Abstract : In this article, we propose to examine teenagers' relationship with generative artificial intelligence (GAI) through their practices and representations. Conducted as part of the shared academic work (TRAAM), the research explores the formal (school) and informal (personal) uses of AGI, revealing a tension between juvenile practices and normative school discourse. Pupils perceive the IAG as a powerful but opaque resource, facilitating access to information and learning, although it is often associated with risks, such as dependency or the exploitation of personal data. The study highlights a paradox: while schools sometimes see it as a threat, pupils see it as an everyday tool, particularly for homework. We conclude with perspectives for the integration of RTI in education, with the aim of developing critical thinking and a digital culture adapted to today's challenges.
Keywords : artificial intelligence, media and information literacy (MIL), information literacy, youth information practices, educational community
L'intelligence artificielle est une thématique récurrente dans la société, dans les médias et à l'école. Les rapports à l'information sont touchés et repensés en fonction de cette technologie aux possibilités multiples. Dans cet article, nous avons choisi de nous intéresser aux pratiques et aux représentations des jeunes sur les applications utilisant l'intelligence artificielle générative (IAG).
CONTEXTE DE RECHERCHE
Nous avons mené notre recherche dans le contexte des travaux académiques mutualisés (TRAAM) portés par la DNE, la direction du numérique pour l'éducation et l'IGESR, l'inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche. Ils s'insèrent dans la stratégie numérique pour l'éducation 2023-2027 du MEN et ont pour objet le partage d'expériences interacadémiques et des réflexions sur le numérique éducatif. Plusieurs disciplines sont représentées.
En 2023/2024, la nouvelle thématique en Education aux médias et à l'information est « Évaluer l’information à l’ère du numérique artificiel[1] ». Les thèmes sont renouvelés tous les deux ans. Ces travaux de recherche mènent à des expérimentations pédagogiques dans les classes de la part des enseignants sur des thèmes introduits par de nouveaux programmes ou sur des sujets d'actualité. Diverses formes de restitution sont attendues : principalement les participants proposent des scénarios pédagogiques mais il est aussi possible de réaliser un article réflexif.
Il s'agit d'ancrer des innovations pédagogiques dans le quotidien des classes en favorisant la mise en commun collective et afin de participer au développement d'une culture numérique à la fois pour les élèves et les enseignants.
En parallèle de nos collègues professeurs documentalistes qui ont mis en place des séquences pédagogiques, nous avons voulu faire un état des lieux réflexif des pratiques juvéniles de l'IAG et de leurs représentations. En effet, l'institution préconise de penser l'IAG en tant qu'outil et objet pour l'éducation mais envisager un accompagnement éducatif pertinent des pratiques juvéniles nécessite de bien les connaitre et les comprendre.
PROBLÉMATIQUES ET PLAN
A l'heure où l'IAG est au cœur des préoccupations, nous voulions dresser un panorama des pratiques déclarées des élèves. La thématique de l’année des TraAM nous a orientée sur l'étude de l'appropriation des intelligences artificielles génératives par les élèves en fonction des discours sociaux. En quoi les pratiques juvéniles d'information sur l'IAG sont confrontées à une injonction paradoxale sociale ? En effet, alors que les discours scolaires vont à l’encontre de cette réalité, l’IAG envahit l’espace informationnel et les médias démontrent l’insertion absolu de cette technologie dans la société.
L'appropriation pose la question du contexte d'usage et les notions d'informalité et de formalité ont été nos fils conducteurs tout au long de notre étude.
Nous avons également pris en compte les discours sociaux qui influencent les pratiques d'information juvéniles dans un contexte d'émergence d'une nouvelle technologie. Nous avons décidé de ne pas creuser toutes les pistes possibles mais de nous focaliser sur les pratiques d'information juvéniles sur les IAG en rapport avec les multiples influences normatives.
Après avoir présenté nos objets de recherche et notre méthodologie de recherche, nous exposerons nos résultats à partir de trois axes : le fonctionnement de l'IAG, les risques de l'IAG, et l'image de l'IAG dans les représentations adolescentes.
