N°8 / La place de la communication interne dans le management de la performance et la compétitivité du capital humain des organisations publiques et privées

Maturité de la communication interne, lucidité du praticien. Un groupe professionnel en prise avec son époque

Vincent Brulois

Résumé

Dans le monde de la communication d’entreprise, il est une annonce qui revient régulièrement, celle de la mort de la communication interne (CI). Certes, longtemps indexée sur l’image, une forme de CI – la com’– s’est révélée spéculaire, réduisant la communication à un processus de création et de circulation de messages et d’images vers des destinataires-cibles qu’il s’agit d’informer, de convaincre, d’influencer, mais bien peu d’écouter. Cette vision, façonnée par la publicité, a abusé de la projection de belles images, construisant une représentation faussée de la réalité de l’entreprise. Aujourd’hui, si l’image est encore essentielle, d’autres voix n’ont de cesse de rappeler l’importance des rapports sociaux. L’association française de communication interne est de celles-là et elle fêtait ses trente ans récemment. À cette occasion, une étude a été menée qui donne à voir à la fois la CI et ceux qui l’exercent. Loin d’être morte, la CI bouge encore et semble bien se porter. Cette étude (avec d’autres) sert de starter à notre réflexion que nous mènerons en trois temps : regarder d’abord ce qu’est devenue la CI aujourd’hui, s’adaptant plus ou moins aux transformations qui s’imposent aux entreprises ; interroger ensuite le rôle du praticien dans ce contexte en mouvement ; conclure enfin sur la façon de former à la CI dans nos masters compte tenu de ces évolutions.

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Abstract : In the world of corporate communication, we often hear the death of internal communication (IC) being announced. Certainly, long focused on image, one form of IC - com' - has proved to be specular, reducing communication to a process of creating and circulating messages and images to target recipients who need to be informed, convinced, influenced, but hardly ever listened to.This vision, shaped by advertising, has placed excessive emphasis on theprojection of beautiful images, constructing a distorted representation of the reality of businesses.Today, while image is still essential,other voices are constantly reminding us of the importance of social relationships.The French Association for Internal Communication is one of these voices and recently celebrated its 30th anniversary. On this occasion, a study was carried out that shows both IC and those who practice it. Far from being dead, IC is still moving and seems to be doing well. This study (along with others) serves as a starter for our reflection, which we will carry out in three steps: firstly, by looking at what has become of IC today, adapting more or less to the transformations imposed on companies; secondly, by questionning the role of the practitioner in this changing context; finally, by concluding on how to train in IC in our Masters courses in view of these evolutions.

Keywords : communication, training, transformation, professionalization, communicator.

 

Dans le monde de la communication d’entreprise, il est une annonce qui revient assez régulièrement, celle de la mort de la communication interne (CI)[1]. Ainsi, à l’automne 2015, le président de l’association Communication & Entreprise annonce de façon péremptoire que « la communication interne est morte »[2] ! Plus récemment, un autre, moins définitif et plus explicatif, prenant acte de la plus grande porosité entre l’entreprise et la société, en conclut à l’indifférenciation entre l’interne et l’externe : « À mon sens, le distinguo entre communication externe et communication interne n’a aujourd’hui plus lieu d’être »[3]. Ce distinguo ayant sauté, les salariés ne deviennent alors qu’une partie prenante « parmi d’autres » des « cibles de communication » de l’entreprise (idem). Moins alarmiste, un dernier se contente d’annoncer la disparition de la CI, celle-ci devenant une simple « composante de la communication de marque »[4]. Cette transformation, au profit de la marque, n’est pas sans rappeler la proposition plus ancienne d’une communication « transformative » formulée quelques années auparavant par un publicitaire en mal d’un nouveau slogan[5]. Communication de la « marque totale » (sic), cette communication transformative devait être la seule à même de « déplacer le champ des représentations pour accompagner des transformations créatrices de valeur » (idem).

