N°6 / Questionner les manières d’habiter les espaces documentaires d’accès aux savoirs : une approche sensible

Du CDI physique au CDI numérique. Les espaces documentaires scolaires, entre injonctions institutionnelles et pratiques professionnelles de terrain

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Florence Michet

Résumé

L’émergence des technologies de l’information et de la communication touche directement les lieux chargés de diffusion. Le centre de documentation et d’information (CDI) n’échappe pas à cette règle imposée par le numérique. Les pratiques et modes de gestion des professeurs-documentalistes sont profondément transformés par les nouvelles technologies et le numérique mais aussi par les nouvelles pratiques des élèves. Le cadre de la profession a d’ailleurs été redéfini par la circulaire de mission de mars 2017 synonyme de cette évolution et d’une redéfinition nécessaire. Comment les professeurs documentalistes gèrent les injonctions institutionnelles face à leurs propres pratiques et à l’existant ?

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Abstract : The emergence of information and communication technologies directly affects the places in charge of diffusion. The documentation and information center does not escape this rule imposed by digital. The school librarians’ practices and management techniques have been deeply transformed by the new and digital technologies, but also by the new practices of the pupils. The framework of the profession has also been redefined by the March 2017 mission circular synonymous with this evolution and a necessary redefinition. How do School’ librarians’ manage institutional injunctions in the face of their own practices and the existing ones?

Keywords : digital, professional practices, school librarian’, CDI, space.

 

INTRODUCTION

Le CDI, en tant que lieu de savoir existe toujours comme lieu physique mais tend à se dématérialiser devenant accessible via internet. Selon Olivier le Deuff (2015, p.5) « la documentation ne disparaît pas avec le numérique et encore moins avec le web ». Mais cet invisible nous submerge du point de vue informationnel. Ce contexte de travail sur lequel porte notre recherche s’inscrit dans une double contradiction : d’un côté nous avons les politiques numériques impulsées progressivement en fonction des réalités sociales et technologiques et de l’autre les acteurs de l’innovation avec des démarches soit individuelles soit sous forme de corporatisme. Ce double discours regroupe le caractère militant du ministère et l’organisation des acteurs autour du numérique. Il mène au même résultat : un cadre injonctif renforcé par une batterie de textes, circulaires, décrets et confronté aux pratiques de terrain.

Pour comprendre la question de l’espace au CDI et la politique globale autour du numérique il faut les inscrire dans une temporalité d’acteurs (ministres, rédacteurs de rapports...) et de textes. Imposer le numérique dans l’éducation n’est pas chose facile et cela depuis l’incursion même de ces outils dans les apprentissages. Les professeurs documentalistes s’approprient le numérique en fonction de leurs envies, leurs possibilités et les moyens à leur disposition en l’absence de réelles prescriptions. Mais ils sont aussi contraints par le CDI, espace physique dont ils dépendent. « Les lieux de savoirs sont donc engagés dans des processus de changement, mais dont la phase initiale est d’abord de s’assurer de la non-destruction du modèle initial » (Devauchelle, 2012, p.33). L’informatique a pris de l’ampleur parce que les technologies ont fortement évolué et les usages également au point d’être présents à tout moment dans la sphère sociale et privée des jeunes. Dans cet article nous nous intéresserons aux pratiques professionnelles des professeurs documentalistes gestionnaires d’un espace de documentation scolaire en pleine mutation, soumis aux injonctions ministérielles. Dans un premier temps, nous reprendrons brièvement le rôle de l'histoire de l’introduction de l’informatique dans ces espaces récurrents des établissements scolaires du secondaire. Ensuite, nous nous pencherons sur l’éducation nationale en tant qu’organisation particulière. Enfin nous repèrerons dans les discours des professionnels leurs pratiques pour organiser l’espace physique qui leur est confié en fonction des besoins actuels des usagers, des injonctions du ministère et de l’existant nous permettant de donner quelques prescriptions pour l’avenir. Par conséquent, comment le professeur documentaliste tiraillé entre injonctions institutionnelles et besoins professionnels spécifiques peut-il proposer un service qui réponde réellement et efficacement aux usagers dans son organisation globale ?

METHODOLOGIE ET ANALYSE DES RESULTATS

L’article s’appuie sur des entretiens semi-directifs individuels menés auprès de 41 professeurs documentalistes de la région PACA exerçant en collège ou lycée public, titulaires du CAPES, ou stagiaires, affectés à l’année sur un même établissement. Ces entretiens visent à restituer les pratiques professionnelles actuelles de ces professionnels de l’information pour articuler les espace physique et numérique, tiraillés entre les injonctions institutionnelles et les possibilités du terrain.

Le matériau ainsi constitué a été analysé « épisode par épisode » relatant les moments importants pour les acteurs : ceux qui relèvent de la routine et ceux qui apparaissent inhabituels. Nous avons comparé le sens des paroles relavant ce qui est de l’ordre des éléments répétitifs, les logiques récurrentes pour isoler les tendances conjecturelles spécifiques à certains établissements procédant donc à un double niveau : un niveau générique opérant une « photographie globale » de la situation puis un second niveau plus spécifique repérant les réponses originales voire marginales.                                                       

LE ROLE DE L’HISTOIRE

L’histoire porte à notre connaissance les faits ayant contribué à l’évolution de l’humanité et constituant sa mémoire. Ainsi le passé nous permet de comprendre les multiples changements dans la société de l’information, la dématérialisation et les modifications comportementales des usagers face au savoir. À travers les lois, réformes, textes, circulaires qui ont émaillés l’histoire de l’informatique dans le système éducatif nous pouvons mesurer l’impact de son introduction afin d’en repérer les conséquences et bouleversements induits sur les lieux de savoir tels que les CDI. Et comme Thucydide disait « l’histoire est un éternel recommencement » (Thucydide, Vème siècle av. J.C.). Yves Jeanneret (2011, p.23) nous rappelle que « comme toutes les sciences humaines dignes de ce nom, elles ne peuvent comprendre l’actuel qu’en examinant le passé ». Mais comme il le précise « il n’est pas question de faire œuvre de connaissance historique, mais bien de penser avec le recul de l’histoire, ce qui est en jeu aujourd’hui » (2011, p.24).

