INTRODUCTION
Qu'il soit abordé à l'échelle de l'organisation à travers la notion de contingence socio-technique (Mintzberg, 1982) ou à l'échelle individuelle notamment sous l'angle du leadership (Pettigrew, 1987), le thème de la transformation organisationnelle est récurrent en sciences de gestion (Pesqueux & Triboulois, 2004) dans le champ académique (Van de Ven & Sun, 2011) comme dans la littérature professionnelle (Autissier, Johnson & Metais-Wiersch, 2018). L'intégration de la notion de développement durable au moyens de normes (Savall, Zardet, Cappelletti & Pigé, 2016), de logique marketing, de pression politique ou encore de conviction personnelle de dirigeants, conduit à incorporer dans l'orientation des activités courantes des considérations portant sur un horizon temporel ou un horizon spatial plus lointains qu'auparavant (Marchais-Roubelat & Roubelat, 2008) : externalisation des activités polluantes, transfert de responsabilités, empreinte carbone. De manière concomitante, l'accroissement des flux d'information et des capacités de traitement (Coutau-Bégarie, 2009) augmente la pression temporelle sur les choix organisationnels (Kahneman, 2003). Les organisations actuelles doivent donc faire face à l'incorporation d'éléments stratégiques additionnels alors précisément que les délais pour y parvenir se raccourcissent (Orlikowski & Yates, 2002).
Le domaine du développement durable contient par essence les problématiques liées au changement climatique, qu'il s'agisse de l'atténuation des émissions anthropiques de gaz à effet de serre ou de l'adaptation aux effets du changement climatique. En adoptant les 17 objectifs du développement durable en septembre 2015, l'Assemblée générale des Nations Unies cible le changement climatique par l'objectif 13 intitulé « Mesures relatives à la lutte contre les changements climatiques »1. Quelques mois plus tôt, la 3e conférence mondiale des Nations Unies sur la réduction des risques de catastrophe a établi le cadre de Sendaï visant à déterminer l’action des gouvernements nationaux et de la communauté internationale pour réduire les risques de catastrophe et bâtir des nations résilientes jusqu'en 20302. Dans le domaine du climat, l'accord de Paris3 a été conclu en décembre 2015 pour donner un cadre d'action renouvelé à la convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) à la suite de la période couverte par le protocole de Kyoto. La conclusion de ces accords internationaux ratifiés par la France, aux statuts et ambitions différents, constitue un cadrage de haut niveau des activités faisant l'objet de cet article. En parallèle du plan international, un cadre communautaire et un cadre national existent également pour le développement durable, ce dont témoignent la série des rapports annuels de l'ONERC publiés depuis 20054 (notamment ceux de 2016 et 2017) et les rapports réguliers du délégué aux risques naturels majeurs publié régulièrement par le Ministère de la transition écologique et solidaire5 pour ce qui concerne la réduction du risque de catastrophe.
Notre centre d'intérêt se situe à une plus petite échelle, puisque nous examinons les transformations organisationnelles à l'intersection du domaine du changement climatique et de la réduction du risque de catastrophe, plus précisément à l'évolution de certains systèmes d'alerte précoce (EWS, early warning systems) dans une logique d'adaptation au changement climatique (ACC). La figure 1 représente de manière schématique le sous-domaine d'intérêt résultant (noté « i »). Il s'agit de tenir compte d'effets du changement climatique (IPCC, 2018) dans l'évolution d'activités actuelles (Van de Ven & Poole, 2005) pour les rendre structurellement plus résilientes et durables (Mondon, 2016). Compte-tenu des enjeux majeurs associés aux systèmes d'alerte (Lepape, 2004) en termes de préservation des personnes et des biens sur des échelles de temps courtes (jours, heures) il est légitime de penser que la préoccupation des effets du changement climatique, bien qu'à des échelles de temps beaucoup plus longues (décennies, siècles), soit prise en compte pour l'évolution des systèmes d'alerte. Partant de cette réflexion, nous avons élaboré une démarche de recherche empirique exploratoire qualitative (Miles, Huberman & Saldana, 2019). L'unité d'analyse de notre recherche est constituée par la relation entre les effets du changement climatique et l'évolution de systèmes d'alerte, à l’échelle de l’organisation.
L'objectif de cette recherche qualitative empirique exploratoire est, à partir de l'analyse des relations entre deux domaines d'activité, d'élaborer des hypothèses en matière d'interactions clés capables à faciliter l'hybridation de domaines d'activité. Il s'agit, in fine, de développer des « savoirs actionnables » (Argyris, 1996) en matière d'hybridation d'activités.
