N°12 / Stratégies de gestion de l’information durable : la question des territoires

Des espaces frontières comme nouveaux territoires informationnels de la Protection sociale en France ?

Christian Bourret, Jessica Gheller, Sylvie Parrini-Alemanno

Résumé

Seen as frontier areas, intermediary organisations could be at the heart of the transformation of Social Protection in France. In our view, they are a new territory (or field) of Economic Intelligence. We study them using the ambivalent notion of frontier : which can be both a barrier or a space for exchanges. In healthcare, the frontier as barrier would correspond to compartmentalisation, particularly between primary care medicine and the hospital sector. Interface or intermediary organisations (Hospital at home, Health networks, MSPs, CPTS, PAERPA, etc.) were designed to fight against these barriers. CAFs and EHPADs are also for us frontier or intermediary organisations, particularly focused on the notion of the user's pathway. Based on the ICCOE (Info-Communication Confidence in Organisations and Ecosystems) theory, which is part of the Information and Communication Sciences field (link, intelligence), we approach these frontier spaces as new informational spaces for rethinking Social Protection in crisis in the context of health upheaval and digital transformation. We show that the 'resilience' of social protection depends on the cooperation of all its actors ('reliance'), boosted by interface organisations in order to (re)build trust between all the actors.

Key words: information-communication - organizational trust - social protection - reliance- resilience

Abordées comme espaces frontières, les organisations intermédiaires pourraient être au cœur de la transformation de la Protection sociale en France. Elles correspondent, selon nous, à de « nouveaux territoires » (ou champs) de l’Intelligence Économique. Nous les étudions à partir de la notion ambivalente de frontière : qui peut constituer à la fois barrière ou un espace d’échanges. En santé, la frontière comme-barrière correspondrait aux cloisonnements, notamment entre la médecine de ville et le secteur hospitalier. Des organisations d’interface ou intermédiaires (HAD, réseaux de santé, MSPs, CPTS, PAERPA …) ont été conçues pour lutter contre ces cloisonnements. Les CAF et les EHPAD constituent aussi pour nous des organisations frontières ou intermédiaires particulièrement centrées sur la notion de parcours de l’usager. En nous appuyant sur la théorie ICCOE (Info-Communication Confiance Organisationnelle Ecosystémique) inscrite dans le champ des Sciences de l’Information et de la Communication (intelligence du lien), nous abordons ces espaces frontières comme de nouveaux espaces informationnels pour repenser la Protection sociale en crise dans le contexte de bouleversement sanitaire et de transformation numérique. Nous montrons que la « résilience » de la protection sociale passe par la coopération de tous ses acteurs (« reliance »), dynamisée par les organisations d’interface afin de (re) construire la confiance entre tous les acteurs.

Mots clés : information-communication – confiance organisationnelle - protection sociale – reliance- résilience

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Introduction

Depuis 1945 et l’affirmation de l’Etat providence (création de la Sécurité sociale en France), dans une perspective keynésienne[1], la Protection sociale a constitué l’élément central de toutes les politiques sociales et de redistribution des revenus. Remise en cause par des politiques d’inspiration libérale, elle demeure cependant essentielle pour le maintien du lien social (Paugam, 2012)[2], comme ce fut le cas, notamment en France, lors la pandémie de Covid depuis février 2020 [3]. Ce rôle de la Protection sociale est essentiel en situation de crise, particulièrement lorsqu’elle est sanitaire, et de crise de légitimité de toutes les institutions en transformation numérique. L’idéogramme chinois du mot « crise » correspond à deux approches : à la fois risque, mais aussi opportunité. C’est dans cette double perspective que s’inscrivent nos travaux, en privilégiant néanmoins fortement la dimension des opportunités offertes par la crise.

Pour Montalembert, « La protection sociale recouvre l’ensemble des systèmes qui ont pour finalité de protéger les individus contre les conséquences financières des risques sociaux : maladie, invalidité, vieillesse, chômage, coût des enfants, exclusion … » [4] (Montalembert, 2013). Elle correspond donc en grande partie aux organismes de Sécurité sociale, prise en charge financière de la santé, de la retraite, des dépenses familiales, etc., auxquelles il convient d’ajouter désormais la dépendance, relevant de la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA). En France, le financement de la Protection sociale représente environ 32 % du PIB, soit un des taux les plus élevés, sinon le plus élevé, au monde.

Essentielle, cette Protection sociale est aussi fortement en crise, plus particulièrement dans le secteur de la santé, et celui de l’hôpital. La crise s’est accentuée depuis 2010 et la Sécurité sociale a été et est bien souvent, une des variables d’ajustement des politiques de restrictions budgétaires. Dès 1998, P. Rosanvallon parlait déjà de la nécessité de « repenser » l’Etat providence (Rosanvallon, 1998 et 2006). Dans la perspective envisagée par Duval puis Clerc, la Protection sociale, et notamment le secteur de la santé (Assurance Maladie) correspond pour nous à un nouveau « territoire » ou « nouveau champ » de l’Intelligence Économique territorialisée (Duval, 2008, Clerc, 2012).