Rien de nouveau semble-t-il depuis la fin des années 1980 et le développement d’une communication d’entreprise réduite à de la com’, vision réductrice arrimée à la marque et à l’image, prônant un « réenchantement de l’entreprise » (Bunel, 1986). Considérant cette période, Christian Le Moënne a bien montré que « l’assimilation de l’entreprise à une marque, à une symbolique inscrite dans les mémoires, doit permettre d’en installer l’image dans la conscience collective tout en la découplant des quotidiennes expériences malheureuses qui caractérisent la dureté de la production industrielle » (2008). Indexée sur l’image, cette com’ s’est révélée spéculaire, construite en miroir, réduisant la communication à un processus de création et de circulation de messages et d’images vers des destinataires-cibles qu’il s’agit d’informer, de convaincre, d’influencer, mais bien peu d’écouter. Le marketing et la publicité ont puissamment contribué à façonner cette vision de la communication jouant, à l’externe comme à l’interne, sur le registre de la projection de belles images qui ont pris la forme d’une « irréalité construite comme une réalité de la représentation dominante » (Bernas,2006). Tout un pan de la communication est mis hors champ au profit d’un autre, sous-tendu par un discours mélioratif, dont la mission est de diffuser des messages et des images aux contenus éloignés de la réalité vécue par ceux à qui ils sont destinés.

Aujourd’hui, inutile de nier l’importance du symbolique, de la représentation et de l’imaginaire qui met en scène le réel : l’image est encore une des matrices de la fonction Communication. Toutefois, depuis des années, d’autres voix n’ont de cesse de rappeler la « prolifération du social » dans l’entreprise (Callon & alii, 2001) et tentent de « reconnecter » la communication au réel (Auteur & Charpentier,2013). L’association française de communication interne (Afci) est de celles-là et elle fêtait ses trente ans en juin dernier. À cette occasion, une « grande étude » a été menée qui donne à voir à la fois la CI et ceux qui l’exercent (Afci,2019). Loin d’être morte ou « en crise » (Chauvin,2010), la CI bouge encore et semble bien se porter. Cette étude, réalisée dans un contexte associatif particulier, sert de starter à notre réflexion[6]que nous mènerons en trois temps : regarder d’abord ce qu’est devenue la CI aujourd’hui, s’adaptant plus ou moins aux transformations qui s’imposent aux entreprises ; interroger ensuite le rôle du praticien dans ce contexte en mouvement ; conclure enfin sur la façon de former à la CI dans nos masters compte tenu de ces évolutions.

CE QU’EST DEVENUE LA COMMUNICATION INTERNE : ÂGE DE LA MATURITÉ

C’est une histoire à présent connue. La fonction Communication s’est développée dans les entreprises dans les années 1980 en même temps que ces dernières entamaient une vaste phase de modernisation. Plusieurs écrits en attestent émanant de personnes au statut bien différent. Ainsi, un chef d’entreprise d’une part, Antoine Riboud[7], établit un constat en forme de « mode d’emploi » pour l’entreprise (1987) : elle doit s’adapter à de multiples changements, à la fois technologique (informatisation), économique (financiarisation), commercial (mondialisation) et social (participation). En une formule, le monde change et l’entreprise doit changer, se moderniser. Des sociologues d’autre part qui, partant des mêmes observations, jugent utile de réinventer les outils d’analyse sociologique de l’entreprise afin de voir en quoi celle-ci « évolue dans son rapport à la société et contribue, ou non, au changement dans la société » (Sainsaulieu & Segrestin,1986). L’entreprise n’est plus seulement une organisation parmi d’autres, mais devient une « institution » et tend même à « représenter le repère institutionnel central » de notre société (idem). La sociologie de l’entreprise est inventée et présentée clairement comme une sociologie du changement afin de « comprendre et analyser les changements structurels des entreprises » (Sainsaulieu, 1988). Dorénavant, l’entreprise s’adapte, voire adapte son environnement à ses besoins[8], et il s’agit de faire adhérer l’ensemble des salariés à ce mouvement. L’intérêt de communiquer est alors évident et la communication devient petit à petit une activité normale et normalisée, productrice en première instance d’images pour toucher les imaginaires.