Nous présentons en premier lieu la méthode exploratoire consistant en une mise en perspective historique basée sur une enquête (au sens de Dewey, 1993) sur plusieurs décennies, et complétée par des observations participantes diachroniques réparties sur plusieurs années. Les résultats sont mis en exergue et justifiés par des extraits du corpus de données rassemblées. Nous les analysons ensuite en regard du terrain puis nous les discutons en regard de la littérature sur la transformation et l'anticipation. Enfin, nous proposons une conclusion en matière de savoir actionnable et de développement durable.
Figure 1 : positionnement de l'objet de recherche (i) dans le domaine du développement durable.
METHODE
La démarche exploratoire a été essentiellement conduite sous forme d'enquête (Dewey, 1993) et sous forme d'observations participantes diachroniques dans une posture ethnographique (Garfinkel, 1967) entre 2014 et 2019. L'observation comme l'enquête s'attachent à identifier et analyser les pratiques, au sens de réalisations situées dans l'espace et dans le temps (Gherardi, 2019), à travers des traces observables directement ou indirectement. Nous cherchons à identifier et analyser des relations d’adaptation au changement climatique – système d'alerte dans une mise en perspective temporelle du point de vue de l’action en train de se faire (Marchais-Roubelat, 2000). Le point de vue de l’action, considérée comme un processus historique (Tsoukas, 2010) présente l'avantage de ne pas postuler d’hypothèse spécifique sur l’organisation ni sur l'intentionnalité des participants. Cependant, l’avantage procuré par le point de vue adopté nécessite de relever plusieurs défis méthodologiques.
Comme dans toute approche de type historique, le premier défi consiste à définir la période de temps considérée. Nous avons choisi de faire débuter la période en 1990 avec la publication du 1er rapport d'évaluation du GIEC mis en place par l'Organisation mondiale de la météorologie et par le programme des Nations Unies pour l'environnement au cours des années précédentes. Cette date présente l'intérêt de précéder les politiques publiques climatiques en France et en Europe et de précéder la conclusion des premiers accords internationaux sur le sujet, dont la convention cadre sur les changements climatiques établie en 1992 à Rio au sommet de la terre. Dans le domaine de la réduction du risque de catastrophes, plusieurs dispositifs d'alerte pré-existaient à cette époque-là. Le deuxième défi consiste à pouvoir assister aux discussions entre les participants pendant que l'activité se déroule. (cf tableau 1). Le troisième défi pour le chercheur est de percevoir, au-delà du contenu formel de la communication, ce qui est en jeu dans le corpus de documents ou dans les discussions des participants à l'activité. Nous établissons un dialogue direct entre chercheur et praticien dans le cadre d'une pratique de recherche conçue spécifiquement dans cette logique (Avenier, 2009) afin de percevoir la réalité intersubjective (Sandberg, 2005) qui permettra une interprétation cohérente de l'action. La démarche de recherche relève distinctement du « paradigme épistémologique interprétativiste » selon la classification d’Avenier et Gavard-Perret (2012, p. 25). La posture ethnographique d'observation participante du chercheur, alors qu'il est en position de praticien en charge de certaines tâches secondaires associées à l'objet de recherche, est au fondement de la méthode. Il s'agit d'une position qui requiert des précautions importantes et une éthique de recherche stricte du fait de la proximité avec l'objet de recherche et avec les participants (Miles, Huberman & Saldana, 2019). L'immersion dans l'activité constitue une condition d'accessibilité directe à l'objet de recherche pendant l'action en train de se faire qui est plus difficilement accessible autrement. Cette démarche de recherche adossée à un parcours de praticien nous paraît de plus de nature « à favoriser l'actionnabilité de savoirs élaborés » (Avenier & Schmitt, 2007). Les principales périodes d'immersions au sein d'activités au cours de la période 2014-2015 sont indiquées par ordre chronologique dans le tableau 1 :
Période |
Domaine |
Evénement associé à l'objet de recherche |
Lieu |
Position du chercheur et niveau d'immersion |
25-30 mars 2014 |
CC |
38e session plénière du GIEC, adoption AR5 WGII : Impacts, Adaptation, and Vulnerability |
Yokohama |
Représentant de gouvernement |
26/11 au 6/12 2014 |
CC |