Dans cet article, nous préciserons tout d’abord notre approche pour aborder les espaces frontières constitués par des organisations intermédiaires comme des leviers pour transformer la Protection sociale en France. Puis nous définirons notre positionnement scientifique pour mieux comprendre ces organisations singulières. Dans une troisième partie, nous proposons de montrer de façon originale combien la quantité et les objectifs de ces organisations intermédiaires en France, avec l’émergence de nouveaux territoires informationnels, signifient la volonté de changement social autour de la protection sociale, dans une perspective d’intelligence territoriale. Nous y présenterons les terrains mobilisés antérieurement par nous-mêmes et toujours mobilisables, dans l’idée d’une présentation générale de ces organisations intermédiaires à propos desquelles bien des confusions existent. Nous proposons une présentation d’une approche originale et opérationnelle (ICCOE) dans le but de susciter une discussion circonstanciée plus étendue sur la Protection sociale laquelle constitue pour nous un vrai projet de société.

 

1 – Le levier des espaces frontières des organisations intermédiaires pour transformer la Protection sociale

Nous proposons d’aborder la Protection sociale à partir de la notion ambivalente de frontière dans les organisations intermédiaires. Située entre deux territoires qu’elle contribue à délimiter, la frontière peut constituer évidemment une barrière, souvent fortifiée et fortement surveillée, qui sépare les populations. Ce qui est moins souvent évoqué, est qu’elle peut aussi constituer un espace intermédiaire qui réunit et favorise les échanges entre des entités assez semblables et/ou hétérogènes. Pour donner un exemple de ce dernier point, en étudiant la zone très spécifique de la Cerdagne[5], le géographe F. Mancebo, a parlé de « frontière membrane », qui permet une vie d’échanges, des complémentarités entre les habitants, situés de part et d’autre de cette frontière (Mancebo, 1998). D’ailleurs pour ces habitants, malgré cette frontière imposée par le traité dit des Pyrénées de 1659, il n’existe qu’une seule Cerdagne. 

Dans le secteur de la Protection sociale et, en particulier de la santé, la notion de frontière – barrière évoque pour nous les nombreux cloisonnements ou silos : notamment entre médecine de ville et le secteur de l’hôpital. Ne parle-t-on pas d’hôpital forteresse, d’hospitalo-centrisme, etc. ? Ces cloisonnements sont très souvent dénoncés, perçus comme responsables de l’augmentation des coûts du système de santé et d’une baisse de leur qualité, de risques coûteux et dangereux pour les patients avec des ruptures du suivi des soins.

Nous avons développé (Bourret, 2010), dans une perspective info-communicationnelle, une approche de « frontière membrane » dans le secteur de la santé, en insistant sur la spécificité d’organisations intermédiaires, pour développer des coopérations afin de lutter contre les cloisonnements, notamment entre la médecine de ville et le secteur hospitalier. Nous débouchons sur une approche plus globale de la santé du patient, pour dépasser d’autres cloisonnements entre les secteurs du soin et du social.

Le sociologue R. Sainsaulieu insistait dès le début de ce XXI ème siècle, sur la ressource des institutions intermédiaires dans nos sociétés en évolution.  Il envisageait les « acteurs des institutions intermédiaires relevant le véritable défi de la démocratie en mouvement », dynamique essentielle de notre époque, confrontée à des crises multiples, dans un contexte d’une transformation numérique de grande ampleur. Ces organisations intermédiaires sont créatrices de « lien social transformateur » (Sainsaulieu, 2001, p. 130). Pour R. Sainsaulieu, l’idée de « reliance » (également chère à E. Morin) donne une autre signification à la « légitimité intermédiaire » : celle notamment de l’intermédiation et des interactions. Cette notion de « reliance » est essentielle et centrale dans nos travaux. R. Sainsaulieu valorise aussi les institutions intermédiaires, comme « se situant dans la réflexivité entre deux univers » (cf. la notion de « frontière membrane » pour nous). « L’intermédiaire s’apparente au passage du monde reçu du passé vers l’invention du monde à faire pour l’avenir (…c’est-à-dire …) la créativité du présent dans la pensée du changement (…tel …) un moteur de réflexivité. » (Id., ibid, p.132). Cette capacité de « réflexivité » et d’innovation des organisations intermédiaires est fondamentale pour re-visiter la Protection sociale en France en remettant sous la lumière les notions de lien social et de solidarité.