CONCEPTS THÉORIQUES
L’EMI et la culture de l’information
Dans un premier temps, nous posons comme cadre théorique la culture de l’information et l'EMI. Nous suggérons de partir des directives institutionnelles du Ministère de l’Education Nationale pour l’Education aux médias et à l’information qui représentent une préconisation pour une mise en œuvre pédagogique : "à l’heure des médias de masse et des réseaux numériques, garantir à tous les élèves la maîtrise de ces compétences contribue à la réduction des inégalités culturelles et sociales. C’est donc une nouvelle responsabilité qui s’impose à l’École » (MEN 2018). De plus, la circulaire de mission des professeurs documentalistes précise qu'"il prend en compte l'évolution des pratiques informationnelles des élèves". (MEN 2017) L'IAG en tant que technologie doit être investie par l'école à la fois comme outil et comme objet par la transmission d’une culture de l'information. Cependant, nous prenons le parti de considérer l’EMI en tant que mise en œuvre et non comme un concept scientifique.
Entre SIC et sciences de l’éducation (Juanals 2003), la culture de l’information s'avère une notion complexe, non consensuelle et polysémique aux enjeux cognitifs, communicationnels, économiques et politiques. (Chante 2010 ; Liquète 2014). Nous retenons une approche duale qui nourrit notre travail de recherche en contexte scolaire mais qui résonne dans un contexte général et avec une dimension anthropologique.
La culture de l’information prend la forme d’une culture commune et générale dans un contexte de société de l’information (Doueihi 2011 ; Chante 2010). L’UNESCO, lors de la Déclaration de Prague, “Vers une société compétente dans l’usage de l’information” déclare ainsi qu’elle est dimension indispensable pour l’épanouissement de l’individu, l’information étant une “notion stratégique indissociable de la pensée de l'apprenance et de la connaissance” (Bernhard 2003).
D’un point de vue scolaire, elle représente une culture scolaire aux contours non délimités et amène à une réflexion didactique inéluctable vers des contenus nécessaires aux élèves (Chapron et Delamotte 2010). La dimension citoyenne dans la lignée historique des Lumières est à prendre en compte et dépasse la simple compétence scolaire vers un développement de l’esprit critique (Le Deuff 2009).
Les pratiques d'information
Nous mobilisons comme deuxième objet de recherche les pratiques informationnelles. Le terme de pratiques informationnelles désigne : « la manière dont un ensemble de dispositifs, de sources formelles ou non, d’outils, de compétences cognitives sont effectivement mobilisés, par un individu ou un groupe d’individus, dans les différentes situations de production, de recherche, d’organisation, de traitement, d’usage, de partage et de communication de l’information » (Chaudiron et Ihadjadene, 2010, 3).
Gilles Sahut (2023) pointe trois entrées pour les pratiques d’information en Sciences de l’information et de la communication coexistant entre information behavior, information practices et information expérience. Partant ainsi d’une approche outil à une approche usager en passant par une approche systémique, l’analyse des pratiques d’information s’organise autour d’une perspective socioculturelle et en rapport avec les théories de l’activité et de la pratique. (Zhong, 2023)
Les pratiques informationnelles se veulent être des "activités informationnelles concrètes, régulières et situées au sein de contextes sociaux identifiés" (12) ; elles supposent ainsi des compétences sociales et s’inscrivent dans une théorie constructionniste sociale.
Dans cette lignée, Anne Cordier avance la notion d’expérience informationnelle comme étant la clé de compréhension du rapport à l’information, plaçant l’individu dans une dynamique collective et globale.
A la lumière de ce focus théorique, nous préférons l’expression de « pratiques d'information » : contrairement aux pratiques informationnelles, les pratiques d’information expriment les rapports multidimensionnels à l’information et sont « l’ensemble des activités régulières et des expériences en rapport avec l’information, médiées techniquement ayant pour but de s’informer, communiquer, publier et créer du lien social ; nous ajoutons que dans les pratiques d’information entrent en jeu les représentations, les connaissances et les compétences individuelles et collectives, en construction. » (Entraygues, 2020, 41) Elles permettent de considérer à la fois les pratiques sociales, les pratiques scolaires, les pratiques personnelles, les pratiques informationnelles, communicationnelles ou encore ludiques.