20e conférence des parties à la CCNUCC |
Lima |
|
Mars 2015 |
DRR |
3e conférence mondiale pour la réduction des risques de catastrophe |
Sendaï |
Expert scientifique de 1er niveau, équipe de négociation |
Mai 2015 |
CC |
Intersession de la CCNUCC |
Bonn |
Expert scientifique de 1er niveau, équipe de négociation |
octobre 2015 |
DRR |
6e forum européen pour la réduction du risque de catastrophe |
Paris |
Représentant des services de l’État, délégation nationale |
13/11 au 12/12 2015 |
CC |
21e conférence des parties à la CCNUCC |
Paris |
Coordinateur d'experts et agent de liaison CCNUCC, équipe de négociation |
2016 |
CC |
Evaluation du 1er PNACC |
Paris |
Coordinateur du rapport, Ministère de l'environnement |
18/8/2016 |
CC |
Bureau du GIEC |
Genève |
Représentant gouvernement |
Décembre 2016 |
CC |
22e conférence des parties à la CCNUCC |
Marra-kech |
Président d'un groupe de négociation scientifique et technique |
2017 |
CC |
Consultation nationale préparatoire au 2e PNACC |
Paris |
Coordinateur de la consultation et du rapport, Ministère de l'environnement |
mai 2017 |
DRR |
Plateforme mondiale de la réduction de risque de catastrophe |
Cancun |
Expert scientifique de 1er niveau, délégation nationale |
Octobre 2017 |
CC |
Installation de la commission spécialisée Climat du conseil national de la transition écologique |
Paris |
Secrétaire es qualité, Ministère de la transition écologique et solidaire |
Novembre 2017 |
DRR |
Conseil d'orientation de la prévention des risques naturels majeurs |
Paris |
Expert scientifique de 1er niveau, |
10/1/2018 |
DRR |
1er séminaire des opérateurs des risques naturels |
Paris |
Relations institutionnelles, Etablissement public administratif Météo-France |
Avril 2018 |
DRR |
Focus groupe de particulier sur la perception d'informations d'alerte |
Orléans |
Observateur, représentant du commanditaire de l'étude |
18/10/2018 |
DRR |
comité interministériel de pilotage de la vigilance météorologique |
Paris |
Secrétaire es qualité, Etablissement public administratif Météo-France |
Mars 2019 |
DRR |
comité interministériel de pilotage de la vigilance météorologique |
Paris |
Secrétaire es qualité, Etablissement public administratif Météo-France |
Mai 2019 |
DRR |
Assises nationales des risques naturels |
Montpe-llier |
Organisateur d'événement parallèle, Météo-France |
Juillet 2019 |
DRR |
comité interministériel de pilotage de la vigilance météorologique |
Paris |
Secrétaire es qualité, Etablissement public administratif Météo-France |
14/9/2019 |
DRR |
2e séminaire des opérateurs des risques naturels |
Paris |
Relations institutionnelles, Etablissement public administratif Météo-France |
Tableau 1 : récapitulatif des principales observations en immersion entre 2014 et 2019.
Le corpus de données est constitué de compte-rendus, de publications officielles, de notes d'observation, de rapports de documents préparatoires, de notes d'entretiens libres, de captation vidéo d'événements, de retranscription de prises de parole publique, de rapports d'inspection, de retours d'expérience, de bilans annuels, de discours, de communiqués de presse.
RESULTATS
Préalablement à l'analyse des relations entre adaptation au changement climatique et systèmes d'alerte, quelques résultats préliminaires sont importants à exposer pour chacune des deux extrémités de la relation.
Séquence d'activités liées à une catastrophe naturelle d'origine météorologique
Au cours de la période considérée, plusieurs catastrophes d'origine météorologique ont touché le territoire français tant en métropole qu'outre-mer, notamment : en 2016 de fortes précipitations et inondations, en 2017 les cyclones Irma-Maria-José, en 2018 une sécheresse sévère, en 2019 des vagues de chaleur. « Le nombre de demandes communales, déposées en 2018, est le plus important depuis la création de la garantie catastrophe naturelle en 1982 » avec 8161 demandes6. En examinant ces événements, il est possible de représenter schématiquement une séquence d'activités à partir de traces observables dans le cours de l'action. Le tableau 2 reprend les principales étapes de cette séquence en détaillant certains aspects. La présentation séquentielle est ordonnée selon le début de l'activité nommée (la fin n'étant pas systématiquement un préalable au début de la suivante). Cette représentation schématique représentative du cas général (ex. passage d'une tempête) n'a pour vocation que de faciliter la compréhension du lecteur peu familier avec la gestion de ce type de crise.