L’histoire de l’informatique c’est aussi l’histoire d’une innovation au sens donné par Alter (2010, p.5) « l’innovation est toujours une histoire, celle d’un processus. Il permet de transformer une découverte, qu’elle concerne une technique, un produit ou un concept, des rapports sociaux en de nouvelles pratiques ». Ce terme « innovation » est employé aujourd’hui à tort et à travers. Pourtant il s’agit de la diffusion et de l’accessibilité d’une invention dans le milieu social. Les politiques en font une priorité, « depuis plus de deux décennies l’innovation est considérée comme le facteur clé de la dynamique de nos sociétés susceptible d’impulser une nouvelle croissance économique » (Badillo, 2013, p.20). L’innovation surgit dans un monde socialement normé et le modifie en partie, y ajoute de nouvelles façons de faire, de nouveaux objets voire de nouvelles manières de penser. La micro-informatique, internet, se diffusent dans l’ensemble de la société et de l’économie. Ces innovations affectent tous les domaines pour s’imposer en tant qu’innovation globale. Aujourd’hui le numérique dans l’enseignement est associé à l’innovation mais cette intégration fut longue et difficile parce qu’il faut aussi des changements sociétaux et une acceptation de la communauté scolaire pour s’intégrer réellement.

L’histoire des espaces de documentation scolaire est profondément marquée par le numérique. S’il leur a permis de s’imposer en lieux de recherche documentaire central il est aussi à l’origine de leurs maux, il tend à effacer les frontières entre les espaces et prendre le pas sur l’imprimé. L’informatique a-t-elle suffisamment et correctement été « testée » dans le monde éducatif car sur le modèle de l’incitation, nous pouvons réellement en douter quand nous connaissons cette résistance qui existe encore chez certains à l’insertion du numérique dans les pratiques professionnelles et donc dans les apprentissages. Cette introduction de l’informatique puis du numérique dans l’éducation a connu plusieurs phases. Nous en avons dégagé trois principales.

Une phase d’expérimentation, des années 50 à la fin des années 80

Pendant ce temps long d’introduction de l’outil, les premiers CDI nommés CLDP (centre local de documentation pédagogique) marquent une rupture avec le passé. Le document se diversifie, son exploitation pédagogique s’intensifie et son usage se popularise. Si la conjecture est ouverte aux innovations pédagogiques il s’agit uniquement d’EAO (enseignement assisté par ordinateur). Différents plans informatiques se succèdent : plan « 58 lycées » (1970), plan « 10 000 micro-ordinateurs » (1980) arrêté pour raisons budgétaires et changement de gouvernement, « plan informatique pour tous » (1985) stoppé l’année suivante au changement de majorité, une fois de plus. La multiplication des rapports, textes, circulaires au cours des années 70 montre une intention louable de placer les CDI au centre d’une rénovation pédagogique dont ils auraient pu être les moteurs mais ils sont aussi le reflet d’une réelle difficulté de définition des différentes missions de ces professionnels. Jean-Louis Durpaire (2006, p.79) affirmait que « le développement des CDI est concomitant de l’entrée de l’informatique dans l’enseignement secondaire puisque la première opération, dite des 58 lycées commence au début des années 70 ». La loi de décentralisation (1983) accélèrera la création des CDI avec la prise en charge des bâtiments et équipements par les collectivités territoriales. Au début des années 90 les jeunes sont déjà de grands consommateurs de nouvelles technologies. Il fallait donc s’en servir dans l’école en optimisant leur temps libre, hors de la classe, au CDI entre autres avec un accès aux technologies. Les CDI s’informatisent progressivement et l’outil acquiert une position centrale, gestion du fonds et recherche.

Il aura fallu 40 ans pour espérer voir les usages se généraliser mais c’était indispensable même si on peut regretter que le secteur économique se servait de l’école pour donner des habitudes de pratiques et d’usages comme le dit Baron (1997, p.122) « l’école a servi de banc d’essai pour des technologies ayant en commun d’avoir été prises en compte à l’école avant d’être totalement socialisées ». La politique a mené la danse passant allègrement de plans très ambitieux à l’arrêt complet.

Une phase d’appropriation au début des années 90

Il s’agit d’un temps d’appropriation, de généralisation des usages avec le multimédia et internet. Nous passons d’une informatique centralisée à une informatique en réseau. C’est aussi le temps de l’explosion documentaire avec la numérisation des contenus sur cédérom. L’usager peut dorénavant utiliser l’outil informatique au CDI pour faire ses recherches délaissant les fiches cartonnées. Le CDI n’est plus uniquement un lieu de conservation des documents, il devient un espace d’initiation à la recherche documentaire. Mais l’obsolescence des matériels et des logiciels, la rareté des connexions s’ajoutent aux limites imposées par les enseignants eux-mêmes parfois incapables de s’emparer de cet outil alors que l’initiation des élèves est ressentie comme une nécessité, moyen de communication et ouverture culturelle. De nouveaux plans s’enchaînent. Le projet Renater[1] (1993) donne aux CDI une place essentielle pour le développement de l’outil à l’intérieur d’un établissement scolaire. Dans son rapport « Réseaux et multimédia dans l’éducation » (1997) le sénateur Gérard confère à ces espaces de documentation scolaire une importance à jouer dans les apprentissages grâce à la transversalité des technologies de l’information et de la communication. Suivi de la dissolution de l’assemblée ce projet a vite été oublié. Il a été suivi du PAGSI[2] (1998) qui place internet pour un enseignement amélioré et prévoit un renforcement des moyens humains et financiers. Mais ce n’est pas sans compter sur la résistance des enseignants et les contraintes d’équipement. Les connexions s’accélèrent et se font souvent au CDI. Il est plus souvent question d’équipement que d’usages pédagogiques ou de formation professionnelle.