Entre informalité et formalité : délimitation du contexte d'usage
Nous discernons deux types de pratiques d’information, d’une part les pratiques formelles, “les pratiques prescrites par l’école, modélisées selon des critères d’efficacité collective, de rendement informationnel mais aussi de légitimité culturelle” et d'autre part les pratiques informelles “pratiques sociales ordinaires, non prescrites ou régulées par une autorité, non structurées de manière explicite, mais efficaces dans la satisfaction qu’elles procurent au quotidien.” (Kovacs et Béguin 2011)
Tout au long de notre travail de recherche, nous avons choisi de conserver cette opposition théorique entre ces deux types de pratiques parfois complémentaires : nous pensons qu’il existe une porosité entre ces deux contextes d’usage en apparence opposés. (Béguin-Verbrugge 2006)
L’Intelligence artificielle générative
Dans un deuxième temps, nous n’avons pas pour prétention de poser une définition informatique de l’IAG mais nous voulons apporter des éléments de langage en science de l’information et de la communication. Nous pouvons considérer l’intelligence artificielle (IAG) comme des systèmes informatiques capables de s’engager dans des processus de type humain tels que l’apprentissage, l’adaptation, la synthèse, l’autocorrection et l’utilisation de données pour des tâches de traitement complexe. » (Popenici & Kerr, 2017)
Au-delà d’être une simple technologie, l’IAG se veut être une copie de l’intelligence humaine : « une technologie capable de produire des résultats similaires à ceux issus du cerveau humain. Il s'agit d'un outil informatique qui effectue des actions ou exécute des tâches qui, il y a peu, étaient le propre des êtres vivants, humains ou animaux. [...]. L'intelligence artificielle désigne donc les dispositifs technologiques visant à simuler et, in fine, remplacer l'intelligence naturelle, cherchant à reproduire les capacités de l'homme et de l'animal à percevoir, discerner, comprendre, apprendre, raisonner, calculer, mémoriser, comparer, choisir etc. » (Barraud, 2020)
C’est justement ce point qui pose question et de nombreux chercheurs pointent une incohérence sémantique privilégiant l’expression d’une « intelligence augmentée » qui aide « les êtres intelligents à avoir plus de capacités et à être meilleurs dans des domaines spécifiques » ((Julia & Khayat, 2019)
Nous parlerons essentiellement des intelligences artificielles génératives de textes, d’images, de vidéos … car ce sont ces systèmes les plus faciles d’accès qui sont investis par les jeunes. On peut citer ChatGPT, DallE, BloomIA, Perplexity, Midjourney, l'IAG de Canva.
Nous n’affichons pas la volonté de poser une définition exhaustive mais il est important de bien comprendre l’IAG dans toutes ces dimensions. A présent, nous traiterons de l'IAG à la lumière des préoccupations éducatives.
Puisque nous nous positionnons dans un contexte scolaire, nous constatons d’une part pour première réaction de la communauté éducative une approche coercitive des systèmes mettant en jeu l'IAG dans l'éducation (Petit 2024 ; Diallo 2023). Puis dans un deuxième temps et à la vue des difficultés d’interdiction d’utilisation de l’IAG, une volonté d’introduire l’IAG en tant que technologie au pouvoir de changement transformateur (Walter, 2024), les possibilités de création et la maitrise technologique pouvant favoriser l’innovation et la pensée critique.
MÉTHODOLOGIE EMPIRIQUE ET DESCRIPTION DU CORPUS
Nous avons choisi, pour mener notre réflexion par le biais d’une recherche scientifique, une méthodologie qualitative afin de saisir les représentations et les pratiques d'information juvéniles en lien avec l'IAG et de les faire dialoguer en elles.
Pour ce faire, nous avons mené des entretiens semi directifs compréhensifs sur cinq terrains dans des établissements scolaires dans l'académie de Bordeaux avec 50 élèves volontaires de la cinquième à la terminale : un EREA, un collège, un lycée professionnel et deux lycées généraux en Gironde et dans les Pyrénées Atlantiques de janvier à mai 2024.
Les entretiens comportaient huit questions ouvertes sur le fonctionnement, les outils, les pratiques et les représentations de l'IAG, et le lien avec la scolarité. Nous avons adopté une approche systémique et compréhensive et tenté de faire émerger les intentionnalités des sujets.
Questions ouvertes pour les entretiens avec les élèves Que signifie IAG ? Pouvez-vous expliquer le principe de l’IAG, son fonctionnement ? Donnez trois mots clés relatifs à l’IAG Utilises-tu l’IAG ? Connaissez-vous des outils IAG ? Utilisez-vous des outils ? Pensez-vous que l’IAG soit une évolution positive ? Pensez-vous que l’IAG puisse vous aider dans votre scolarité ? Avez-vous déjà utilisé ou abordé l’IAG à l’école ? |
A partir des verbatims des sujets, nous avons effectué une analyse discursive et en avons extrait des tendances et des discours représentatifs et explicatifs sur l’IAG. Nous illustrerons nos résultats avec des morceaux représentatifs ou extrairons parfois des fragments significatifs.