Éléments observables |
Séquence d'activité |
Acteurs |
Phénomènes naturels |
Connaissance |
Météo-France & autres laboratoires de recherche en sciences de l'atmosphère et de l'océan |
Lois de la thermodynamique |
Modèles conceptuels |
|
Modèles numériques |
Représentation numérique |
|
Champs de modèle |
Prévision numérique opérationnelle |
Météo-France |
Bulletins, analyses et produits expertisés |
Interprétation |
|
Carte de vigilance météo |
Évaluation des niveaux de risques |
|
Cartes synthétiques et commentaires |
Médiation technique |
Météo-France & médias |
Identification de moyens |
Préparation |
Autorités de gestion de crise & acteurs de la santé & associations agréés |
Mobilisation de moyens |
Anticipation |
|
Engagements de moyens, émission d'alerte, injonctions officielles |
Gestion de crise |
|
Arrêtés préfectoraux, municipaux |
Sauvegarde |
|
Déclarations, photos, vidéo, point d'information |
Bilan à chaud |
Autorités de gestion de crise & média & particuliers & associations |
Rapports épidémiologiques |
Bilan sanitaires |
Acteurs de la santé |
Rapports d'expertise, demandes d'indemnisation |
Inventaire des conséquences matérielles |
Experts & Assureurs & Réassureurs |
Avis de la commission CATNAT, arrêté ministériels |
Reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle |
Gouvernement & services de l'administration |
Rapport d'inspection, rapport d'audit |
Retour d'expérience |
Corps d'inspection & Bureaux d'étude |
Plan d'action gouvernemental, dispositifs règlementaires |
Prévention des risques |
Gouvernement & services de l'administration |
Tableau 2 : Séquence d'activités liées à une catastrophe naturelle d'origine météorologique.
L'alerte proprement dite (i.e. au sens du code de la sécurité intérieure) fait partie de l'activité de gestion de crise. L'expression système d'alerte désigne les dispositifs techniques et organisationnels qui permettent d'émettre une alerte vers la population. Dans la représentation schématique du tableau 2, le système d'alerte (ensemble des activités grisées) peut être scindé en deux volets correspondant à des domaines d'activité distincts :
-
un volet amont d'interprétation en vue de l'évaluation du niveau de risque essentiellement dans le domaine des sciences physique et de techniques d'applications ;
-
un volet aval de la préparation à la gestion de la crise essentiellement dans le domaine de la gestion des risques et de techniques de gestion.
Comme le relèvent la plupart des rapports d'inspection, et notamment les différents rapports consécutifs aux inondations de l'Aude en 1999 et aux tempêtes Lothar et Martin de la même année, le maillon constitué par l'activité de médiation entre le volet aval et le volet amont revêt une importance capitale (Sanson, Rochereau & Ravail, 2000) C'est à la suite de ces rapports qu'a été renforcée significativement en France l'activité « évaluation des niveaux de risque » avec la mise en place en 2001 du dispositif de vigilance météorologique (Calmet, 2018).
Résultat 1 : l'objectif du flux d'activités en amont de l'alerte consiste à réduire le temps entre la perception d'un risque significatif et l'émission de l'alerte associée.
Il s'agit, en gagnant du temps à chaque étape et dans l'enchaînement des étapes, de permettre de disposer de suffisamment de temps pour la mise en œuvre de mesures de sauvegarde individuelles ou collectives avant l'actualisation des effets du phénomène naturel sur un territoire, la logique d'action visant in fine à éviter que les conséquences d'un événement soient catastrophiques (Dupuy, 2002). C'est le paradoxe de la prévention des risques de catastrophe : agir dans la perspective d'une catastrophe pour qu'elle ne se produise pas.
Pratiques dans le domaine de l'adaptation au changement climatique
Dans le domaine de l'adaptation au changement climatique, les pratiques sont encore très proches des activités de recherche et sont beaucoup moins structurées que dans le domaine de la réduction du risque de catastrophe. La question de la composante anthropique du changement climatique est relativement récente puisqu'elle ne remonte qu'aux année 1970 même si la description du phénomène de l'effet de serre lui-même remonte à la fin du XIXe siècle.