Une phase d’institutionnalisation, des années 2000 à aujourd’hui

Elle correspond à une officialisation de la nécessité du recours au numérique dans les apprentissages et éviter aussi la « fracture numérique ». L’informatique devient sociale et a pris petit à petit le nom de numérique. 60 ans après les premières apparitions dans l’enseignement, cette préoccupation est encore au centre de l’éducation actuelle et de sa transformation. Elle est une prise de conscience de la part des institutions du problème de l’appropriation par les acteurs. Si utiliser les outils pour rendre un cours plus attrayant est une habitude bien installée, l’intégration réelle dans les apprentissages reste laborieuse. Cette phase a démarré avec l’instauration du B2i pour vérifier les compétences maîtrisées par les élèves et s’assurer de leurs acquis. Il supposait également une maîtrise de ces compétences par l’enseignant qui évalue. Le plan « RE/SO 2007[3] » (2002) prévoyait l’équipement d’un ordinateur pour 3 élèves en collèges et lycées et avait pour mission première « l’alphabétisation numérique ». Les tentatives qui suivront de transformer le CDI en 3C (centre de connaissances et de culture) ou LC (learning centre) n’ont pas reçu l’accueil attendu et les professionnels y voient plus une transformation de la fonction que du lieu. Une nouvelle relance du numérique à l’école a eu lieu en 2009, encore, puis 2012 avec les deux missions Fourgous[4]. Puis vient la refondation de l’école de la République (2013) et le plan numérique pour l’éducation : réforme du collège et EMI[5], Réforme du lycée, dernière en date et création d’un Capes informatique prévu pour 2020. Cette phase d’institutionnalisation dans laquelle nous sommes encore actuellement permet cette prise de conscience de la part des institutions du problème de l’appropriation chez les acteurs. Le système éducatif conserve ses formes premières et reste frileux face aux changements. L’intégration de l’innovation, quelle que soit sa conception, disruptive ou incrémentale, est complexifiée et ralentie par le contexte normé de l’enseignement et des pratiques particulières des professeurs documentalistes. Le numérique fascine et aujourd’hui instruire sans l’utiliser devient suspect. Les pratiques professionnelles se transforment lentement mais inexorablement.

Chaque plan informatique s’articule en plusieurs points : l’annonce du plan alliant promesse et espoir de réussite, les expérimentations avec le déploiement d’équipements, enfin le bilan éventuellement. Wolton (2017, p.208) confirme que « les plans d’informatisation ont été innombrables, assortis de l’obsession de « réduire la fracture » numérique sans jamais être suivis d’évaluation ». Il n’y a donc jamais eu de réels réajustements.

