Introduction
Les études d’impact du commerce équitable sur la transformation des territoires dans lesquels il s’inscrit constituent un enjeu majeur tant pour son existence que pour son développement d’un point de vue local, national et international. D’une part la performance économique, sociale et écologique des producteurs locaux s’inscrit dans un territoire spécifique, d’autre part elle contribue à la performance globale du commerce équitable à l’échelle internationale, voire à son existence même, car il dépend in fine de sa crédibilité auprès des consommateurs (Wang, Chen, 2019), ceux-ci acceptant de payer un surplus afin que les engagements éthiques, voire durables, soient tenus (Konuk, 2019). L’évaluation des effets locaux du commerce équitable et la communication qui en est faite jouent par conséquent un rôle essentiel dans son développement.
S’inscrivant dans le débat sur l’impact du commerce équitable et ses capacités à transformer durablement les relations socio-économiques, cet article propose une approche du commerce équitable centrée sur un territoire afin de proposer une réflexion sur l’articulation entre les effets directs du commerce équitable auprès des bénéficiaires et les capacités de transformation engendrées par le commerce équitable à l’échelle du territoire.
Après une analyse des principaux courants de recherches sur les études d’impact du commerce équitable, le territoire étudié est présenté, ainsi que la démarche de la recherche. On comparera dans un troisième temps l’évaluation des effets directs du processus de certification commerce équitable à l’échelle du groupement avec la perception qu’ont, à l’échelle territoriale, les principaux organismes liés à l’aménagement du territoire. Ce décalage de regards et d’échelles ouvre de nouvelles pistes de recherche et d’interprétation des capacités de transformation du commerce équitable sur un territoire spécifique, ainsi que des perspectives de recherches en termes de communication organisationnelle.
1) L’évaluation du commerce équitable en question
Le commerce équitable étant apparu pour venir en aide aux petits producteurs du Sud, de nombreuses études ont été menées pour évaluer ses effets. Elles se sont largement concentrées sur les effets directs du commerce équitable auprès des bénéficiaires (Vagneron et Roquigny, 2010, Dragusanu, Giovannucci, Nunn, 2014, Dammert et Mohan, 2015, Parvarthi, Waibel, 2016). D’autres approches se sont plus focalisées sur sa potentielle capacité à transformer les modèles économiques conventionnels selon deux principaux axes de recherche, l’un s’intéressant au « ré-enchâssement » de l’économie dans les relations sociales (Raynolds, 2000), l’autre considérant que si le commerce équitable promeut une attitude différente, il « néglige le fait que ce ne n’est pas une attitude, mais un ensemble spécifique de rapports sociaux de production qui aboutissent aux impératifs du marché capitaliste » (Fridell, 2007). Pour éviter le caractère globalisant de ces positionnements, certains chercheurs proposent des évaluations sur des domaines plus restreints, notamment des secteurs économiques particuliers (Staricco, 2016).
Les études d’impact en termes d’amélioration directe de la performance économique des producteurs bénéficiaires sont très nombreuses. Quelle que soit la méthodologie adoptée, la grande majorité des études conclut que le commerce équitable a un impact positif sur le prix d’achat, les revenus – ou l’accumulation d’actifs (Parvarthi et Waibel, 2016) – ainsi que sur les conditions de vie - notamment en termes de conditions de travail et de santé - des producteurs bénéficiaires dont il réduit la vulnérabilité (Bacon, 2005). Certains auteurs notent toutefois que les bénéfices du commerce équitable ne se répartissent pas nécessairement de manière équitable, dans certains cas ils ne profitent pas autant aux plus pauvres (Valkila, 2009, Ruben et Fort, 2012), ou varient selon l’ancienneté de l’engagement des bénéficiaires (Ruben et Fort, 2012). En ce qui concerne l’amélioration du bien-être des ménages, il est difficile d’attribuer les améliorations effectivement constatées au seul commerce équitable.
