernance, ne se révèle pas la partie la plus éloignée de ce qui constitue la particularité du territoire.

Dans cette dernière partie, nous avons mis en avant l’impact de la division des acteurs sur la transmission d’une communication sur l’ensemble du territoire. La multiplicité de frontières est justifiée par des divergences d’opinion, politiques, professionnelles et culturelles. Toutefois, ce qui semble distinguer cette fragmentation territoriale du pays dans son ensemble est son histoire. Une observation qui amène au questionnement de la réelle cible du message : était-elle générale, ou à visée locale ?

 

Conclusion

Cette recherche qualitative a permis de montrer que la compréhension de la réaction d’une population est limitée, si elle est étudiée à travers la simple agrégation de témoignages issus d’un même échelon social. Tel fut par exemple le cas pour la majorité des médias concluant que la pharmacopée locale et l’influence religieuse ont participé fortement au refus de l’obligation vaccinale (Bernard, 2021; Mulot, 2021; Perru, 2021; Yacou, 2021) ; une analyse qui fut par la suite dénoncée par les habitants de l’île.

L’observation contextuelle du discours effectuée au travers du cadre d’analyse de la sémiosphère nous permet de conclure et de soutenir que la gouvernance territoriale exige une collaboration de l’ensemble des acteurs du territoire, experts et non-experts (Lotman, 1999) pour réduire le risque d’asymétrie causé par la pluralité des langages observés. Cet appui théorique nous a permis de saisir les sources de cette diversité de langages. La liste proposée ne se veut exhaustive, mais suffisamment descriptive pour permettre une meilleure compréhension de la réaction locale face à la stratégie vaccinale. Nous avons alors pu observer une binarité des langages causée par une opposition des champs culturels, entre celle d’une échelle locale conservant l’historique social, économique et sanitaire du territoire pour orienter son comportement, et celle à l’échelle nationale au discours renouvelé et dénué de contexte historique. À ceci s’est également ajoutée une hétérogénéité dans les langages, à la fois au sein d’une même catégorie d’acteurs, mais également entre plusieurs catégories dont la classification fut construite selon le degré d’implication dans l’élaboration et l’application de la politique publique sanitaire (expert-périphérie).

La mise en place d’un tel dispositif nécessite un travail en réseau entre l’ensemble des acteurs publics. Tel est l’enjeu principal de l’intelligence territoriale : « l’intelligence territoriale consiste à organiser la synergie des pouvoirs publics à l’échelon local et la coopération public/privé au profit de la puissance nationale, laquelle passe aujourd’hui par la prospérité économique. Cette démarche participe de la réforme publique destinée à faire émerger un état stratège et partenaire. » (Pautrat & Delbecque, 2009, p. 16). Une dynamique qui limite la dispersion des initiatives en provenance de réseaux informels souhaitant participer à la résolution de cette crise, finalement plus sociétale que sanitaire.

L’étude du refus de la stratégie vaccinale en Guadeloupe nous a également permis de saisir l’impact du contexte territorial sur les processus de gouvernance territoriale. En reprenant la définition du contexte selon Arino (2007, p. 77) qui précise que celui-ci est « spatial, temporel, physique et sensoriel » et doit inclure « les positions respectives des acteurs, le contexte relationnel social immédiat, culturel et expressif des identités », alors, une stratégie de communication efficace doit insérer de nombreux éléments pour que l’ensemble du territoire se sente concerné.

Un défi d’autant plus difficile du fait de la relation fracturée entre le gouvernement national et son territoire local, marqué par une histoire aux accents colonialistes, dénuée d’une variété de mesures adaptées, proactives et réactives pour relever et améliorer la qualité de vie des habitants. Pour répondre à ces besoins, la délégation locale et la coopération multi-acteurs, bien que pensées sur le long terme, requièrent une adaptation dans le cadre de cygnes noirs (Taleb, 2011), telles que les crises pour intégrer l’ensemble des acteurs concernés et penser la communication de façon holistique.

La relation autorités publiques-population durant cette période a reflété une stratégie communicationnelle en besoin d’actualisation. Il s’agirait alors de concevoir un modèle de processus discursif fondé sur la responsabilisation des dirigeants face aux conditions territoriales existantes, pour ensuite promouvoir l’ouverture à l’échange et la liberté d’expérimentation (Zask, 2008), afin de laisser au reste des acteurs la possibilité de contribuer à la dynamisation du territoire.

La théorie de la sémiosphère selon Lotman (1991) fut notre pierre angulaire pour observer la répartition du territoire et proposer des axes de réflexion pour une prochaine élaboration d’une politique publique à l’échelle locale. Toutefois, notre recherche reste limitée en termes d’apport méthodique sur les moyens d’accorder une attention égale à chaque partie de l’environnement discursif, tel que proposé par Peirce dans son approche sémiotique. En ce sens, nous pensons qu’il serait intéressant d’orienter des recherches ultérieures sous cette angle communicationnel, notamment par l’analyse holistique du contexte de production et de réception des signes dans la stratégie d’implantation d’une politique publique.

L’analyse de ce phénomène conjoncturel, aussi singulier soit-il, semble toutefois laisser des marques d’encouragement pour reconcevoir le territoire sous un angle plus coopératif et unifié :

­ Une volonté locale qui veut dépasser l’utopique pour constituer un territoire sans frontières.

­ Des actions collaboratives à la communication transversale pour favoriser la traduction sémiotique.

­ Des actions accompagnées d’une réorganisation des acteurs.

­ Une structure où le citoyen ne laisse plus les contraintes sociales et géographiques freiner le développement de son territoire.

­ Un rappel des fondements de l’intelligence territorial où le citoyen innovateur se voit donner « les possibilités et les moyens de participer à la production du service public » (Coussi & Moinet, 2018, p. 21) pour reprendre sa place d’usager principal du développement territorial (Girardot, 2004).

 

Nous concluons sur l’idée que le caractère évolutif d’un environnement, combiné à son ancrage culturel, requiert une approche compréhensive et intégrante des multiples composantes du territoire ciblé ; une approche qui ne se veut et se peut effective que par la nécessaire conception d’une gouvernance collective, où centre et périphérie ne seraient plus deux entités indépendantes, mais complémentaires.

 

 

 

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Annexe A

Tableau 6: Codage des 14 acteurs interrogés

 

[1] La chlordécone est un insecticide qui fut utilisé dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique de 1972 à 1993 alors que sa toxicité était connue depuis les années 60. Les sols, les rivières et la mer ont été contaminés, provoquant des conséquences sanitaires très néfastes auprès de ces populations. L’étude TIMOUN  effectuée par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2012 a mis en exergue quatre principales caractéristiques : cancérogène, perturbateur endocrinien, neurotoxique, et spermato-toxique. Aujourd’hui, neuf antillais sur dix disposeraient de chlordécone dans le sang, soit 95% de la population de la Guadeloupe et 92% de la population de la Martinique (Baquey, 2020).

[2] La crise de 2009 en Guadeloupe est marquée par un mouvement social mené par le collectif Liyannaj Kont‘ Pwofitasyon (LKP). Ce mouvement a donné lieu à une grève générale de 44 jours pour une revalorisation du pouvoir d‘achat. Les demandes visaient à la fois la diminution des prix, la mise en place de revalorisations salariales et la promotion de la transparence sur la formation des prix (Samuel, 2012).

[3] Les békés sont les descendants des premiers colons, des nobles qui se sont installés aux Antilles au XVIIe siècle (Ulrike Zander, 2013).

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