Une fois la prise de conscience de la non-stationnarité du climat (quelle qu'en soit l'origine), la question que les acteurs posent aux climatologues est la suivante : « dites nous à quoi nous adapter et à quelle échéance, et on se débrouillera » (ingénieur exerçant dans le financement de l'aménagement du territoire, en 2012). Cette demande d'objectivation reflète une préoccupation qui est désormais partiellement traitée par le développement de services climatiques au plan national et au plan mondial (ex. mise en place d'un cadre mondial pour les service climatique par l'Organisation météorologique mondiale [OMM]) en prolongement des activités de recherche).
Ces services prennent différentes formes, un des plus anciens en France et dans le monde consiste à mettre à disposition les résultats de projections climatiques haute résolution sur le territoire national par l'intermédiaire du site « DRIAS Les futurs du climat »7 (lancé en 2012) élaboré par la communauté de recherche sur le climat en France et financé par le ministère en charge de l'environnement. Le service climat HD8 permettant de croiser les observations passées et les projections futures a été lancé en 2017. Il est par exemple possible avec ces services de comparer différents scénarios d'évolution climatiques avec l’expérience que l’on a des phénomènes des décennies précédentes. Au plan communautaire, le programme européen Copernicus finance et vise à structurer une large gamme de services climatiques généraux mais aussi propres à certains secteurs d'activité (ex. santé, agriculture, eau, énergie, réduction des risques de catastrophe).
Une forme de service innovant, mis au point à partir des techniques de détection attribution du changement climatique (i.e. détermination de la part attribuable aux activités humaines), permet de caractériser dès la fin d'un événement météorologique de forte intensité, la différence de probabilité de la survenue de cet événement dans le climat d'aujourd'hui et dans un climat non modifié par les activités anthropiques. En utilisant des outils de recherche, le site world weather attribution9 publiait le 2 juillet 2019 immédiatement après la première vague de chaleur de l'été 2019 en Europe : Every heat wave occuring in Europe today is made more likely and more intense by human-induced climate change […] Combining models and observations we conclude that the heat wave was made at least 5 times more likely
.
Résultat 2 : le domaine de l'adaptation au changement climatique s'est transformé en profondeur au cours des 3 dernières décennies en se propageant à partir des relations internationales (début des année 1990) à la recherche académique (fin des années 1990) puis à la fourniture de service (fin des années 2000) en quasi-temps réel (fin des années 2010).
Intersection entre DRR et ACC au niveau d'un système d'alerte
Après avoir abordé chacun des deux domaines, nous examinons ici les relations entre eux en s'attachant à identifier ce qui peut les refléter au sein des systèmes d'alertes. Ce parti pris provient de l'idée initiale que des éléments d'adaptation au changement climatique ont plus de chance d’être identifiés à ce niveau-là qu'ailleurs du fait de leur importance pour la population. Avant d'examiner les résultats sur ce plan, notons un résultat intermédiaire issu du croisement des résultats 1 et 2.
Résultat 3 : Les échelles de temps caractéristiques des activités liées à l'adaptation au changement climatique se rapprochent des échelles de temps caractéristiques des systèmes d'alerte.
Le résultat 3 conforte l'idée d'un rapprochement en termes de pratique dans la mesure ou l'hybridation de pratiques de domaines distincts semble a priori moins délicate lorsque les échelles de temps caractéristiques de chacune (Orlikowski & Yates, 2002) sont proches. L'année 2019 a été particulièrement riche sur ce point notamment avec l'occurrence de deux vagues de chaleur ayant conduit à franchir de nombreux records de température dont des records absolus de 46,0°C pour la France métropolitaine depuis le début des relevés10. Ces deux vagues de chaleur ont aussi conduit à activer pour la première fois le niveau rouge de la vigilance canicule (pris en charge depuis 2004). Les études épidémiologiques préliminaires conduites par Santé Publique France indiquent que « 1 435 décès en excès ont été observés » pendant les deux épisodes11. Au lendemain de la première vague de chaleur, les autorités de gestion de crise sanitaire ont demandé (courrier officiel de juillet 2019) aux opérateurs concernés un ré-examen attentif des méthodes et des référentiels permettant d'évaluer les risques pour les populations en matière de canicule dans le contexte d'un climat non stationnaire :
« Les enseignements de la gestion nationale et territoriale des deux épisodes exceptionnels de canicule ont été partagés au cours d’une réunion intersectorielle qui s’est tenue aujourd’hui.