Les études d’impact de la filière certifiée sont nombreuses dans le second courant. Certains travaux évaluent les effets positifs de la certification commerce équitable sur la durabilité environnementale, au-delà des bénéfices qu’ils procurent aux petits producteurs (Makita, 2016). D’autres travaux portent sur la réalité de la participation des producteurs à la gouvernance elle-même (Bennett, 2016, 2017). Les impacts sociaux et environnementaux du commerce équitable sont finalement peu connus. Plutôt que de chercher à restructurer les relations socioéconomiques responsables de la marginalisation des petits producteurs et travailleurs, le commerce équitable s’orienterait vers de petites transformations en se contentant d’« aider certains groupes à entrer sur le marché capitaliste mondial à de meilleures conditions » (Fridell, 2006), les restructurations qu’il engendre pouvant même accroître la marginalisation des producteurs les plus vulnérables (Staricco et Ponte, 2015). Malgré ses effets largement positifs fondés sur un changement incrémental, le commerce équitable pourrait être concurrencé par d’autres initiatives alternatives, plus en rupture avec les filières conventionnelles (Bassett, 2010).
La cartographie d’études d’impact du commerce équitable commanditée par la Plateforme Française du Commerce Equitable, réalisée par I. Vagneron et S. Rocquigny en 2010 et effectuée sur la base d’un échantillon de 77 études (Vagneron, Roquigny, 2010), met en exergue la rareté des études d’impact sur le développement local, leur hétérogénéité, leur concentration sur les pays latino-américains – des études ont été menées depuis sur les zones les moins étudiées, notamment en Asie - et la difficulté de comparer les effets du commerce équitable entre les différentes études. Parmi les manques, elle souligne l’absence d’évaluation des effets de long terme du commerce équitable, ce qui reste un problème majeur, sous-tendu par des difficultés méthodologiques (Dammert et Mohan, 2015). Cette difficulté à évaluer les effets du commerce équitable dans la durée peut conduire à se demander si, en se limitant à la simple vérification de la conformité aux critères, la filière certifiée du commerce équitable - désormais la plus développée - ne risque pas de réduire ses ambitions à la seule amélioration à court terme des conditions de vie des producteurs engagés dans le processus, en laissant au hasard d’un futur incertain le soin de concrétiser, dans le long terme, le projet initial de transformation alternative et durable.
2) La méthode et le terrain
Aborder la question des capacités de transformation directes et indirectes à court et à long terme par le commerce équitable non seulement des conditions de vie des bénéficiaires, mais aussi des relations socio-économiques locales et globales, constitue un projet particulièrement ambitieux, qui dépasse largement le cadre d’un article. Aussi s’agit-il ici de croiser les résultats d’une recherche en profondeur sur l’impact économique et social à court et plus long terme du commerce équitable sur les conditions de vie de petits producteurs avec les résultats d’une enquête sur les impacts à plus grande échelle du commerce équitable menée auprès des principaux organismes d’aménagement du territoire dans lequel vivent ces producteurs.
L’apparition du commerce équitable dans la filière de l’argan est récente (la première certification du groupement de coopératives étudié date de 2007), et la plupart des certifications équitables au Maroc concernent les coopératives féminines d’huile d’argan. La majorité des produits certifiés est constituée de produits alimentaires ou cosmétiques à base d’argan, commercialisés principalement par des coopératives ou des groupements de coopératives. La zone de production des noix d’argan est délimitée à la région du Souss-Massa et à la province d’Essaouira, l’arganier ne poussant nulle part ailleurs dans le monde. Ce territoire fait donc sens à la fois d’un point de vue environnemental, économique, social et administratif.
L’étude de terrain a débuté en 2017 et est toujours en cours. Au cours du temps des relations de confiance se sont établies avec un groupement d’intérêt économique (GIE) composé de six coopératives féminines d’huile d’argan. Le GIE et ses coopératives membres, qui ont conclu une convention d’accompagnement à la certification commerce équitable avec le premier auteur - avec le soutien de l’association de recherche Fairness Africa et l’encadrement scientifique des co-directeurs de thèse -, ont accepté que le rapport d’audit et de contrôle ainsi que les observations de terrain recueillies par ce chercheur au cours de la réalisation de sa mission d’expertise soient utilisés dans des travaux de recherche. En contrepartie le chercheur aide le GIE à satisfaire aux exigences demandées par le certificateur, notamment en ce qui concerne l’étude d’impact, l’identification des parties prenantes et l’évaluation d’un revenu décent. Les données fournies par le GIE ont ainsi pu être complétées par des entretiens auprès des gestionnaires et des adhérentes de deux coopératives du groupement. Elles rassemblent une centaine d’adhérentes chacune et font partie des plus grosses et des plus anciennes coopératives du territoire.