Pour bien comprendre leur fonction structurante, il faut donc appréhender leur existence et l’affirmation des organisations intermédiaires dans la spécificité du contexte historique et politique français. Elles ne coulent pas de soi. Tel que P. Rosanvallon l’a notamment montré, la Révolution française a brisé tous les corps intermédiaires (corporations, provinces, communautés de vallées …) car ils relevaient d’un Ancien régime diabolisé et donc destiné à être totalement balayé. Elle ne voulait rien entre l’individu et l’Etat, ou entre l’ouvrier et son patron. Le droit de coalition n’a été reconnu qu’en 1864, les syndicats qu’en 1884, et la liberté d’association qu’en 1901. En analysant le modèle politique français, P. Rosanvallon a parlé de « la société civile contre l’Etat » (2006). C’est progressivement au cours du XXe siècle que se sont réaffirmées de nouvelles organisations intermédiaires et notamment les associations.

On voit bien la résistance de ces organisations intermédiaires au fil des recompositions historiques politiques et sociales de la société. C’est pourquoi, notre réflexion et nos travaux scientifiques des dernières années, se sont attachés à prendre au sérieux et à valoriser les défis et opportunités relevés par cette dynamique de l’intermédiarité. Le plus puissant des défis, qui constitue également une opportunité, selon nous, est que ces organisations intermédiaires peuvent permettre de repenser le modèle français de Protection sociale et, plus globalement, la société dans son ensemble.

Nous voyons bien qu’il faut considérer les organisations intermédiaires dans leur variété et diversité: organisations aux périmètres d’actions très vastes, comme les caisses nationales de Sécurité sociale et leurs réseaux de caisses départementales, intermédiaires chargées de missions de service public entre l’État et les usagers-citoyens (CAF), ou avec les patients et toutes les professions de santé (CNAMTS) ou organisations d’interface sur le terrain comme les dispositifs et plateformes de coordination des services d’aide et de soins (ex. réseaux de santé ou CPTS.

Nous considérons donc comme organisations intermédiaires, non seulement les organisations d’interface en santé (réseaux de santé, CPTS …) mais aussi, les organismes de Sécurité sociale, apparus progressivement dans la première partie du XXème siècle et ensuite au cœur du développement de l’Etat providence en France à partir de 1945. Selon nous, ce sont bien des organismes d’intermédiation au sens de R. Sainsaulieu, puisqu’elles délivrent des prestations à des usagers de plus en plus associés aux démarches les concernant (démarches de co-production de services et de co-innovation). En outre, organisations à mission de service public, elles associent dans leurs conseils d’administration, très impliqués dans la gouvernance et les décisions des caisses, des représentants de l’ensemble de la société civile : syndicats, organisations patronales, associations d’usagers et du secteur social, personnalités extérieures, etc.

Nous avons particulièrement étudié les organisations intermédiaires ou d’interface dans le secteur de la santé : hospitalisation à domicile (HAD), dispositifs d’appui à la coordination et dispositifs spécifiques régionaux (ex. réseaux de santé), maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), CLIC (centres locaux d’information et de coordination), MAIA (pour les personnes âgées ayant besoin de multiples intervention sanitaires, sociales et médico-sociales), PAERPA (parcours de santé des personnes âgées en risque de perte d'autonomie), CPTS (Communautés  Professionnelles Territoriales de Santé), qui ont été créées et se développent depuis une quarantaine d’années pour lutter contre les cloisonnements du système de santé français en promouvant la coordination et la coopération. Nous nous intéressons aussi aux EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), et aux CAF (caisses d’allocations familiales). Ils sont concernés par la généralisation du paradigme du parcours de santé ou parcours de l’usager dans l’ensemble des politiques publiques. C’est un point commun à toutes ces organisations.

Enfin, dans une perspective écosystémique, il est nécessaire de tenir compte du fait que ces organisations intermédiaires évoluent dans le contexte organisationnel (du secteur privé mais aussi public) de mondialisation, de gestion par projet, de démarches qualité qui augmentent les contrôles par évaluations successives et de transformation numérique, plus encore depuis 2020 avec la crise sanitaire (Covid-19).

 

2 - Positionnement scientifique et méthodologie

Notre positionnement scientifique se situe au sein des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC), dans une perspective interdisciplinaire, avec des coopérations et des questionnements mobilisant des apports des sciences de gestion, de la géographie, de la sociologie, de l’histoire, de la psychologie, etc.

Pour saisir l’importance de l’action et du sens dans les organisations intermédiaires, nous mobilisons les travaux de F. Bernard, qui privilégient les questions du lien (relation, interaction) (Bernard, 2006), du psycho-sociologue K. Weick sur celle du sens, du savoir et de l’action (Weick, 2005), les questions de l’identité et du pouvoir (Crozier et Friedberg, 2007) et de l’innovation (Alter, 2010). Les outils théoriques que nous en extrayons, ouvrent la réflexion sur l’innovation coopérative en territoire ; ils nous ont permis de construire une approche info-communicationnelle que nous explicitons plus bas (cf. infra).