Depuis lors, le changement s’est intensifié pour devenir un « mouvement permanent » (Alter,2000), tant et si bien que l’on parle à présent de transformation. Celle-ci n’est pas qu’un ensemble de décisions à caractère organisationnel qu’il faut mettre en place, c’est un processus qui mobilise les individus. L’entreprise est un système social, c’est-à-dire un ensemble d’individus (différents), en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but collectif (celui de l’entreprise) mais dont chacun poursuit pourtant un but personnel en fonction de ses intérêts propres. Il est alors nécessaire, même si difficile, de trouver un sens commun pour tous à cette transformation et une des missions de la CI est d’y aider : donner du sens au travail, permettre le travail d’organisation, faciliter le dépassement des logiques individuelles pour aller vers une logique plus collective. D’hier à aujourd’hui, la CI s’est développée et a évolué. Du temps de l’éclosion à celui de la professionnalisation puis des remises en question (Auteur & Charpentier,2013), elle a atteint aujourd’hui un âge de maturité ; et cette maturité prend trois formes : une structuration renforcée, une évaluation généralisée, une évolution de sa perception.

Structuration renforcée d’abord, car la CI est devenue une ligne Métiers identifiée et identifiable dans la fonction Communication. Ainsi, cette activité a connu une structuration, une segmentation en plusieurs postes, rendant possible une progression de carrière. De fait, 38% des répondants exercent leur activité uniquement en CI (versus 32% en 2012), ou encore 63% des répondants consacrent au moins les trois quarts de leur temps à la CI (Afci,2019). Un autre critère significatif renforce ce constat : l’effectif des services de CI augmente, lentement mais régulièrement. À présent, plus de la moitié des services ont un effectif de 2 à 4 personnes (versus 37% en 2009) et un tiers même ont un effectif d’au moins 5 personnes (idem). Pour autant, la CI n’est pas un choix premier dans la trajectoire professionnelle des praticiens, elle est plutôt découverte chemin faisant. Mais, force est de constater que, lorsqu’elle est découverte, on en devient rapidement un adepte voire un militant, plus exactement une militante car il s’agit toujours d’une activité essentiellement féminine : plus des trois quarts des répondants sont des répondantes (idem). En outre, il existe une plus grande porosité des frontières entre communication interne et externe[9]. Toutefois, une différence majeure est défendue coûte que coûte par les praticiens :la relation aux salariés. Cette différence revient à de nombreuses reprises dans nos entretiens, à tel point qu’on peut la formuler comme un mantra : un salarié n’est pas un client, la communication interne n’est pas de la communication externe en plus petit ! La CI se place au cœur du maillage constitué par les strates de l’entreprise. Ce positionnement complexe, en équilibre, est sans nulle doute une richesse du métier : « Quand on est en communication externe, on est finalement très vite dans de l’image. Il faut que le message soit simple. En CI, on va emmener les gens à se poser des questions, à avoir une approche plus complexe des choses... » [10]

Une évaluation généralisée des actions ensuite, car cette structuration renforce la visibilité et la lisibilité de la CI auprès des salariés. Mais cela renforce aussi leur exigence vis-à-vis des actions menées par la CI. Les directions générales suivent le mouvement et demandent de façon quasi-systématique désormais, reporting et évaluation aux praticiens ; et la nécessité de cette évaluation s’accroit encore dès lors que ces praticiens ont à gérer un budget propre à la CI (Afci,2019). Le temps est bien révolu où un communicateur pouvait dire, l’évaluation, « personne ne nous la demande vraiment » … Signe que la CI est bien devenue une fonction Métier comme une autre. Pour autant, cette évaluation pose question. Hier, dans une communication majoritairement « intégratrice » (Giroux,1994), l’évaluation de la performance portait sur l’usage des outils, la compréhension du projet de l’entreprise par les salariés, sur l’adhésion aux valeurs construites par le haut (faire adhérer), sur le niveau d’engagement des salariés. La mesure de la performance passait par la « mesure des inputs » (publications, évènements) et le « chiffrage des outputs » (fréquentation, satisfaction) ; c’était un exercice « obligatoire mais non définitoire » de la CI (Lépine,2015). Aujourd’hui, dans une communication plus « organisante » (Giroux,1994), les praticiens ont délaissé la « vantardise par l’audimat ». Il s’agit plutôt de vérifier l’existence de dispositifs de dialogues, d’identifier les dynamiques à l’œuvre, de comprendre ce qu’elles produisent (participation, coopération, coordination). De fait, en matière d’évaluation, un basculement s’opère de la performance – vue comme une production, une réalité concrète et achevée – vers la performativité – vue comme un « ensemble de pratiques situées qui transforment la réalité » (Aggeri,2017).