Au printemps 2018, au total 30 heures d’entretiens ont été réalisées auprès du GIE (1/5 du temps) et de deux coopératives membres (2/5 du temps chacune). Ces entretiens étaient semi-directifs. Ceux auprès des gestionnaires du GIE et des coopératives ont pu être été menés individuellement. Par contre les entretiens auprès des adhérentes ont été menés collectivement (sur une durée totale de 3h30 pour une coopérative, 2h30 pour l’autre), des entretiens individuels n’étant pas envisageables pour des raisons culturelles. Les coopératives féminines d’huile d’argan constituent un terrain particulièrement difficile d’accès, qu’il s’agisse par exemple du problème de la langue (les adhérentes s’expriment en dialecte local) ou de l’accès aux données de gestion qui, lorsqu’elles sont rendues publiques, ne sont ni fiables ni actualisées.
Des contacts ont parallèlement été progressivement pris avec les autorités locales, ce qui a permis d’effectuer en 2019 une série d’entretiens semi-directifs avec des responsables administratifs de l’Office de Développement de la Coopération (ODCO) et de l’Agence Nationale pour le Développement des Zones Oasienne et de l’Arganier (ANDZOA) sur la perception qu’ont ces organismes des capacités de transformation engendrées par le commerce équitable à l’échelle du territoire de l’arganier (encadré 1).
Phase 1 : Une série d’entretiens auprès des coopératives (2017-2018)
GIE : management, 6 heures
Coopérative A : 12 heures dont 8h30 avec l’équipe de management et 3h30 avec les adhérentes (entretien collectif)
Coopérative B : 12 heures dont 9h30 avec l’équipe de management et 2h30 avec les adhérentes (entretien collectif)
Phase 2 : Une série de trois entretiens complémentaires réalisés entre le 11 et le 18 septembre 2019
ODCO :
- le responsable administratif de la délégation régionale de l’ODCO à Agadir : entretien de 3 heures avec deux chercheurs, à partir d’un questionnaire préalablement envoyé par mail ;
ANDZOA :
- ingénieure agronome : entretien de 3 heures avec deux chercheurs, à partir d’un questionnaire préalablement envoyé par mail ;
FIFARGANE :
- entretien collectif de 2h entre deux chercheurs, le président de la FIFARGANE, le directeur, et une responsable administrative
Encadré 1 : Une recherche en deux phases
L’ODCO accompagne les coopératives et leurs unions dans les domaines de la formation, de l’information et de l’assistance juridique afin de s’assurer qu’elles sont gérées conformément à la législation en vigueur. Il finance des campagnes de vulgarisation et de formation au profit des coopérateurs, collecte et diffuse l’information relative à la coopération. Il étudie et propose des réformes législatives ou réglementaires concernant la création et le développement des coopératives. Cet organisme n’est donc pas seulement un relai d’application de la loi, il participe à la législation sur les coopératives.
L’ANDZOA a pour mission de structurer les filières de production et de commercialisation des produits de l’arganier. Dans le cadre de cette mission elle élabore, en coordination avec les autres acteurs du territoire, un programme global de développement de l’arganier et des zones oasiennes dont elle assure l’exécution, le suivi et l’évaluation. Elle veille à la préservation, à la protection et au développement des zones de l’arganier, en particulier par la mise en place de projets socio-économiques. Elle applique les dispositions législatives et réglementaires relatives au domaine forestier, en réalisant notamment des opérations d’extension des peuplements d’arganiers.
Sous l’impulsion du gouvernement marocain, une nouvelle partie prenante, la Fédération Interprofessionnelle de la Filière d’Argane (FIFARGANE), vient d’être créée très récemment, en novembre 2017. Cette très jeune fédération doit contribuer à l’organisation, au développement et à l’intégration de la filière de l’argan en renforçant la politique de concertation entre les différents acteurs de la filière qu’elle doit structurer au niveau écologique, agricole et socioéconomique. La fédération représente ses adhérents, assure leur coordination et défend les intérêts de la filière, notamment en promouvant les produits à l’échelle nationale et internationale.
La création par le gouvernement de la FIFARGANE procure à l’ANDZOA un interlocuteur nécessaire à la poursuite de sa mission de développement territorial, sous l’égide de l’ODCO en ce qui concerne les coopératives à l’échelle du pays. Elle complète la mise en place d’une politique de développement de la filière, dont ces trois acteurs constituent le pivot.