Le corpus est certes à étayer mais notre échantillonnage s'avère tout de même représentatif et hétérogène. Nous pensons à moyen terme poursuivre notre enquête scientifique sur d'autres terrains notamment dans l'académie de Montpellier.
PISTES DE RÉSULTATS À LA LUMIÈRE DES PRATIQUES ET DES REPRÉSENTATIONS DES JEUNES
Nous proposerons trois axes de résultats qui émanent de notre réflexion scientifique et découlent des pratiques et des représentations juvéniles. Nous tenterons de le mettre en résonance avec les prescriptions sociales liées à l'IAG ainsi qu'avec l'EMI.
IAG : une utopie sans limites ?
Tout d'abord, l'IAG apparait comme un objet mi-homme, mi-robot. Le fonctionnement de l'IAG est peu connu et demeure opaque, seul le résultat compte et c'est cela qui participe aux fantasmes et aux imaginaires liés à la technique et en particulier à l'IAG. (Flichy 2001)
Ina (EL10ES2) fait des suppositions quant au rôle d’un robot tout comme Eillie, perplexe lors de nos échanges (EL8ES4) qui hésite sans que cela l’empêche de s’en servir :
On va poser une question et l'IA va nous répondre en fonction de notre demande. Je pense que c'est un robot qui doit répondre. (EL10ES2)
C'est un, j'imagine que c'est un ordinateur. Ou un robot. Voilà. Après, le fonctionnement exact… (EL8ES4)
Pour Enzo (EL2ES1), le fonctionnement est obscur mais cela ne pose pas de problème pour l’aboutissement de la recherche : ça fonctionne c'est des trucs internes et en fait, ça peut générer plein de choses.
L’anthromorphisation des systèmes liés à l’IAG participe au transfert de confiance excessive que les jeunes mettent dans cette technologique.
La satisfaction immédiate du besoin d'information occulte la question du fonctionnement et transforme l'IAG en une ressource informationnelle infinie.
Marie (EL13ES3) exprime la diversité des résultats avec l’IAG : Ça va générer des informations, qu'importe ce qu'on demande… Tout et n'importe quoi j'ai envie de dire. Par exemple pour trouver des sources d'un document ou répondre à des questions. C'est très varié en fait.
Marion (EL2ES5) souligne les interactions possibles sous la forme de questions/réponses : On peut leur poser des questions, une question et des réponses. Ils savent beaucoup de choses.
Thomas (EL7ES5) insiste sur l’apprentissage possible de l’IAG ce qui la rend presque humaine, accessible et crédible : Je dirais que ce qui fait sa particularité, c'est qu'elle apprend, je dirais.
La facilité d’accès, la forme simplifiée de la requête et la réponse en langage naturel participe à cette focalisation sur le résultat dans un paradigme « d’expérience informationnelle » (Cordier 2021). Les pratiques d’information étudiées s’insèrent dans une dimension anthropologique et systémique forte.
Ina (EL10ES2) semble partagée en réponse à notre question sur le statut de l’IAG en tant qu’évolution technologique positive : oui parce que ça peut aider beaucoup de personnes mais d'un côté non, parce qu'on ne sait pas trop ce qu'il y a derrière l'écran, même si ça doit être un robot, mais ça me fait peur de ce côté-là, je ne sais pas trop.
David (EL1ES3) qui est en seconde générale et qui semble bien informé fait le parallèle avec un robot géré par l’homme, il cerne bien le fait que c’est l’être humain qui fabrique l’intelligence artificielle et qu'ensuite elle se suffit à elle-même : c'est comme un individu entièrement électronique qui n'est pas dirigé par des êtres humains en tout cas qui est juste configuré par des humains et qui fonctionne elle-même toute seule.
Cependant, nous avons remarqué que la majorité des élèves interrogés parle de l’IAG comme d’un individu à part entière, avec verbes actifs, un pronom personnel féminin ce qui participe à la mise en confiance. L’IAG dans les imaginaires juvéniles incarne une source informationnelle sans fonds aux origines méconnues. Nous nous interrogeons sur le fait que ces pratiques informelles et non acceptées par l’école et les médias engendrent une utilisation manquant d’analyse réflexive et d’esprit critique. A force de délégitimation, le risque est de passer à côté d’un accompagnement pédagogique pertinent.