Une évolution de la perception de la CI enfin, de la part des salariés comme des praticiens. Pour les premiers, être bien informé ne doit plus être un privilège mais un droit collectif (Afci, 2019). L’idée qui prévaut est “la façon dont l’entreprise communique avec moi, m’indique la façon dont elle me considère”. Ainsi, l’expérience globale du salarié dans l’entreprise va le décider (ou pas) à s’engager. De fait, la question de l’engagement s’impose dans l’entreprise. À la recherche d’innovations afin de faire face à des environnements mouvants, incertains, voire contradictoires, les directions d’entreprise n’ont de choix que de s’adresser à leurs salariés pour se saisir de leur potentiel de créativité et de leur capacité de mobilisation ; en bref, de s’adresser à eux pour « obtenir ce bon vouloir sans lequel [l’entreprise] ne peut fonctionner convenablement » (Crozier & Friedberg,1977). Le livre est déjà ancien, mais il apparaît toujours utile aujourd’hui si l’on écoute les communicateurs : « Un patron n’engage pas, à proprement parler, son collaborateur. C’est en fait ce dernier qui décidera si oui ou non il a envie de le faire. Il peut juste créer les conditions de l’engagement. »

Pour les seconds – les praticiens –, la CI est dorénavant moins un outillage qu’un projet. Outiller n’est pas communiquer, il faut faire entendre la complexité : « La CI doit être totalement stratégique ou elle n’a pas de sens. Ce n’est pas de l’information pratique. » Et si « il n’y a pas de sens, il n’y a pas de place pour la communication ; c’est de la propagande ». La difficulté du travail est donc de trouver un fil conducteur entre la dimension macro – la complexité des enjeux – et sa traduction en une dimension micro – une explication à peu près claire pour chaque salarié : « Mon métier consiste à créer les conditions d’explication et de dialogue (autour de la stratégie d’entreprise) en m’assurant que l’on n’en soit pas déconnecté des attentes des salariés ». La priorité de la CI est alors triple : donner un sens au travail de chacun et donc travailler à la cohésion des individus, favoriser les transformations et donc travailler à la cohérence de l’entreprise, et bien sûr informer et donc travailler à la connaissance de l’information. En une formule, il s’agit de faire entreprise comme on fait société.

De l’une à l’autre de ces trois formes, la maturité est bien présente. Le vocabulaire utilisé change (installer les conditions d’un dialogue interne), moins positiviste – faire adhérer (expliquer, préparer, informer, relayer) –, plus constructiviste – faire ensemble (construire, partager, relier, accompagner, valoriser).

CE QU’EST LE RÔLE DU PRATICIEN : UN ACTEUR D’INTERFACE

Cette maturité de la CI a modifié l’équilibre de son activité, d’une gestion des messages et de l’image à une gestion des relations. Mais une question demeure : n’est-ce pas un métier, si ce n’est impossible – un « métier où l’on brûle de l’intérieur » –, à tout le moins difficile – « c’est un peu un sacerdoce » ? Quoi qu’il en soit de la réponse, les communicateurs posent un regard lucide semble-t-il sur leur métier, et cette lucidité prend trois formes également : un métier de relation et de proximité d’une part, un métier de réflexion et de distance en même temps, un métier de passion et d’engagement en tout cas.