3) Les impacts à court et long terme du commerce équitable sur le territoire de l’arganier
Les effets directement induits par le commerce équitable sur la performance globale du GIE et de ses coopératives membres peuvent s’évaluer en termes d’impacts économique, social, organisationnel et environnemental.
La certification CE a permis aux coopératives d’accéder aux marchés internationaux, d’améliorer leur viabilité économique (en 2017, le GIE a signé deux conventions commerciales pour une durée de trois ans renouvelable, il perçoit 50% du montant de la vente au moment de la commande, le reste étant réglé au moment de la livraison, ou au plus tard 30 jours après la date de facturation) et d’accroître leur résultat grâce à la croissance de leur chiffre d’affaires tirée par le développement de leurs activités issues du commerce équitable : 85 % du CA du GIE sont actuellement générés par le commerce équitable.
L’augmentation de revenu des adhérentes des coopératives leur permet de scolariser leurs enfants, d’améliorer leur régime alimentaire et d’accéder aux soins médicaux. Leur rémunération (calculée sur le poids d’amendons concassés) est supérieure à la moyenne dans le territoire de l’arganier, et à cette rémunération s’ajoutent leur part du bénéfice réalisé à la fin de l’année ainsi que des primes octroyées à l’occasion des fêtes religieuses. Elles bénéficient d’un fond social financé par l’activité du commerce équitable (figure 1).
1 : frais de scolarité des enfants des adhérentes
2 : subvention à une association sportive
3 : subvention à une école pour une citerne d'eau potable
4 : dons liés à une fête religieuse (Ramadan)
5 : subvention à une association pour le développement
6 : frais de recherche d'eau (puits)
7 : frais médicaux
1 : don pour un marathon
2 : don à une association
3 : dons pour 3 mariages (famille des adhérentes)
4 : dons pour 3 enterrements (famille des adhérentes)
5 : salaire employée de la crèche (année 2017-2018)
6 : salaire formatrice (cours d’alphabétisation des adhérentes 2017/2018)
7 : frais médicaux
8 : dons liés à une fête religieuse (Aid Aldha)
1 : frais médicaux
2 : dons liés à une fête religieuse (Ramadan)
3 : dons liés à une fête religieuse (Aid Aldha)
1 : achat d'aliments
2 : frais médicaux
Figure 1 : Quatre exemples d’utilisation du fonds social en 2018 (en dirhams, 1 dirham = 0,094 euro)
Ces quatre exemples montrent la diversité d’utilisation des fonds sociaux par les coopératives, qu’il s’agisse de financer des événements familiaux (mariages, enterrements), des investissements pour la collectivité (recherche d’eau pour un puits), voire des salaires (employée de la crèche de la coopérative). Dans ces quatre exemples cependant les frais médicaux pour les adhérentes et leurs familles représentent une part importante de l’utilisation du fond social.
A ces impacts économiques et sociaux s’ajoute une incitation à adopter des modes de production durables, notamment en termes de conciliation entre les besoins d’approvisionnement en fruits d’arganier avec la préservation de l’environnement. Dans ce contexte, le GIE participe à des projets de reboisement en partenariat avec l’administration des eaux et forêts.
Au cours des deux années d’observation du GIE, il est apparu que le commerce équitable exerce à court terme et à l’échelle locale des effets organisationnels, économiques, sociaux et environnementaux positifs. Dans la durée cependant ces effets contribuent aussi à engendrer des problèmes éthiques et économiques, par exemple en ce qui concerne les difficultés accrues d’accès des femmes les plus marginalisées à des coopératives dont les droits d’adhésion augmentent avec leur réussite, car celle-ci augmente la valeur de la part de la coopérative que les femmes doivent acquérir pour devenir adhérentes (Marchais-Roubelat, Benbihi, 2019).
En ce qui concerne le plus long terme, les responsables du GIE déclarent être très conscients de la nécessité de participer au développement socioéconomique du territoire et au développement durable à très long terme, point de vue qui mérite d’être croisé avec celui des responsables des organismes publics concernés.
Les entretiens effectués auprès des principales institutions d’aménagement du territoire en relation avec les coopératives certifiées commerce équitable donnent des points de vue à la fois différents et complémentaires.