Les notions de la dynamique de changement qui passent par celles de projet et de mise en récit, construisent le socle de nos réflexions dans la mesure où nous considérons l’info-communication comme structurant l’organisation selon ses trois dimensions : processuelle (en train de se faire), interactionnelle (tous acteurs concernés), contractuelle (entre chaque co-concepteurs et participants) (Alemanno-Parrini, 2014). V. Carayol a proposé une approche « allagmatique » de la communication organisationnelle, envisagée comme changement (allagma, en grec) (Carayol, 2004). Effectivement l’organisation est en permanente évolution, redéfinie par des acteurs liés autour de projets. Ceux-ci ne sauraient exister sans récits et projets (D’Almeida, 2006).

L’organisation peut alors se redéfinir, comme Putnam et Nicotera l’ont montré dans le sillage de Weick, par une la communication « constitutive des organisations » (Putnam, 2009).

Au confluent de ces sources, ce pluri-référencement et le croisement d’approches SIC, nous a permis de développer une approche que nous qualifions d’ICCOE faisant intervenir l’Information durable (avec toute la valeur ajoutée des données) et la Communication active comme intelligence du lien et de la relation re-construites par le développement de la Confiance organisationnelle généralisée pour structurer des Ecosystèmes : organisations, groupes de travail, territoires, etc.

La dimension de la confiance est au centre de notre approche épistémo-méthodologique. Dès 2007, Y. Algan et P. Cahuc ont analysé la société de défiance en posant la question pour savoir « comment le modèle social français s’autodétruit » (Algan et Cahuc, 2007). Cette dimension est donc essentielle dans notre approche visant à repenser le système de protection sociale français dans le sens d’une « confiance organisationnelle généralisée » (Bourret 2016). Mais aussi, pour appréhender la question de la (re)construction de la confiance, notamment dans les projets complexes, nous mobilisons l’approche PAT Miroir[6] ou Peurs – Attraits – Tentations en Miroir (interactions entre acteurs), proposée par G. Le Cardinal et al (Le Cardinal, 2021).

Il est selon nous opérationnel d’aborder la notion d’organisations du point de vue de la systémique des activités de travail (Mucchielli, 2010 ; Morin, 2005), fondée sur les interactions entre tous les acteurs, humains et non humains comme les dispositifs socio-techniques replaces dans leurs contextes. Notre objectif est d’essayer d’appréhender à la fois les dimensions visibles et invisibles de ces activités (cf. « l’iceberg de la réalité masquée dans la profondeur des stratégies collectives vis-à-vis de l’organisation du travail » (Dejours, 2016).

L’autre élément indispensable pour notre élaboration théorique est constitué par nos démarches méthodologiques en recherche action et/ou intervention, pour produire des connaissances pour (et par) l’action. En effet, notre posture de chercheurs se fonde sur les coopérations-constructions avec les acteurs de terrain. Les perspectives de transdisciplinarité et de « sciences avec et pour la société »[7] constituent en effet, notre contexte de travail de recherche car elles sont au cœur du projet de notre nouvelle Université Gustave Eiffel sur les villes et les territoires de demain.

Nos méthodologies sont principalement qualitatives : recherche collaborative, observation participante et entretiens. Elles correspondront à une nouvelle approche de la transdisciplinarité, proposée par notre nouvelle université déjà évoquée, pour intégrer les connaissances des acteurs de terrain afin de produire des connaissances pour l’action. Nous retrouvons ainsi les « communautés stratégiques de connaissances » (Fayard et Moinet, 2009) dans une perspective d’intelligence collective (Zara, 2008), notamment autour de la coproduction de connaissances pour l’action, pour l’innovation organisationnelle et la coproduction de services au quotidien (Alter, 2010), sur les territoires (Godet et al., 2010). Ces éléments nous ouvrent la voie d’un renforcement de l’intégration de la protection sociale (Laville, 2016), dans le projet social grâce à une nouvelle approche des organisations intermédiaires, associant désormais tous les acteurs, et en particulier les usagers ou patients.

Nous étudions les articulations résultant des coopérations, pour saisir la complexité de ces différents espaces frontières que sont les organisations intermédiaires. Ces organisations intermédiaires sont des organisations d’interface en santé, désormais progressivement intégrées, comme les EHPADs et les hôpitaux (notamment locaux) dans des CPTS (Communautés Professionnelles Territoriales de Santé) et les CAF (notamment pour une meilleure utilisation des données pour l’accès de tous aux droits), avec le rôle déterminant des plateformes comme nouveaux espaces informationnels (Flichy, 2008).