L’ORGANISATION EDUCATION NATIONALE

L’approche systémique parce qu’elle est une approche scientifique globale des systèmes politiques, économiques ou sociaux nous permet d’avoir une vision synthétique du problème du numérique dans le système éducatif. Nous reprenons ici la définition de Joël de Rosnay (1975, p.33) sur le système, c’est « un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un tout », ici la réussite des élèves. Nous considérons l’Education nationale comme une organisation, marquée par une forte hiérarchie très structurée dans ses propositions et ses décisions avec à sa tête un chef, puis des personnes occupant les différents échelons intermédiaires et la base. Les tâches sont distribuées, chacun a son objectif à atteindre et son rôle à remplir. Avec ses côtés rigides, le système éducatif laisse peu de place à l’informel. C’est un système social structuré, hiérarchisé, une administration au sens de gérer et organiser dans le domaine public. Mais elle est construite sur un modèle différent des autres secteurs publics. « A première vue, l’éducation nationale est avant tout une organisation de type gestionnaire : il s’agit de planifier, organiser, articuler des moyens susceptibles de permettre au système d’assurer ses grandes fonctions » (Buisson-Fenet, 2008, p.49). Son fonctionnement repose essentiellement sur la main d’œuvre à disposition et ses compétences. Selon la typologie des configurations organisationnelles développées par Henry Mintzberg (1982) elle entre dans la catégorie qu’il nomme « bureaucratie professionnelle », structure bureaucratique décentralisée au support logistique important et une grande autonomie des salariés. Sa stratégie est continuellement changeante et repose sur la compétence des acteurs. L’élément clé d’un tel système est le « centre opérationnel », rassemblant les membres de l’organisation. Ces professionnels y sont maîtres de leur propre travail en relative indépendance de la « ligne hiérarchique » assurant la transmission entre le « centre opérationnel » et « le sommet stratégique », les hauts dirigeants définissant la stratégie et les grandes orientations de l’organisation. Mais l’inconvénient est le manque de coordination, la routine et les freins à l’innovation. Les changements viennent principalement d’un lent processus d’évolution des professionnels. Le système éducatif français peut être assimilé au « système politico-administratif » dont parle Durand (2017, p.110) avec « une forte centralisation des pouvoirs, une réglementation abondante et détaillée, un dirigisme encore vivace, un statut du personnel très protecteur, l’existence d’un sous-système juridictionnel particulier ». Le reproche qui peut lui être fait est le repli sur lui-même le rendant peu ouvert. Le sens donné par Crozier et Friedberg à l’organisation dans « l’acteur et le système » (1977) est celui que nous retenons : une structuration des rapports humains en action. Les contraintes liées au pouvoir cohabitent avec une part de liberté qu’il faut obtenir, défendre et élargir par l’intermédiaire de la négociation. L’action collective telle que ces deux auteurs l’envisagent n’est pas un phénomène naturel ou spontané, c’est un construit social, « un groupe, tout autant qu’une organisation, est un construit humain et n’a pas de sens en dehors du rapport à ses membres » (Crozier, Friedberg, 1977, p.50). Michel Crozier parle du phénomène de la bureaucratisation (1971) : les fonctionnaires sont recrutés par concours, accomplissent une carrière dans un secteur spécifique tout en devant obéissance à leur supérieur hiérarchique opposant une résistance au changement. « La plupart de nos dirigeants politiques sont conscients de cette situation préoccupante et s’efforcent d’y porter remède, mais malheureusement de manière inappropriée en multipliant notamment les lois et règlements pour tenter de corriger les défauts et archaïsmes du système, alors qu’il faudrait à l’inverse privilégier des mesures de simplification et améliorer la visibilité de la réglementation » (Durand, 2017, p.110). Ils complexifient le système plus qu’ils ne lui permettent de changer. La réglementation se fait souvent dans l’urgence. Les projets de réforme font l’objet d’une application bien trop rapide, un manque de méthode et de savoir-faire observé par Durand. La multiplication des niveaux décisionnels nuit à l’organisation générale du système. « En France, une question essentielle est celle de l’organisation des niveaux territoriaux. En effet, nous n’en avons pas moins de six : la région, le département, la sous-préfecture, le canton, la commune et le quartier ce qui conduit à la confusion et au gaspillage » (Durand, 2017, p.120). Le problème majeur d’un système tel que celui de l’éducation est celui de l’ampleur des personnes qu’il touche : élèves, professionnels, parents. Les budgets considérables, les écoles, collèges et lycées en nombre colossal amplifient les difficultés de régulation, autant de personne autant d’objectifs différents. L’administration de l’éducation est placée sous l’autorité d’une personne, le ministre, acteur politique, membre d’une majorité gouvernementale issue des élections. Il dirige un cabinet au sein duquel il nomme ses propres collaborateurs (Vasconcellos et Bongrand, 2013, p.16). L’omniprésence de la hiérarchie multiple alourdit encore les prises de décision et la circulation des informations, des recteurs nommés par le Président de la République aux inspecteurs académiques. Les chefs d’établissement jouent un rôle de plus en plus central occupant une position à la croisée des chemins, représentants de l’État et président des conseils d’administration des EPLE[6].

La répartition des compétences entre l’État et les collectivités est clairement établie. Le fonctionnement matériel des établissements, les réparations ainsi que les matériels pédagogiques constituent des domaines octroyés aux collectivités de rattachement ainsi que la gestion des personnels participant à ces installations ou à leur entretien. En revanche, tout ce qui est du domaine pédagogique est la « chasse gardée » de l’État et c’est peut-être là que se situe le problème, une mauvaise communication entre les parties. La construction de ce système en conformité avec les directives nationales et européennes fait obligatoirement face à la logique des acteurs contraints par le système. 

LE PROFESSEUR DOCUMENTALISTE, GESTIONNAIRE ET PEDAGOGUE

« Sous l’autorité du chef d’établissement, le professeur documentaliste est responsable du CDI » (circulaire, 2017). Il a donc la charge entière de cet espace particulier et récurrent d’un établissement scolaire du secondaire. Il est donc « maître à bord » en ce qui concerne l’organisation fonctionnelle de l’espace qui lui est confié lors de son affectation. Ces professionnels sont d’ailleurs très attachés à leur espace de travail qu’ils désignent souvent accompagné d’un déterminant possessif « mon » CDI. C’est là qu’ils exercent leurs missions et accueillent le public. « Le professeur documentaliste plus que n’importe quel autre professeur habite son lieu d’exercice professionnel » (Leblond, Moracchini, Pierrat, 2012, p. 55). Les enseignants de musique ou de technologie par exemple sont eux aussi contraints de faire « avec les moyens du bord ». Le lieu qui les accueille doit répondre à leurs attentes pour y exercer sereinement leur activité. Mais ces locaux sont profondément différents selon l’établissement d’implantation, la date de construction des locaux ou rénovation ce qui les contraints à s’adapter.

L’espace consacré à la documentation scolaire n’est régi par aucune prescription particulière si ce n’est la collectivité en charge de sa création et l’architecte qui feront certains choix en tenant compte de pseudo-règles issues de la bibliothéconomie.

Rénover les espaces de vie scolaire et d’apprentissage est une préoccupation institutionnelle actuelle. Dans un rapport ministériel (2017) « Favoriser la rénovation du patrimoine scolaire des quartiers populaires pour créer une école populaire et attractive », son auteur Olivier Klein, estime qu’« améliorer le bâti des établissements scolaires constitue une formidable opportunité de repenser le modèle scolaire et la nature de l’enseignement que nous souhaitons promouvoir au XXIème siècle ». Dans ses conclusions il met en avant « une modernisation des établissements scolaires pour répondre aux défis de l’école ». Quoiqu’il en soit les professionnels doivent pour l’instant se contenter des locaux auxquels ils sont affectés et dont ils ont la gestion.