La mission principale de l’ODCO, de l’ANDZOA et de la FIFARGANE consiste à atteindre les objectifs fixés par les politiques sectorielles à court, moyen et long terme. Si l’ODCO contrôle la conformité de la gestion des coopératives à la législation, la FIFARGANE intervient au niveau de leur certification selon les normes publiques, notamment en ce qui concerne la norme de l’Office National de de Sécurité Sanitaire des produits Alimentaires (ONSSA) et l’indication géographique ARGANE. Il y a donc un fort contraste entre la vision à court et long terme de ces organismes agissant à l’échelle du territoire et liés à l’Etat, et celle, entrepreneuriale, des coopératives du groupement, dont la certification commerce équitable n’est pas due à une contrainte légale mais à un choix initialement fondé sur un calcul de rentabilité.
Selon les chiffres de l’ODCO, le nombre de coopératives dont les activités sont liées à l’huile d’argan s’élevait en 2019 à plus de 400 - soit environ 2% du tissu coopératif national -, 93 % d’entre elles ayant été créées par des femmes. Toutefois, ni l'ODCO ni l'ANDZOA, ni la FIFARGANE n'ont de données sur les coopératives certifiées équitable : « d’après les échos et les échanges verbaux on peut dire que les coopératives certifiées selon les normes du commerce équitable ont montré une bonne gouvernance et une performance très importante par rapport aux autres coopératives qui ne sont pas certifiées commerce équitable », dit une représentante de l’ANDZOA, tandis que le représentant de l’ODCO ne se prononce pas, faute d’éléments concrets.
En ce qui concerne l’impact socio-économique local des coopératives certifiées, l’administrateur de l’ODCO remarque que « la coopérative est par définition une entité locale de proximité gérée par la population en place et à chaque fois que la coopérative est performante on ressent un effet immédiat sur la situation économique et sociale de ses membres directement, sur la communauté et sur l’espace de son implantation ». Plutôt qu’une alternative, le commerce équitable lui apparaît comme « une niche de mise à niveau des coopératives et de leur positionnement à l’international » et si ses principes sont valables, ses modalités ne sont pas adaptées au contexte : « on se doit de penser à une formule plus spécifique pour appliquer les concepts du commerce équitable à l’arganier, du fait que ce produit reste unique au monde et que la population ciblée est actuellement lésée par la multiplicité des intermédiaires ».
Les représentants de la FIFARGANE discutent le caractère équitable du commerce équitable qui ne privilégie pas les petits producteurs marginalisés car il permet aussi aux grandes entreprises privées travaillant avec des multinationales de se certifier. Dans tous les cas, ce sont des grosses coopératives déjà exportatrices qui sont certifiées pour répondre aux demandes des firmes multinationales. Ainsi, l'accès aux avantages du commerce équitable est limité aux producteurs (transformateurs et commerçants) qui produisent déjà de l’argan de qualité pour l'exportation et qui sont déjà insérés dans le marché international. Les petites coopératives, qui sont les plus nombreuses, n’y ont pas accès et sont de plus en plus marginalisées car elles ne sont pas suffisamment bien organisées pour être capables de répondre à des commandes importantes et pour remplir les exigences des certifications du commerce équitable. Cette critique vaut toutefois pour toutes les formes de certifications, y compris les certifications publiques.
4) Analyse des résultats
L’étude d’impact du commerce équitable sur les coopératives du GIE et leurs adhérentes confirme ses effets bénéfiques à court terme sur les bénéficiaires en termes économiques. Les coopératives augmentent leur chiffre d’affaire, leur rentabilité et leurs actifs malgré la hausse importante du coût de la certification : le coût de la certification Bio équitable s’élevait à 3 500 dhs par an et avait été pris en charge par un partenaire européen jusqu’en 2017, où elle a été remplacée par le label Fair For life pour un coût de certification de 58 000 dhs en 2017 et 70 000 dhs en 2018 (ce coût intégrant les frais de déplacement et de séjour des auditeurs). Les revenus ainsi que les conditions de travail et de vie des adhérentes s’améliorent, la vulnérabilité des coopératives et de leurs adhérentes se réduit. Toutes les parties prenantes de l’échange n’en bénéficient pas de manière équitable, qu’il s’agisse des femmes trop marginalisées pour pouvoir faire partie des coopératives auxquelles elles fournissent les noix d’argan ou des coopératives les plus récentes, qui sont aussi les plus petites, les plus pauvres et les moins bien organisées. Faute de mesures, cette discrimination tend à s’accroître au cours du temps. Non seulement la critique de la FIFARGANE va dans ce sens, mais elle va aussi dans le sens des recherches qui mettent en question la potentielle capacité du commerce équitable à transformer les modèles économiques conventionnels.