Dès 1998, P. Rosanvallon avait parlé de la nécessité de « repenser » l’Etat providence (Rosanvallon, 2006). Dans cette perspective, au sein de notre équipe de recherche, nous avons mis en place une thématique transversale ouverte aussi à des chercheurs.res d’autres universités et créé le groupe de réflexions, de pratiques et de recherches ProRe²Ter pour : Protection sociale, Reliance et Résilience, Territoires. Il s’agit d’envisager une nouvelle approche de la Protection sociale sur les Territoires en associant tous les acteurs (reliance) pour favoriser la résilience (capacité d’adaptation et dynamique de transformation) de ces territoires, en particulier de ceux en situation difficile (déserts médicaux, etc.), conjuguant ainsi approches de résilience par la reliance dans une dynamique de (re)construction de la confiance.

 

3 – Diversité des organisations intermédiaires : nouveaux territoires informationnels, leviers de changement dans une perspective d’intelligence territoriale

3.1. Leur contexte d’émergence.

Pour nous, les organisations intermédiaires constituant nos terrains de recherche, constituent de nouveaux espaces d’innovations et de dynamiques coopératives, correspondent avant tout à de nouveaux espaces ou territoires informationnels.

Nous nous situons ainsi dans une perspective d’intelligence des territoires ou intelligence territoriale, comme décrite par Le Moënne (2012)[8] : « l’intelligence territoriale est une forme d’intelligence collective développée sur et autour d’un territoire pour y penser et agir ». Dans une perspective globale, le territoire, ce n’est pas uniquement les interactions entre acteurs, humains ou non humains et agents économiques. Il se construit aussi par la mémoire des hommes, leurs représentations, l’influence du milieu (climat, nature…), du patrimoine comme construit humain ou héritage de la nature…Toujours pour Le Moënne, cette approche articule mise en forme et mise en sens (y compris des objets), pour aboutir à la notion de « sémiotique généralisée des territoires ». Pour lui, la sémiotique, c’est à la fois une mise en forme et une mise en sens. Comme l’a souligné P. Clerc, l’information est essentielle pour le développement des territoires (Clerc, 2012), couplée avec la communication dans une perspective durable dans une approche transculturelle (Mallowan et Marcon, 2019). Nous avions abordé cette question de l’information durable dès 2008, en précisant que sa valeur ajoutée évoluait en fonction du contexte, qui repose sur une meilleure utilisation des gisements d’information accumulés (Bourret et al. 2008). 

Plus récemment, en envisageant « l’intelligence économique du futur », H. Dou, A, Juillet et P. Clerc ont insisté sur les missions de développement de l’économie, de protection de nos intérêts vitaux mais aussi de cohésion sociale (point déjà au cœur du rapport Carayon, 2003) (Dou et al. 2018). Dans un tome 2, ils insistent sur l’importance de l’information, comme vecteur puissant d’innovation.

Selon nous, les plateformes (Flichy, 2019) constituent des espaces ou territoires informationnels particulièrement importants dans le secteur de la Protection sociale, notamment en santé : PTA (plateformes territoriales d’appui) et désormais DAC (dispositifs d’appui à la coordination). Leurs enjeux de coordination et de coopération y sont essentiels, ainsi que dans les caisses de Sécurité sociale comme les CAF pour améliorer sans cesse les relations avec les usagers (www.caf.fr).

 

3.2. La continuité du « parcours »

Les organisations intermédiaires étudiées sont bien des espaces informationnels, des écosystèmes au sein desquels l’information joue un rôle « constitutif » essentiel pour construire des « transactions coopératives » (Zacklad, 2020), en intégrant les dimensions de contexte et de situation pour en comprendre le sens en situation d’activité (Mucchielli, 2007). L’information y est également essentielle pour une approche au cœur du développement de ces nouvelles organisations qui vise avant tout à faire le lien entre toutes leurs composantes. Leur fonctionnement centré sur l’usager fait émerger la notion de parcours. Le rapport Isaac avait insisté sur l’enjeu de s’appuyer sur la transformation numérique pour passer à une médecine 4 P (Prédictive, Personnalisée, Préventive, Participative) (Isaac, 2014). Nous proposons d’ailleurs d’y ajouter un 5e P qui correspond à la médecine de Parcours, notion essentielle dans les organisations intermédiaires étudiées. Nous évoquons ici le parcours des patients, en santé ou celui de l’usager dans les organismes de sécurité sociale comme les CAF mais aussi dans les EHPADs avec une utilisation de nouveaux outils numériques.