Ces espaces physiques sont donc très inégaux. La plupart ont été pensés à une époque où il n’était pas question d’une « école numérique » ou de « plan numérique » même si l’informatique pouvait être présente elle n’avait pas envahi l’enseignement. « La finalité première de l’institution scolaire, tout d’abord affirmée dans le choix du terme « instruction publique », était alors de transmettre des connaissances qui fondent une culture commune mais aussi de « dresser » une population à se soumettre à des impératifs politiques et économiques » (Dizerbo, 2017). Le numérique est signe de nouveauté, modernité et nous pouvons nous demander s’il trouve réellement sa place dans les bâtiments de l’éducation nationale. Le CENESCO[7] (2017) révèle une enquête sur la qualité de vie à l’école notamment au niveau architectural rappelant que les établissements sont encore peu adaptés aux besoins numériques et conclut : « l’architecture, ses aménagements, voire le mobilier apparaissent souvent en décalage avec une autre faiblesse de l’école française : l’introduction de nouvelles orientations pédagogiques ». Peut-être parce que « cet espace est ancré dans l’histoire nationale » (Musset, 2012, p.1) mais surtout parce que « de nos jours la massification scolaire, le renouvellement de la pédagogie, les TICE – ainsi que la décentralisation en France – sont parmi les éléments qui font changer l’école et donc l’espace scolaire. Architectes et pédagogues savent que l’espace peut être prescripteur même si l’espace scolaire ne peut souvent qu’accompagner du mieux possible les réformes : le temps du bâti est en effet plus long que celui des textes » (Musset, 2012, p.3). La standardisation provoquée par la commande publique a créé la plupart des bâtiments encore utilisés aujourd’hui et ce à cause de la nécessité de répondre à la demande.

Massification, entre ancien et moderne

Nous pouvons penser que des locaux récents entraînent assurément la modernité des équipements et un plus grand nombre alors que des locaux anciens seront dotés de moins de matériel avec une adaptation rendue plus difficile. Dans les discours de ces professionnels pédagogues, gestionnaires d’un espace physique, les CDI issus d’une époque ancienne donnent des paroles à tendance négative, ils sont peu satisfaits de l’existant même s’ils ont pu y apporter des améliorations. Les problèmes pointés empêchent une utilisation optimale de l’espace associé au numérique, il est mal intégré ou en tout cas pas comme ils le souhaitent. La configuration même de l’espace bloque : « il y a des poteaux qui dérangent », « ça se voit qu’il n’a pas été rénové depuis si longtemps », « le collège est de 1982. Il est dans un état pitoyable. Les locaux sont vétustes » même s’ils essaient parfois de minimiser le problème « il est un peu vieillot ». Le numérique coexiste avec ces locaux anciens et ainsi ils semblent d’un autre âge.

Cette massification de l‘enseignement n’a pas aidé la conception de locaux adaptés « c’est précisément la démocratisation de l’enseignement qui va quelque peu éloigner le bâti des perspectives pédagogiques » (Hébert, Dugas, 2017). Le nombre d’élèves à accueillir a contraint de bâtir rapidement et à moindre coût avec par exemple les bâtiments de type Pailleron[8]. « Depuis 1986, les réflexions polycentriques associées à la décentralisation et la multiplication des acteurs dans les programmes de construction ne semblent pas favoriser l’attention sur le lien entre les modèles pédagogiques et les perspectives architecturales. En d’autres termes, l’articulation entre pédagogie et espaces scolaires semble concurrencée par des considérations plus environnementales, esthétiques et financières » (Hebert, Dugas, 2017). La qualité d’un environnement scolaire varie également d’un établissement à l’autre. Nous faisons référence ici à « l’effet établissement ». Tous les établissements ne se ressemblent pas du fait de la population accueillie, de l’implantation géographique, des enseignants qui y exercent, de la structure, de la modernité des locaux, des choix d’orientation pédagogique et de la collectivité territoriale qui en a la charge. Les locaux, leur organisation et leur état participent à cet « effet ». « Analyser les différences entre établissements constitue donc une démarche irremplaçable pour apprécier la manière dont l’hétérogénéité des performances des élèves dans un pays s’est explicitement ou implicitement « gérée » par le système scolaire. À ce titre, l’étude de « l’effet établissement » revêt (ou devrait revêtir) une importance politique considérable » (Grisay, 2006, p.217). Pourtant les professeurs documentalistes malgré des locaux désuets essaient d’en faire des espaces agréables et accueillants et leur trouvent finalement un certain charme « je vois des CDI modernes bien plus froids », « ce n’est pas un obstacle que le bâtiment soit ancien ». Parfois l’espace à destination de la documentation est trop vaste ou trop exigu « le CDI n’est pas très grand, je manque de place ». Mais ce qui gêne le plus « c’est plutôt la configuration de l’espace mais pas forcément la date de création », la conception même de l’espace est loin d’être toujours en accord avec les activités qui vont s’y dérouler. Ce que souhaitent actuellement les professeurs documentalistes c’est plus de modularité de l’espace et de mobilité dans l’espace. Une certaine souplesse dans la configuration grâce à du matériel déplaçable « j’aurais préféré (à la place des ordinateurs) une classe mobile[9] pour pouvoir bouger », « il faudrait maintenant intégrer la modularité, des espaces modulables.