Ils seront intégrés dès l’année prochaine au Plan National de gestion des Vagues de chaleur, afin de renforcer la préparation de la France à la gestion des canicules extrêmes, dans un contexte de changement climatique. »12
De plus les autorités de gestion de crise ont souhaité ré-examiner la durée de la période de veille active (initialement du 1er juin au 15 septembre). Le lien est tout aussi explicite dans le communiqué de l'OMM du 2 juillet 201913 :
« Climate-related risks to health, livelihoods, food security, water supply, human security, and economic growth are projected to increase with global warming of 1.5 °C and increase further with 2 °C. Limiting warming to 1.5 °C rather than 2 °C could result in 420 million fewer people being exposed to severe heatwaves, it said.
WMO is, therefore, stepping up joint action with the World Health Organization to try to tackle health risks posed by extreme weather, including heatwaves, and air pollution, with a special focus on urban areas. »
Nous assistons donc dans la période actuelle aux premières manifestations de pratiques effectives d'intégration de problématiques d'adaptation au changement climatique dans des dispositifs opérationnels d'alerte au niveau des autorités nationales et à un relai au niveau d'organismes internationaux du système des Nations-Unies.
Résultat 4 : les systèmes d'alerte précoce opérationnels sont en train d'incorporer des éléments d'adaptation au changement climatique dans une forme d'hybridation des activités de domaines inter-dépendants.
ANALYSE
Le domaine de la réduction du risque de catastrophes naturelles est un domaine d'activité relativement ancien par rapport à celui de l'adaptation au changement climatique. Voltaire et Rousseau ont développé au XVIIe siècle des argumentaires célèbres sur la question du hasard et encore d'actualité consécutivement au tremblement de terre de Lisbonne de 1755. S'agissant des phénomènes météorologiques, la prévisibilité des phénomènes se situant aujourd'hui entre quelques heures et quelques jours, des techniques d'anticipation existent. Ce constat, établi par Le Verrier consécutivement à une tempête catastrophique pour la marine de guerre française en 1851 en Crimée, est à l'origine des techniques de prévisions météorologiques opérationnelles dont l'usage concerne désormais aussi la sécurité civile et les services sanitaires. L'adaptation au changement climatique est un domaine d'activité beaucoup plus récent (postérieur à 1991) mais en expansion comme nous l'avons montré.
Cependant, si en 2019 on peut conclure que certains aspects de systèmes d'alerte sont influencés par les problématiques d'adaptation au changement climatique, la durée de propagation est de l'ordre de 25 à 30 ans depuis les premières conclusions du GIEC publiées en 1991. Les premières traces concrètes d'intégration de problématiques d'adaptation dans le cadre normatif français sont décelables dès juillet 2011. En effet, il concerne un dispositif de prévention, le zonage des risques de submersion marine sur le littoral. Il permet d'inclure (de façon facultative) la hausse future du niveau marin (cf annexe IV de la circulaire du 27 juillet 2011 relative à la prise en compte du risque de submersion marine dans les plans de prévention des risques naturels littoraux)14 dans la délimitation de zones avec des contraintes d'urbanismes spécifiques. Cet élément du domaine de la réduction de risque de catastrophe relève de l'activité de prévention des risques et non des systèmes d'alerte. Il resterait, cependant, à identifier des documents d'urbanisme ayant retenu cette possibilité au motif du changement climatique pour attester d'une pratique effective d'adaptation au changement climatique en matière de prévention des risques.
Les évolutions identifiées de système d'alerte en lien avec l'adaptation au changement climatique induisent la transformation de pratiques dans la détermination des référentiels opérationnels et par rétroaction une transformation de l'activité par hybridation de problématiques. En partant d'un dispositif conçu pour s'améliorer en continu dans un contexte de climat stationnaire, les opérateurs techniques, les autorités de gestion de crise et leur interfaçage se trouvent transformés. A plus haut niveau encore, les transformations repérées au niveau des dispositifs et celles qui s'engagent au niveau des organisations, questionneront certains équilibres de notre culture du risque (Dupuy, 2002). En effet, il faudra s'assurer que le sens que véhiculeront les alertes émises avec des référentiels renouvelés ou évolutifs, est bien compatible avec le comportement des particuliers dans une logique de préservation et de sauvegarde (Weick, 2007). Pour être caricatural, se pose la question de la pertinence et de l'intérêt en matière de sauvegarde d'une vigilance rouge canicule concernant un tiers de l'été une année sur deux sur la période 2020/2030 ?