Des organisations d’interface, comme les réseaux de santé (désormais plateformes et dispositifs de coordination), ont été largement construites autour de cette notion de parcours, pour promouvoir et pour assurer la traçabilité et la continuité des actes en luttant contre les cloisonnements, notamment entre les secteurs de la médecine de ville et de l’hospitalisation. Toute rupture de parcours du patient comme par exemple sa ré-hospitalisation est à la fois une perte de chance, une souffrance et un coût supplémentaire pour la collectivité. M.-A. Bloch et L. Hénaut ont particulièrement insisté sur l’importance de cette notion de parcours pour construire la coopération dans le monde sanitaire, social et médico-social (Bloch et Hénaut, 2014). Elle est aussi essentielle et « constitutive » dans les CPTS.

Cette approche, relative cette fois au « parcours de l’usager », est également devenue centrale pour les caisses de sécurité sociale et, en particulier, pour les CAF. Elle correspond aussi à une autre formulation des « démarches processus » en management de la qualité.

Depuis plusieurs années (Bourret, 2010), nous avons proposé de nouvelles approches de l’évaluation comme participative ou contributive pour la (re) construction de la confiance dans ces nouveaux territoires informationnels (Bourret, Op. Cit. cf. Supra). Nous y reviendrons.

Les questions des déserts médicaux et des inégalités sociales et territoriales en santé, sont des corollaires essentiels à intégrer dans nos travaux sur la Protection sociale. Les déserts médicaux sont aussi souvent des déserts numériques, même si l’on peut constater l’amorce d’un changement à travers la PLFSS 2023 [9] et le développement des plateformes-entreprises de téléconsultation qui semblent désormais aussi considérer  les déserts médicaux comme un marché potentiel. Ils soulèvent de façon aigüe la question de la télémédecine (Mathieu-Fritz, 2021). Les dispositifs de télémédecine qui, comme les plateformes, constituent, pour nous, de nouveaux espaces ou territoires informationnels. Et pour les déserts médicaux, il est envisagé d’essayer d’en faire des « territoires de soins numériques », pour reprendre la formulation d’une expérimentation lancée en 2013 [10].

 

4 – Terrains mobilisés et discussion

Nos observations ont porté sur différentes organisations intermédiaires déjà évoquées. Nous allons les présenter plus précisément.

Nous avions commencé à aborder les organisations intermédiaires comme espaces frontières à partir des réseaux de santé (Bourret, 2010). Ils sont apparus dans les années 1980, notamment pour faire face à l’épidémie de SIDA afin de promouvoir l’articulation entre les soins dans le secteur de la médecine de ville et le secteur hospitalier. Ces réseaux de santé (généralistes, VIH, gérontologique, etc. ont été aussi consacrés à d’autres pathologies : diabète, bronchiolite, ou situations spécifiques de soins : soins palliatifs …). A partir des années 2000, ils ont été concurrencés par les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Elles correspondent à un exercice médical regroupé, alors que les réseaux de santé offraient  un exercice médical éclaté.

Nous avons aussi observé les structures d’hospitalisation à domicile (HAD), les CLIC (centres locaux d’information et de coordination), les MAIA pour les malades d’Alzheimer ou les PAERPA pour les personnes âgées en perte d’autonomie. Comme l’on montré, entre autres, Bloch et Hénaut (Op.cit., cf. Supra) ces organisations intermédiaires peuvent être en concurrence sur un même territoire, avec une absence de visibilité des activités de chacune d’entre elles. Bloch et Hénaut insistent sur l’impératif de visibilité et de coopération, enjeux qui sont avant tout des enjeux d’information et de traçabilité des prestations, pour construire de nouveaux espaces informationnels pour un meilleur service rendu aux patients.

Plus récemment, nous avons commencé à observer la constitution d’une CPTS (Communauté Professionnelle Territoriale de Santé) sur un territoire du Sud de la France, correspondant à la fois à un bassin de santé, un arrondissement et une communauté de communes (environ 40 000 habitants) avec des problématiques de déserts médicaux pour certaines zones. Les CPTS reprennent souvent les activités des PTA (Plateformes Territoriales d’Activités), qui correspondent clairement à de nouveaux territoires informationnels avec, dans leur prolongement, des DAC (dispositifs d’appui à la coordination).

Le projet de CPTS observé (Bourret - Peres, 2022) a pour objectif de regrouper l’hôpital local, six EHPAD, six MSP, deux laboratoires d’analyses médicales, des médecins généralistes et spécialistes, des infirmières libérales, des kinésithérapeutes, des pharmacies. Avec la pandémie de Covid, les pharmacies ont affirmé leur rôle de point d’entrée de proximité dans le système de santé (vaccination grippe et Covid-19). Elles présentent d’intéressants enjeux informationnels et communicationnels, en s’appuyant notamment sur le dossier pharmaceutique, qui, comme le DMP (dossier médical personnel devenu partagé, désormais coordonné par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie), doit être intégré dans le nouvel « espace santé » de chaque patient. Ce dernier constituerait ainsi un « espace informationnel personnel ».