« Coordonner architecture et technologie est la base de la réflexion pour repenser des espaces qui doivent de toute façon être très modulables compte tenu de l’avancée frénétique des technologies digitales – ce qui complique la tâche des architectes et des concepteurs » (Musset, 2012, p.5). La recherche d’information n’est plus perçue de nos jours comme une action où le sujet est assis devant un ordinateur. D’ailleurs des tests sont en cours dans certains CDI « j’ai fait un fablab au CDI pour bricoler des choses, des meubles sur roulettes, des tables légères et en fonction des activités on bouge tout » et il en est très satisfait. Les expériences de fablabs ou « makerspaces », apprentissage par l’expérimentation, lieux virtuels et physiques à la fois, font l’objet d’une insertion positive dans les bibliothèques scolaires à l’étranger notamment au lycée Monticello à Charlottevilles en Virginie. Cette experience relatée par Heather Moorefield-Lang et Megan Coker, renforce l’interdisciplinarité et modifie « the way knowledge is produced and how services will be offered in libraries » (2017, p.57).

Cette mobilité est une valeur ajoutée. Mais ce nomadisme est rendu difficile à cause du Wifi et des difficultés de connexion réseau récurrentes « la connexion internet est inexploitable. Difficile de faire des recherches. On ne peut pas montrer toutes les possibilités du numérique », « le numérique n’est pas bien intégré à cause du débit ralenti. Il n’est pas suffisamment intégré dans les pratiques à cause de ça, ce n’est pas de la mauvaise volonté ». Des problèmes purement techniques empêchent une utilisation optimale et la fibre optique n’arrive pas jusqu’à tous les établissements. Pourtant « le mouvement qui se dessine actuellement autour de la pédagogie inversée nécessite de revoir les espaces où l’élève peut se connecter aux ressources qui lui sont fournies. Il faut ainsi de nombreux points où l’élève pourra disposer d’un ordinateur connecté ou pouvoir utiliser son propre outil numérique » (Durpaire, Durpaire, 2017). Encore aujourd’hui c’est souvent au CDI que se trouvent les seuls points d’accès d’un établissement hors de la classe et il doit donc fournir le matériel nécessaire pour s’emparer de l’outil et progresser. Lorsque les bâtiments sont récents de nouveaux problèmes surgissent « c’est déjà dépassé. Les ordinateurs ont été pensé pour être à certains endroits mais ce n’est pas suffisant. Si on le refaisait aujourd’hui ce serait encore différent ».

C’est un problème autant spatial que technique, mobilités spatiale et technologique sont liées pour correspondre aux attentes actuelles des usagers. C’est aux collectivités territoriales de s’emparer de ce problème puisqu’elles interviennent sur les deux fronts : conception et technique.

La conception des nouveaux espaces, une approche « Bottom-up » espérée

Les professeurs documentalistes affichent ouvertement leur volonté de travailler sur les plans des futurs CDI ou des restructurations ou rénovations prévues. Ils demandent un droit de regard y compris lorsqu’il s’agit d’un nouvel établissement mais ils sont peu entendus : « on n’a pas pu faire ce qu’on voulait. Ils avaient décidé qu’un CDI est une médiathèque », « j’ai soumis des plans mais on n’en a pas tenu compte pour des raisons budgétaires ». Il n’existe aucun référentiel de construction de ces espaces et les architectes s’inspirent le plus souvent des modèles des bibliothèques voire médiathèques dont la destination et l’utilisation diffèrent même s’ils ont des finalités identiques. Lorsque l’enseignant a pu participer à cette conception il est enchanté « j’ai vu les plans, j’ai pu disposer et demander des choses avant la construction, les prises aussi. J’ai pu anticiper et participer à l’installation et c’est un plus » mais ce cas de figure est bien trop rare. Pourtant ne sont-ils pas les mieux placés pour faire ces choix ? Intégrer le professionnel dans le processus décisionnel, partir du terrain, prendre en compte ses propositions et recommandations pour élaborer un projet de conception d’un espace documentaire scolaire se présente comme une solution possible aux problèmes de choix.

Aux États-Unis, déjà en 2003, un groupe d’étude et de recherche from Central Public Services library units a rédigé « the Statement on Learning Spaces » à partir des besoins recensés par les bibliothécaires de la bibliothèque de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign. Cette déclaration s’est basée sur des discussions avec les professionnels, partant du terrain afin de repérer les espaces les plus porteurs en termes d’attente de la part des usagers et d’apprentissage (Hinchliffe,2005). Cette déclaration a servi de base à de nombreux projets.

Un livre blanc du numérique éducatif

Un travail de repérage des difficultés de communication entre les collectivités territoriales et le ministère a été engagé par les conseils départementaux en charge des collèges. Le conseil départemental investit dans la construction des locaux, les équipements et emploient le personnel pour entretenir les locaux et le matériel. Ainsi au 87ème congrès des départements de France en octobre 2017 ils ont dévoilé le livre blanc du numérique éducatif « les politiques départementales sur le numérique éducatif : avancées et perspectives »[10]. Il reflète le malaise ressenti dans les discours de nos enquêtés. Il fait suite à une enquête ayant pris fin en septembre 2017 et dresse un état des lieux de ce qui a pu être réalisé pour envisager l’avenir sous de meilleurs hospices. Il pointe « la grande disparité de la mise en place du numérique dans les établissements » et présente le BYOD comme une solution, une nouvelle manière de faire des économies. Ils souhaitent passer d’une relation verticale avec le ministère à un partenariat horizontal pour élaborer les projets et également rapprocher les collectivités régionales et départementales pour la question scolaire, raisonner par territoires et non par structure. Le reproche est dirigé vers la multiplication des projets successifs subis par les établissements et les payeurs ce qui a complexifié le système. Ils posent une question centrale : « le numérique dans les collèges, comment en est-on arrivé là ? » Le dernier plan numérique pour l’éducation a eu son rôle d’impulsion mais a révélé les problèmes sous-jacents, une relation basée sur les décideurs/payeurs « le ministère pense et décide, les collectivités financent (si elles le peuvent) ». Dans cette enquête on repère des éléments de convergence essentiels : la volonté de coopérer et coordonner leurs actions avec les instances académiques. Mais ce livret ne concerne que le numérique et n’évoque pas les locaux mais il est un premier pas dans le repérage des difficultés de communication avec un ministère imposant un engagement financier conséquent.