Métier de relation et de proximité d’abord, car, pour l’un d’eux, la CI c’est, « des rencontres et des hommes ». Surenchérissant, un autre précise que la CI, c’est « faire en sorte que des collaborateurs viennent au travail le matin en comprenant pourquoi ils font ce travail-là, en se sentant valorisés, en se sentant faire partie d’une équipe, en ayant la capacité de (…) faire avancer un projet collectif ». Où l’on retrouve l’idée de projet collectif évoquée précédemment. Dans un contexte de transformations, il est sans doute vain de chercher une cohésion interne généralisante, englobant chacun et tout le monde de façon uniforme. L’enjeu est plutôt de créer les conditions d’un échange collectif sur le travail et son organisation. Les représentations individuelles ont toutes les chances d’être contradictoires. Il s’agit moins de les percevoir comme l’expression d’une résistance au changement, que comme des points de vue à exploiter pour changer, pour réaliser ces transformations. Vecteur incontournable de celles-ci, les salariés ont d’ailleurs la volonté de « donner » à l’entreprise, ont besoin de s’engager dans leur travail, de coopérer avec les autres pour l’effectuer (Alter, 2009)[11]. Au communicateur alors de se situer en forte proximité des autres salariés, qu’ils soient managers ou opérationnels, pour faire en sorte que ce don soit reçu et reconnu par l’entreprise et établir ainsi une relation de confiance : les trois quarts des praticiens jugent important de savoir être en relation avec tous les acteurs de l’entreprise (Afci,2019). Plus que la plupart des autres acteurs, le communicateur est en contact avec l’ensemble du corps social et en prise avec les questions centrales posées dans et aux organisations. Exerçant un métier de contact, il est au service de la transversalité dans l’entreprise. Il est le liant, il est un acteur d’interface qui « se déploie aux frontières de l’organisation et mobilise une multiplicité de ressources : réseau, contrôle de l’information, règles et moyens » (Osty & alii,2007). En fait,il est un marginal sécant, « un acteur qui est partie prenante dans plusieurs systèmes d’action en relation les unes avec les autres et qui peut, de ce fait, jouer le rôle indispensable d’intermédiaire et d’interprète entre des logiques » (Crozier & Friedberg,1977).

Métier de réflexion et de distance également, car il s’agit de trouver la bonne distance avec l’entreprise – « être à la fois dans et à distance de l’entreprise » – comme avec les individus, pour ne pas être le « couteau suisse » des autres services, des autres directions. Pour cela, il est nécessaire de savoir prendre du recul pour pouvoir « bien faire » son travail (Clot,2010) : « Les conditions d’exercice sont telles que… enfin, j’en ai un peu marre quoi… alors que j’aime vraiment ce que je fais. Il suffirait juste d’avoir un peu plus de sérénité, un peu moins de pression, un peu plus de temps pour faire les choses. » Savoir se situer, être à la fois « dedans et dehors », adopter une posture d’entre-deux ; on retrouve par ces termes l’acteur d’interface caractérisé auparavant. Loin d’être jugée comme stigmatisante, cette position singulière satisfait a priori les praticiens : 88% des répondants s’estiment très satisfaits de leur autonomie, 80% sont très satisfaits de la façon dont ils donnent du sens à leur travail (Afci, 2019). Métier de distance aussi car c’est un métier de l’écrit. Dans les propos, on retrouve comme récurrence le goût prononcé pour l’écriture :« La colonne vertébrale de tout communicant, c’est l’écriture ». Ce goût est de toute façon une nécessité du métier : « écrire un article, définir un angle, titrer, résumer, raconter une histoire… Ça s’apprend. » Sans surprise, cette appétence pour l’écriture se retrouve dans leur profil de formation : fréquemment des études universitaires, souvent en sciences humaines et sociales (sociologie, sciences politiques, histoire, information et communication) ou en littérature. Ces quelques caractéristiques, quand elles manquent, génèrent de façon quasi-systématique un problème si on les écoute : « On en a une qui a un Bac+5, une école de commerce, mais elle ne sait pas écrire en fait… », « Dans mon équipe, j’ai au moins deux personnes sur quatre qui, de par leur parcours (école de communication), n’ont pas du tout été formées à l’écriture » ; et « quelqu’un qui ne sait pas écrire, pour moi, il n’a pas sa place en communication, c’est évident ! » Quelques-uns poussent même leur singularité en choisissant de se dénommer « Writing and Editing Professionnal », mettant en avant une compétence particulière – maîtrise de l’écriture – pour l’exercice de leur activité en communication.