En ce qui concerne l’impact du commerce équitable sur le développement durable, la vision des coopératives – et leur action – s’inscrit très largement dans la politique du gouvernement marocain, quoique à une échelle très réduite par rapport à celle à laquelle se placent les trois organismes interrogés et pour lesquels deux problèmes majeurs se combinent à l’échelle du territoire : celui de la désertification qu’il s’agit de contrer par des politiques de reboisement, et le problème complémentaire de l’organisation de l’exploitation des arganiers, dont le statut est complexe. A cet égard se pose la question de la stratégie que pourraient adopter les coopératives dont le développement, tant qu’il est fondé essentiellement sur l’argan, risque de devenir un facteur supplémentaire de désertification. Cette stratégie pourra – ou non – favoriser l’accès aux coopératives des femmes les plus marginalisées et qui n’ont que l’argan comme ressource. Elle dépend à la fois des intérêts économiques des coopératives les plus anciennes dans le commerce équitable, et des relations qu’entretiennent leurs adhérentes avec les femmes les plus défavorisées, leurs voisines.
La critique de l’ODCO et de la FIFARGANE envers l’incapacité du commerce équitable à transformer les modèles économiques conventionnels ne s’appuie pas sur des données, alors qu’on s’attendrait à ce que ces organismes puissent en fournir. Une idée sous-jacente est que l’amélioration économique et sociale procurée par le commerce équitable reste très locale autour des coopératives concernées, et restera très insuffisante, même en ce qui concerne l’échelle du territoire. Si la question se pose de la capacité à long terme du commerce équitable à transformer le modèle économique à l’échelle de la chaîne de valeur globale de l’argan, notamment en ce qui concerne le comportement des industriels en aval de la chaîne, on pourrait par contre se demander si le maillage du territoire par des coopératives certifiées commerce équitable et engagées dans les programmes de développement durable ne jouerait pas un rôle non négligeable dans le développement du territoire à cause de son enchâssement dans les relations sociales de proximité. Par ailleurs, un projet de loi marocaine avait été déposé en 2012 sur le commerce équitable lui-même, dont le gouvernement gèrerait la certification à la place – ou à côté ? – des organismes privés actuels. L’existence de ce projet – dont l’avenir est incertain – pose néanmoins la question de la capacité de cette possible future loi, qui semble viser l’organisation de l’amont de la filière de l’argan, à pouvoir aussi réagir sur l’aval. Elle pose aussi la question de l’émergence d’une irréversibilité dans le devenir du commerce équitable au Maroc, puisqu’historiquement il est apparu comme une alternative à la fois aux marchés fondés sur les lois de l’économie et contrôlés par l’Etat (Audebrand et Pauchant, 2009).
Il apparaît alors que la communication des coopératives certifiées auprès des parties prenantes de leur territoire sur leur capacité à participer à la transformation durable des relations socio-économiques apparaît comme un enjeu important pour l’avenir du commerce équitable au Maroc, alors qu’à l’origine de cette recherche seule apparaissait stratégique la communication auprès des consommateurs finaux, en aval de la filière. Si « la communication organisationnelle englobe les dispositifs, les pratiques et les processus communicationnels constitutifs des dynamiques de construction sociale des organisations au sens large » (d’Almeida, Andonova, 2014), dans le cas étudié sa gestion implique de distinguer la problématique générale de la communication du commerce équitable comme organisation internationale auprès des consommateurs finaux, et la problématique territoriale de la communication des coopératives certifiées. A l’échelle territoriale, il faut encore distinguer la communication des coopératives auprès des parties prenantes au commerce équitable - notamment auprès des organismes publics -, mais aussi la communication au sein du tissu social auquel appartiennent leurs adhérentes. La relation des coopératives avec leurs parties prenantes peut être classiquement « traitée selon les intérêts immédiats des entreprises, dans le but d’obtenir, dans les localités où elles s’implantent, un consensus favorable à leur stratégie » (Khroling Peruzzo, 2017). Par contre leur communauté comprend notamment des voisines trop pauvres et mal organisées pour être considérées comme de véritables parties prenantes et qui pourtant jouent un rôle important non seulement dans la vie des coopératives auxquelles elles fournissent de la matière première, mais aussi dans celle des adhérentes qui font partie des mêmes villages, voire des mêmes familles. Ce résultat contribue au débat général sur la définition de la « communauté » avec laquelle dialogue l’entreprise, la première difficulté consistant à en délimiter les contours (Simeone Henriquez, 2017). Dans le cas qui a été étudié, l’établissement des frontières de la communauté à partir des parties prenantes au commerce équitable est nécessaire mais insuffisant pour comprendre l’ensemble des enjeux communicationnels locaux. Le croisement avec une approche territoriale a permis d’identifier l’importance d’interlocuteurs qui ne sont pas parties prenantes et qui pourtant constituent des enjeux de la communication des coopératives certifiées auprès de leurs parties prenantes, ainsi que de possibles moteurs de transformation des coopératives.