LE PLAN NUMERIQUE ET LES PROFESSIONNELS DE LA DOCUMENTATION SCOLAIRE

Lorsque nous parlons du dernier plan numérique avec les professeurs documentalistes, les réponses se font souvent attendre synonyme soit d’un embarras par méconnaissance de la parole officielle soit par manque d’intérêt. Il s’agit pourtant d’un point fondamental, la connaissance par les agents concernés des réformes et actions engagées par l’institution pour l’école. Certains tentent l’esquive prétextant connaître puisque « je vais aux réunions ». D’autres ont pu laisser s’échapper des rires nerveux voire moqueurs, des réponses à tâtons « on ne s’attache qu’à des problèmes matériels même si c’est important mais au-delà de l’équipement et des ressources ce qui manque actuellement c’est la formation des enseignants puis des élèves ». Quant à cette formation, lorsqu’elle existe, elle se contente de faire un catalogue d’outils disponibles pour travailler avec les élèves sans aller au-delà « très souvent on te forme à un outil mais pas à une méthode de penser. On ne te dit pas les postures à prendre ». « On met la charrue avant les bœufs » parce qu’ils pensent être équipés avant d’être formés. Même si ces dernières années « il y a eu un effort de fait sur la mise à disposition des ressources et un travail de clarification, de tri, de design des sites comme Eduthèque ou Eduscol. Il y a une bonne réponse aux besoins de contenu des professeurs » mais reste le problème de l’utilisation qu’ils en font par manque de formation. L’accompagnement aux changements devient une nécessité et s’exprime régulièrement dans les discours. Ces réponses franches et honnêtes nous éclairent sur le peu d’intérêt porté « je ne sais pas si je l’ai lu », « un plan numérique ? Encore ? ». Cet état d’esprit est celui de ces professionnels persuadés de ne pas avoir besoin d’attendre des injonctions ministérielles pour se pencher sur la question numérique et l’intégrer dans leurs pratiques quotidiennes de gestionnaire et pédagogue. « La politique ça m’énerve. Ça change tous les deux ou trois ans. Cela demande de l’énergie pour des choses qu’on fait quand même », « je rentre dans le cadre sans m’y intéresser », « ils se sont emparés de notre discours sur l’éducation aux médias » déçu de ne pas être réellement impliqué dans l’enseignement de l’EMI[11]. Les professeurs documentalistes ont rapidement fait du bricolage avec le numérique sans attendre et « il y a tellement de différence entre la réalité et ce qu’on voudrait qu’elle soit ». Pourtant « c’est dans nos missions de former les élèves à l’utilisation du numérique » et « nous les profs docs on est en première ligne ». Il s’agit bien en effet d’une prescription officielle de la circulaire de mission (2017) « le professeur documentaliste, enseignant et maître d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias » mais « il y a tellement de différence entre la réalité et ce qu’on voudrait qu’elle soit ».

LE MAITRE MOT, L’ADAPTATION

« L’école ne doit pas être un lieu de résistance à cette modernité, mais au contraire doit permettre de s’adapter plus vite » (Wolton, 2017, p.208). Les professeurs documentalistes avancent leur possibilité d’accommodation aux différents problèmes par l’emploi de termes évoquant leur capacité d’adaptation très développée « on est obligée de s’adapter à l’environnement », « le numérique n’est pas vraiment bien intégré au CDI et effectivement on s’adapte », « c’est à moi de m’adapter ». Le professeur documentaliste ne choisit pas son espace de travail lorsqu’il est nommé il doit s’approprier l’existant. La capacité d’adaptation est une qualité et une compétence professionnelle souvent recherchée par les employeurs pour s’adapter à des changements rapides bouleversant les habitudes de travail. Elle est une condition d’exercice de la profession. Le problème est que tout va trop vite et comme le dit Wolton (2017, p.208) « la modernité ? C’est tout, tout de suite. La quantitatif devient progressivement le qualitatif. Les professeurs, passeurs pourtant bien indispensables, deviennent aujourd’hui presque des obstacles, puisque chacun peut tout faire ». Il pense que « l’école ne doit pas être un lieu de résistance à cette modernité, mais au contraire doit permettre de s’adapter plus vite ».

Adaptation à l’espace certes mais aussi adaptation aux attentes nouvelles des usagers qui voient la bibliothèque comme un lieu de rencontre, de réunions, un « meta-meeting place » (Aabo, Audunson, 2012) soulignant son rôle social dans la sphère publique, espace ouvert et accessible à tous chacun ayant un projet différent, alliant parfois leurs travaux, discussions ou activités de loisir. « It is a place for inspiration, learning, meeting and performance » (Di Marino, Lapintie, 2015). Le professeur documentaliste doit aussi s’adapter à ces nouvelles demandes d’usagers en quête d’activités de plus en plus variées demandant des espaces clairement définis pour les exercer.