IAG et risques
Dans un deuxième temps, nous développerons l'idée que l'IAG est une innovation technologique potentiellement dangereuse à travers l'influence des discours prescrits et médiatiques dans les représentations juvéniles.
Les paniques morales liées au numérique ont alimenté depuis toujours l’introduction sociale des technologies : l’IAG n’est pas épargnée qu’il s’agisse du discours médiatique ou scolaire.
Pour Andrea (EL8ES2) il s'avère que le risque est bien présent même si on n'en connait pas l'origine : Les informations … enfin qu'on donne je pense qu'il les retient ah oui là du coup c'est dangereux.
Pour Eillie, (EL8ES4), cela génère de la peur, faisant allusion aux données personnelles et à leur exploitation sans expliciter davantage. Ça me fait très peur… Et donc, ça veut dire qu'ils ont accès à nos données. Et ça, je trouve ça quand même un peu effrayant de savoir que, ben, on sait pas qui il y a derrière. Oui. Donc, il y a des... Enfin, forcément, c'est relié à quelqu'un au bout d'un moment donné. Donc, ça veut dire qu'il y a des gens qui ont nos données. Oui. Et ça fait peur.
Dans la suite de l’entretien, on apprend que dans le cadre de l’option HGGSP Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences politiques, les élèves de sa classe ont utilisé l’IAG pour des exposés. En dépit de ce contexte, Eillie n’a pas retenu le fonctionnement exact d’un des outils utilisés et malgré ses doutes, cela lui arrive aussi d’utiliser Perplexity parce que c'est vrai que c'est un moyen rapide, selon moi […] comme ils nous donnent les sources... C'est vrai que c'est rassurant
Le critère des sources fait basculer le jugement d'Eillie, on émettra l’hypothèse que cela pèse dans la crédibilité de l’outil.
Némo (EL10ES5), élève de terminale spécialité mathématiques pointe les risques relatifs à un dépassement de l’homme par la machine : Ça peut être une bonne idée notamment pour les recherches, mais le problème c'est que l'IA, les professionnels de l'informatique développent de plus en plus de l'IA sans forcément se modérer.
Entre peur, risque et panique morale il n’y a qu’un pas. Pour une utilisation en compréhension, l’insertion de l’IAG dans les pratiques d’information juvéniles montre la nécessité de développer l’esprit critique (Petit, 2022). Il s’agit de parvenir à une insertion de compétences liées à une réalité informationnelle actuelle et de permettre par la transmission d’une culture générale du 21ème une forme d’empowerment informationnel et citoyen.
Quand ChatGPT rime avec tricher ?
Dans une dernière partie, nous voulons souligner que le rôle de l'IAG dans les pratiques d'information juvéniles résulte d'un dispositif d'aide et d'assistance.
Nous avons décelé un paradoxe entre le discours scolaire déclaré par les élèves et les pratiques personnelles informelles. De nombreux élèves reviennent sur le discours de leurs professeurs qui présente l’utilisation de l’IAG comme une triche formulant ainsi une mise en garde quant à des devoirs réalisés grâce à elle.
Andrea (EL8ES2) prévient : ils nous disent de juste pas utiliser ChatGPT et qu'ils savent si on l'utilise tout comme Némo (EL10ES5) qui répète la réaction de ces enseignants : Oui, de temps en temps, des profs qui trouvent que la tournure d'une phrase fait un peu trop à l'intelligence artificielle, qui disent "faites gaffe".
Marion (EL2ES5) une élève de lycée général, après s'être confiée, mal à l'aise, sur le fait qu'elle avait déjà utilisé ChatGPT trois fois pour débloquer des commentaires en français, poursuit : Si tout le monde commence à faire ça, ça n'a plus aucun intérêt, par exemple, pour les devoirs. Les notes, elles vont totalement changer. Elle semble tiraillée entre un besoin d’aide et une représentation des apprentissages incompatibles avec l’IAG, tout comme David (EL1ES3) : Les autres fois, je préfère faire par moi-même. D'accord. Parce que si ça peut donner une habitude, c'est mauvais pour les études.
L’IAG n’est pas perçue comme un tuteur, un professeur ou un assistant fantôme, mais plutôt comme un partenaire d’entraînement (Walter, 2024), comme le démontrent nos verbatims.
L'IAG remplace parfois l'adulte pour l'aide aux devoirs quand il n'y a pas de personne-ressource et reste disponible en permanence : Eillie (EL8ES4) avoue y avoir recours une fois par semaine, quand je fais mes devoirs et qu'il y a un truc que je comprends pas.