Fortement impactés par la pandémie de Covid et par certains scandales, les EPHAD constituent des territoires informationnels à part entière avec de nouveaux enjeux d’« EHPAD hors les murs », davantage ouverts sur l’extérieur et les familles des résidents et pouvant aussi devenir des plateformes de services de proximité (livraison de repas, accueil de personnes pour quelques jours …). Ces terrains, notamment réseaux de santé, MSP et désormais, EHPAD, nous permettent aussi de développer de nouvelles approches d’évaluation davantage contributive et participative, et aussi largement « constitutives » de nouveaux territoires informationnels.

Les CAF (Caisses d’Allocations Familiales) constituent pour nous elles aussi des « territoires informationnels » spécifiques. Leur travail de plus en plus expert sur les données, leur permet de travailler au contrôle des fraudes mais aussi de faciliter l’accès aux droits pour ceux qui ne les réclament pas. Nous avons déjà abordé dans une publication récente ces différents enjeux informationnels de la « CAF du futur » avec la CAF de Seine-et-Marne (cf. Congrès de la SFSIC, 2021). Dans la même veine, dans notre approche de « frontière membrane », nous avons déjà évoqué la spécificité de l’hôpital de Cerdagne (cf. Supra) qui accueille des patients des deux Cerdagnes, mais aussi des territoires limitrophes.  Ses activités numériques, notamment de suivis des patients, constituent un nouveau « territoire informationnel » particulièrement intéressant, dépassant les frontières politiques et administratives traditionnelles entre les deux Cerdagnes, française et espagnole.

Ces terrains de recherche, nouveaux « territoires informationnels » et « espaces frontières », nous permettent, notamment à partir d’approches renouvelées de la transdisciplinarité impliquant tous les acteurs, de proposer des pistes de réflexion pour contribuer à « repenser » la Protection sociale en appui sur les notions comme la « reliance » comme « intelligence du lien ». Ces notions développent la compréhension d’une certaine intelligence collective dans une perspective de « résilience », pour permettre de nouvelles dynamiques d’innovation et d’adaptation en situation de crise. Ces nouveaux « territoires informationnels » peuvent aussi selon nous constituer des « communautés stratégiques de connaissances » (Fayard, 2006 ; Moinet, 2009), en insistant sur la dynamique de (re)construction de la confiance (Le Cardinal et al., 2021, Alemanno-Parrini, 2014, Op. Cit.) (Cf. Supra) entre tous les acteurs, y compris dans les nouveaux outils et dispositifs numériques.

Ces nouveaux espaces ou « territoires informationnels » sont également pour nous des espaces ou « territoires communicationnels ». La communication joue aussi un rôle « constitutif » essentiel de ces organisations intermédiaires au sens de l’approche constitutive des organisations. Notre approche ICCOE est donc une approche opérationnelle pour les appréhender plus globalement, comme des espaces à la fois informationnels et communicationnels pour y construire une « intelligence collective » où se développent des dynamiques coopératives innovantes. Ces dynamiques coopératives s’appuient aussi sur la dimension de (re) construction de la confiance entre tous les acteurs : humains et non humains avec les dispositifs socio techniques comme les plateformes, les dossiers partagés ou la télémédecine (Mathieu-Fritz, 2021) et en ce sens, elle est écosystémique.

Les leviers conjoints d’une meilleure utilisation de l’information et de la communication sont devenus essentiels dans la nouvelle approche de l’évaluation de ces organisations intermédiaires comme participative et contributive et donc finalement constitutive que nous avons proposée il y a quelques années dans une perspective d’innovation organisationnelle (Bourret, 2010), associant tous les acteurs et, plus largement, d’ « intelligence organisationnelle » (Wilensky, 1967). L’apport des travaux dans notre groupe ProRe²Ter constitue selon nous une ouverture originale et utile pour analyser ces espaces ou territoires informationnels et communicationnels comme leviers de transformation de la Protection sociale en France, dans une approche d’intelligence territoriale comme intelligence économique au service des territoires.

Dans cet article, nous avons surtout insisté, en partant du double sens de l’idéogramme chinois correspondant au mot crise, sur les opportunités qu’elle peut offrir pour une nouvelle approche de notre système de protection sociale, mais il convient d’être aussi conscient des risques que font peser cette crise. Tout d’abord au niveau des personnels avec de nombreuses démissions et découragement, les efforts budgétaires annoncés ayant toujours du mal à se mettre en place et se heurtant aux contraintes bureaucratiques du NMP (Nouveau Management Public) comme dénoncé par P. D’Iribarne (2022), dans Le grand déclassement. Pourquoi les Français n’aiment plus leur travail !