MAINTENIR UN LIEN DOCUMENTAIRE AVEC LES ELEVES

Pour répondre aux nouvelles exigences des usagers, les bibliothèques ont rapidement mis en place des « services de référence virtuels » comme extensions des « services de référence présentiels »[12]. Un tel dispositif, complexe à organiser et tributaire d’un projet bien pensé et étayé, développerait plusieurs aspects positifs : augmenter la présence numérique du CDI avec une ouverture sur tous les usagers de l’établissement concerné ; aider tout de même les élèves qui ne viennent jamais au CDI et peut-être les attirer ; « lutter » contre le monopole des moteurs de recherche ; constituer des dossiers de recherche, numériques et réutilisables comme les professionnels le faisaient autrefois avec les dossiers documentaires papier. Un tel service intègrerait évidemment la politique documentaire globale de l’établissement et grâce à ce système les professeurs documentalistes pourraient porter plus loin leur médiation, hors les murs, et revenir à une notion de « service » conçue comme « l’aide et l’orientation de l’utilisateur de sa recherche de l’information pertinente » (Accart, 2008, p. 26).

CONCLUSION

Le comportement informationnel de l’élève a profondément changé entraînant la transformation des espaces documentaires scolaires. Parmi les évolutions nécessaires des CDI et les pistes pour l’action décelées à travers les discours des professionnels interrogés nous retenons tout d’abord l'éventualité de les laisser moduler les espaces comme ils le souhaitent grâce à du mobilier déplaçable, sur roulettes, léger, accompagné de matériel numérique mobile pour varier les postures d’apprentissage. En effet la possibilité d’organiser l’espace en fonction des activités qui vont y avoir lieu est un plus qu’il ne faut plus négliger. Pour encourager ce nomadisme il est primordial d’améliorer les connexions internet dans les établissements et songer au Wifi systématiquement. Pour essayer d’éviter les difficultés actuelles dans l’organisation spatiale, les oublis ou les aberrations, quelques préconisations précises pour la création des nouveaux espaces pourraient voir le jour, à la manière d’un cahier des charges, rédigé par des professeurs documentalistes soucieux d’un fonctionnement global optimal parce que l‘espace joue aussi sur les apprentissages et la manière de dispenser un enseignement. Un CDI n’est pas une médiathèque, les besoins sont différents, les publics aussi, même s’ils se ressemblent par certains aspects. Et bien sûr utiliser systématiquement les compétences des professionnels pour concevoir les nouveaux espaces parce qu’ils sont tout de même les mieux placés pour les penser concrètement, en fonctionnement. Donc au lieu de partir des prescriptions de l’institution, il serait intéressant de pratiquer une démarche inverse, le propre de l’innovation, à savoir demander directement aux intéressés, les acteurs, tiraillés entre injonctions institutionnelles, moyens techniques et financiers, désirs de pratiques et réussite des élèves au centre de leurs actions, ce qu’ils souhaitent pour qu’un CDI fonctionne mieux dans son organisation spatiale bouleversée par le numérique pour éviter les écueils rencontrés quotidiennement.

Nous sommes dans une étape de transition des espaces due à la transformation de la pédagogie par le numérique. « Repenser les espaces fera changer les pratiques, et c’est d’ailleurs ce qu’attendent les usagers » (Musset, 2017, p.5). Plus que rénover il faut maintenant reconceptualiser. « Les architectes doivent concevoir la réversibilité du lieu, c’est-à-dire que le changement de fonction du lieu ne doit pas affecter l’ensemble » (Musset, 2017, p.19). Les collectivités font l’économie de la pédagogie dans tous les domaines : locaux, équipements, maintenance et le ministère impose sa pédagogie sans s’assurer que les équipements suivent. Déjà en 2003 Daniel Moatti pointait dans un article les difficultés de communication car « en réalité, le service de l’Education nationale, tel qu’il est conçu en France, reste l‘exemple de la rencontre du principe d’égalité et de la norme administrative » et il semble qu’elle soit « au centre d’une communication perturbée qui a de fortes conséquences sur les individus, fonctionnaires, enseignants, élèves, dont les secousses ébranlent la société française dans son ensemble ». 15 ans plus tard nous en sommes toujours au même point.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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[1] Réseau national de télécommunications pour la technologie, l’enseignement et la recherche. 

[2] Plan d’action gouvernemental pour la société de l’information.

[3] Pour une REpublique numérique dans la SOciété de l’information

[4] Jean Michel Fourgous, maire d’Elancourt, auteur de deux rapports successifs : « Réussir l’école numérique » et « apprendre autrement à l’ère numérique ».

[5] Education aux médias et à l’information

[6] Etablissement public local d’enseignement

[7] Conseil national d’évaluation du système scolaire

[8] Établissements en structure métallique et panneaux de bois tirant son nom d’un collège où est survenu un incendie dramatique.

[9] Meuble sur roulettes contenant des ordinateurs portables ou tablettes reliés au réseau de l’établissement grâce à une borne Wifi.

[10] http://www.departements.fr/livre-blanc-politiques-departementales-numerique-educatif/

[11] Education aux médias et à l’information

[12]Jean-Philippe Accart les définit ainsi : « L’expression « service de référence présentiel » sert à désigner un lieu physique, un espace d’accueil et de renseignement dans la bibliothèque ou le service de documentation ou d’archives, par opposition ou en parallèle avec un service à distance » (2008, p. 25).

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Le rapport à l’espace au CDI, une donnée structurante

Laurent Jeannin, François Malessard, Samira Ibnelkaid

L’analyse d’une centaine de photographies de Centres de Documentation et d’Information (CDI) déposées par les professeurs documentalistes sur les réseaux sociaux conforte la proposition de Fabre (2017, p.5), que « les documentalistes tentent d’appréhender l’espace documentaire via le découpage de l’espace en dénominations, attributions et activités spécifiques » et vont dans le sens d’une sacralisation des espaces au sens de Moulin (2004). Le cadrage théorique emprunte trois approches, à savoir la catégorisation de l’espace de pratique, les affordances spatiales, l’action et la...

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