Conclusion
Si l’étude d’impact du commerce équitable montre que la certification commerce équitable a des effets positifs sur la performance organisationnelle, économique et sociale des coopératives et de leur groupement, elle montre aussi que la certification les conduit à associer à la recherche du profit à court terme - qui constituait initialement leur unique préoccupation - la prise de conscience qu’ils deviennent partie prenante de l’aménagement du territoire dans une logique de développement durable. Cette prise de conscience des producteurs à l’échelle territoriale contraste avec la dépersonnalisation de l’éthique (Ballet, Carimentrand, 2010) qu’engendre d’autre part la certification à l’échelle mondiale.
Quel que soit le volume des échanges qu’il représente dans les activités économiques du territoire, le commerce équitable apporte, via les coopératives et leurs adhérentes, une contribution aux changements incrémentaux qui s’y produisent. La création récente par le gouvernement marocain d’un réseau d’institutions et d’acteurs spécifiques au développement de la filière de l’argan sur le territoire est en train d’influer sur la conception du commerce équitable qu’ont ces nouveaux acteurs, quitte à ce qu’ils le critiquent pour l’insuffisance de ses capacités de transformation des modèles classiques. Au-delà de l’étude d’impact sur les petits producteurs, il apparaît ainsi que le commerce équitable joue un rôle dans les enjeux territoriaux, ce qui pourra conduire les pouvoirs publics à l’institutionnaliser ou à l’intégrer dans d’autres modes alternatifs d’action, voire au contraire à le rejeter. Outre l’évaluation des effets du commerce équitable et de sa capacité de transformation de l’échange, nécessaire pour pouvoir communiquer auprès des consommateurs finaux en aval de la filière, cette recherche a mis en évidence l’importance de la communication sur le commerce équitable par les coopératives certifiées en amont de la filière. Elle a montré aussi la complexité des enjeux et des modalités de cette communication auprès d’une communauté dont on ne peut définir a priori les frontières à partir des parties prenantes au commerce équitable, sous peine d’omettre la communication entre les coopératives certifiées et des femmes, voisines de leurs adhérentes, qui ne sont pas parties prenantes et qui constituent pourtant un enjeu essentiel dans la communication avec les parties prenantes.
Cette recherche montre l’intérêt d’aborder les capacités transformationnelles du commerce équitable sous l’angle de sa participation aux transformations d’un territoire. Dans le cas de la région de l’arganier, des évolutions récentes apparaissent aussi bien à l’échelle du comportement des adhérentes et des coopératives, que de l’intervention du gouvernement marocain, ce qui incite à poursuivre ce travail dans le temps pour les étudier. Si ce territoire est très spécifique, son évolution récente ne l’est peut-être pas et il serait aussi intéressant de comparer sa trajectoire d’évolution à celle d’autres territoires, non seulement en ce qui concerne l’impact direct du commerce équitable, mais aussi en ce qui concerne les enjeux territoriaux qu’il représente, l’évolution des acteurs qui y prennent part, voire l’émergence d’une prise en charge aux échelles territoriales et nationales par ces acteurs des enjeux durables auxquels contribue localement le commerce équitable et de la communication organisationnelle des coopératives certifiées avec ces communautés à l’évolution desquelles elles participent.
Références
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