La mise en plateformes de la santé (plateformisation) et de la mise en parcours des patients peut aussi favoriser le risque de la gouvernance par l’outil et du « solutionnisme technologique » (Vigouroux-Zugasti, 2017) toujours présents dans les ARS et autres organisations étatiques centralisatrices, qui peuvent aussi parfois chercher à imposer une approche standardisée aux CPTS et aux espaces d’expérimentation novateurs. Des dérives et effets pervers sont donc toujours possibles … comme ceux d’une (re) concentration des ressources au détriment des zones vulnérables (déserts médicaux), malgré des intentions affichées visant à lutter contre les inégalités sociales et territoriales en santé …

Lors de prochains travaux, nous envisageons d’élargir cette approche des organisations intermédiaires de la Protection sociale comme levier de résilience du système de Protection sociale en intégrant la notion d’objet – frontière dont Vinck a décrit l’affirmation (2009) et d’approche design, notamment organisationnel, et, toujours dans une approche de la notion de crise plutôt comme opportunités sans en oublier les risques.

 

Conclusion

En 1998, P. Rosanvallon avait parlé de la nécessité de « repenser » l’Etat providence en France. Une dizaine d’années plus tard, Y. Algan et P. Cahuc (2007) avaient de leur côté parlé de « société de défiance » et « d’autodestruction du modèle social français ». La crise du « lien social » (Paugam, 2010) s’est encore accentuée ces dernières années avec les restrictions budgétaires (hôpital) et les démantèlements des services publics, provoquant de vives réactions comme le mouvement des « Gilets jaunes », notamment dans la « France périphérique » délaissée (Guilluy, 2015). Dans un contexte de transformation numérique, la crise sanitaire a encore accentué les problèmes.

Dans un pays de plus en plus divisé, les domaines permettant de (re) faire société sont peu nombreux. La Protection sociale est pour nous le principal. Mais les temps ont changé. Le défi n’est plus probablement simplement de la « repenser » mais de la « refonder » pour refaire société.

Nous avons proposé des pistes en ce sens, à partir de réflexions autour d’organisations intermédiaires frontières, comme nouveaux espaces informationnels et communicationnels innovants pour construire une « intelligence du lien » en faisant coopérer tous les acteurs sur leurs territoires, autour d’une dynamique de (re)construction de la confiance. La crise sanitaire actuelle aggravant la crise structurelle du système de santé dans un contexte de transformation numérique pourrait-elle constituer une opportunité de résilience par la reliance ?

L’objectif de Pierre Laroque, l’un des pères fondateurs de la Sécurité sociale en 1945 en France : « lever pour tous les travailleurs et leurs familles l’incertitude du lendemain » (Montalembert 2013, p.10) demeure d’actualité. Dans un contexte de transformation numérique, de crise sanitaire, de contraintes budgétaires et, aussi de crise du lien social et de la solidarité, ce défi de refondation de notre système de Protection sociale est plus que jamais fondamental …  Il mérite selon nous d’être relevé.

 

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[1] Relance de l’économie par l’intervention de l’Etat pour favoriser une redistribution des revenus et la consommation des ménages 

[3] Dr Alain Trébucq « Merci Dame Sécu ! » consultable sur : https://www.egora.fr/actus-pro/l-edito/58650-l-edito-de-la-semaine-merci-dame-secu

[4] Montalembert M. de, (2013) La protection sociale en France, 6e édition, La Documentation française, p. 7.

[5] Située entre la France et la Catalogne espagnole, la Cerdagne a été partagée en deux par le traité dit des Pyrénées en 1659 – 1660. Il existe donc deux Cerdagnes : une française (région Occitanie), l’autre espagnole (Généralité de Catalogne). Ses habitants ont toujours conservé une forte identité commune. En 2010, a été créé à Puigcerdà, capitale de la Cerdagne espagnole, un hôpital de Cerdagne, qui accueille les patients à la fois espagnols et français : https://www.hcerdanya.eu/fr/soins/

[6] Méthode PAT Miroir ou Peurs – Attraits – Tentations en Miroir : permet de construire une représentation commune entre différents acteurs à partir de différents ateliers.

[7] https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/science-avec-et-pour-la-societe-les-mesures-issues-de-la-lpr-49218

[8] C. Le Moënne, séminaire Org & Co, SFSIC, Paris, 27 janvier 2012.

[9] Projet de loi de financement de la sécurité sociale nº 274 pour 2023

[10] https://solidarites-sante.gouv.fr/systeme-de-sante-et-medico-social/e-sante/sih/tsn/article/le-programme-territoire-de-soins-numerique-tsn

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