Plus largement, la transformation des référentiels pour une partie (les systèmes d'alerte) de la chaîne d'activité décrite dans le tableau 2, questionne les équilibres généraux antérieurs et peut induire des transformations plus larges par la propagation des problématiques nouvellement intégrées dans d'autres activités interdépendantes (avales dans le cas présent) avec un risque de tension dans l'évolution des équilibres actuels entre secteurs d'activité.
Au niveau technique, les opérateurs des domaines climato-dépendants sont légitimes à se saisir spontanément des problématiques d'adaptation au changement climatique si la performance de leur activité en dépend significativement. Il est paradoxal de constater que la plupart des opérateurs n'investissent des ressources que depuis une dizaine d'années sur le sujet. Il est rassurant cependant de noter que la plupart développent des compétences (ex. ré-assureurs, assureurs, énergéticiens) pour objectiver leur dépendance aux effets du changement climatique et déterminer des pistes d'adaptation.
DISCUSSION
Le point de vue de l'action et l'approche par les pratiques des flux activités composant l'action (Gherardi, 2009) s'est avéré fertile puisqu'il a permis de mettre en évidence une relation en train de s'établir entre deux domaines. En 2019, nous avons pu observer l'émergence effective d'une relation entre les domaines de la réduction du risque de catastrophe et de l'adaptation au changement climatique par l'intermédiaire du système d'alerte canicule. Les domaines traités mettent en évidence une série de difficultés à dépasser (Weick, Sutcliffe, Obstfeld 2005) lorsqu'il s'agit de traduire dans les activités courantes d'organisation des problématiques émergentes (Jarzabkowski, 2004). Dans le cas documenté ici, les problématiques émergentes contribuent à anticiper une gamme de futurs possibles en modulant des activités d'aujourd'hui. L'évolution observée, en incorporant de manière irréversible des éléments inédits d'un domaine non pris en compte auparavant, constitue un marqueur de changement de phase d'action (Marchais-Roubelat & Roubelat, 2015) pendant une période de transformation. La manière dont les activités ont évolué par la modification de pratiques des participants de l'action (Sandberg & Tsoukas, 2011) constitue une champ d'investigation pour enrichir les connaissances sur l'organisation (Gherardi, 2000).
CONCLUSION
Les transformations examinées dans le domaine du développement durable sont à l'œuvre sur des échelles de temps de plusieurs décennies. Comme nous l'avons vu, l'incorporation de la non-stationnarité du climat dans les dispositifs de prévention des risques et de gestion de crise contribue à progresser vers les objectifs du développement durable des Nations-Unies. Produire des savoirs actionnables sur le thème du changement n'est pas chose aisée en période de transformation rapide et pourtant c'est probablement à ce moment là que l'apport de savoirs rigoureusement établis serait le plus utile aux organisateurs notamment pour dépasser les logiques défensives se développant dans l'organisation (Argyris, 2003).
Ces progrès sont-ils pour autant suffisants qualitativement et quantitativement ? Le groupe de travail II du GIEC s'efforce de répondre à cette question depuis plus de vingt ans. Sommes-nous capables de nous adapter à une vitesse suffisante par rapport à l'évolution du climat (Mondon 2017) dont la stabilisation n'est pas entrevue avant plusieurs décennies, compte tenu de l'inertie du système terre, même dans les scénarios les moins émetteurs de gaz à effet de serre ? Le degré d'urgence tant en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre que d'adaptation au changement climatique n'est peut-être pas suffisamment perçu. Peut-être que l'action des organisations n'est tout simplement pas compatible avec l'urgence du terrain et qu'une transformation plus profonde, notamment en termes de communication et de médiation, au-delà des dispositifs techniques, est requise.
BIBLIOGRAPHIE
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6 Dossier de presse CATNAT, Ministère de l'intérieur, mai 2019.
8 http://www.meteofrance.fr/climat-passe-et-futur/climathd ; HD pour haute défnition et hier-demain.
9 https://www.worldweatherattribution.org/human-contribution-to-record-breaking-june-2019-heatwave-in-france/
10 http://www.meteofrance.fr/climat-passe-et-futur/bilans-climatiques/bilan-2019/bilan-climatique-de-l-ete-2019
11 « Le point épidémio, Surveillance Canicule et Santé, Bilan national mortalité », Santé Publique France, septembre 2019.