Jules (EL7ES4) et Eillie (EL8ES4) se servent de l'IAG comme d'un moteur de recherche, il fait des recherches pour, par exemple, les exposés ou elle interroge Perplexity quand elle est intéressée par un sujet ou un film,
Selon Zoé (EL12ES4), cela peut aussi être un gain de temps pour un devoir d'anglais ou le résumé d'un livre. Les adolescents utilisent l’IAG dans leur quotidien scolaire, l'IAG facilitant ainsi l'accès à l'information et permettant un gain de temps pour les recherches. Cette technologie incarne un lien dans le rapport à l'information ce qui nous amène à parler de médiations des savoirs et médiation de l’information puisqu'elle épaule les usagers vers une explication et une reformulation de notions scolaires. Il s’agit d’une passerelle entre des connaissances scolaires souvent complexes et une réponse à leurs besoins d’apprentissage. (Gardiès & Fabre, 2015)
Cependant, nous avons noté que son usage rencontre une résistance à cause des discours normatifs de l'école et véhiculés également par les médias. Nous ne développerons pas cet aspect dans cet article.
Perspectives de recherche pour l’EMI
Entre l’image médiatique et scolaire de l'intelligence artificielle, on remarque une injonction paradoxale, d’une utilisation inéluctable mais non prescrite : ceci induit des pratiques d'information personnelles et spontanées juvéniles non assumées dans un contexte scolaire. Entre un manque de connaissance et un imaginaire décalé voire faussé, et à la lumière des résultats qui se dessinent, nous pensons que l'école ne s'en empare pas de la bonne manière. En effet, considérer l’impact des représentations dans l’appropriation pédagogique de l’IAG permettrait de légitimer les pratiques juvéniles.
En outre, intégrer l’IAG dans le contexte scolaire signifierait dans un premier temps de dépasser les représentations des enseignants liés aux imaginaires technologiques (Walter, 2024) et d’accepter que les pratiques sociales devancent parfois les prescriptions scolaires.
Afin de détourner les problématiques liées à l’utilisation de l’IAG, il s’agirait de repenser l’apprentissage vers des environnements d’apprentissage plus dynamiques, interactifs et centrés sur l’étudiant (Chiu et al., 2023). En tant qu’application dans l’éducation et en cohérence avec les pratiques juvéniles, on pensera également au développement de la créativité.
Olivier Le Deuff parle de culture algorithmique comme d'une nouvelle culture de l'information au même titre que la maitrise de l'information et afin de s'adapter à l'environnement numérique actuel. Il retient la définition suivante : Algorithmic literacy — a subset of information literacy, algorithmic literacy is a critical awareness of what algorithms are, how they interact with human behavioral data in information systems, and an understanding of the social and ethical issues related to their use. (Head, Fister et MacMillan, 2020, p. 51) Littératie algorithmique — un sous-ensemble de la maîtrise de l'information, la littératie algorithmique est une conscience critique de ce que sont les algorithmes, de la manière dont ils interagissent avec les données comportementales dans les systèmes d’information et une compréhension des enjeux sociaux et questions éthiques liées à leur utilisation. (traduction personnelle)
Pour aller plus loin dans nos propositions, Divina Frau-Meigs situe l'IA literacy, l’ensemble des compétences qui permettent aux individus de bien évaluer les systèmes d’IA, mais aussi de communiquer et collaborer efficacement avec ceux-ci. (Hargittai et al., 2020) comme la continuité de la litéracie algorythmique et la data literacie. L'omniprésence de l'IAG sur les réseaux sociaux et dans les médias exige une utilisation raisonnée afin de parvenir à une compréhension des enjeux sociaux, technologiques et économiques. (Frau-Meigs, 2023, 2024)
Cette approche permettrait de prendre en compte les imaginaires liés à l'IAG, de comprendre le fonctionnement des algorithmes, les enjeux éthiques, économiques et géopolitiques.
L'accès à l'information implique à l'avenir l'utilisation d'une IAG et une recentration sur les problématiques et les notions info-documentaires. Les pratiques d'information nécessitent alors un esprit critique aiguisé capable d'identifier l'auteur, la source et la véracité d'un document, n'est-ce pas un des objectifs premiers de l’EMI ?
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NOTES
[1] https://eduscol.education.fr/692/les-travaux-academiques-mutualises-traam