Métier de passion et d’engagement en tout cas, car « ce n’est pas un job qu’on range au porte-manteaux le soir en rentrant ». Plus que pour d’autres salariés au sein de l’entreprise, le travail du communicateur met en jeu des émotions. Or, les émotions sont « fondamentalement des conséquences de la relation » (Bernard,2017). Métier de relation, la CI est donc également un métier de passion. Si l’on conçoit qu’une émotion n’est pas juste une réaction mécanique à un événement, alors il faut croire que les émotions « engagent (…) une interprétation des situations (…) largement conditionnée par des facteurs socioculturels » (idem) ; ce qu’un praticien traduit à sa façon par : « Il faut s’engager pour engager ». Cette formule résume bien la mission du communicateur de tenir ensemble les différentes strates de l’entreprise, de l’opérationnel à la direction en passant par les managers, de donner à voir la drôle de « société en soi » qu’est l’entreprise (Sainsaulieu,1988). « Je suis là pour aider la direction dans ses projets, tout en prenant en compte ce que je sais de la réalité des salariés, de leurs réactions, de leurs comportements, de leur rapport au travail. » Un travail hautement émotionnel donc, au croisement de la biographie des individus, de leurs trajectoires professionnelle et personnelle comme de la structure sociale de l’entreprise. Dans une certaine mesure, le praticien cherche à comprendre la « logique des autres » tandis que la CI n’est rien d’autre que la construction sociale de l’entreprise. Exerçant à la croisée entre le social et l’individuel, peut-on considérer le communicateur comme une sorte d’idéal-type de « la manière dont le social nous travaille émotionnellement » et de la manière dont les émotions travaillent, si ce n’est la société, tout au moins l’entreprise (Bernard,2017).

De façon plus pragmatique, l’exercice de ce métier hybride oblige le praticien à occuper des rôles multiples. Nous avons vu qu’il est investi et que cet investissement, notamment subjectif, dans l’activité le distingue assurément d’autres métiers de la communication. Cet investissement est source de satisfaction et de souffrance, de confiance et de doutes ce qui fait que l’agir du praticien est toujours dans un équilibre à la stabilité fragile. Pourtant, une fois en poste, peu souhaitent quitter la fonction : les deux tiers des répondants s’estiment satisfaits de la reconnaissance reçue, dont 20% sont même très satisfaits (Afci,2019). L’attachement au travail est fort, voire très fort, confirmant l’analyse d’un « investissement affectif » au travail très marqué en France (Méda & Vendramin, 2013). Le travail lui-même est perçu comme une relation vivante – un « souffle » –, vécu comme une interaction avec autrui afin de le comprendre, de l’écouter et de l’impliquer dans la vie de l’entreprise en lui montrant sa place et son rôle. Exemple : « À l’occasion des 50 ans de la boîte, il y a eu des prises de parole et là, ils se sont dits “Ça ne va plus, plus personne ne sait véritablement ce que fait l’autre… On a grandi tellement vite…” Les gens ne se connaissent plus, personne n’est capable finalement de raconter les histoires de notre boite et ce qu’on fait, pourquoi on le fait. » Le rôle du communicateur est alors de rendre visible le « système d’actions concret » de l’entreprise, c’est-à-dire les différents mondes sociaux qui la composent et la façon dont ils sont interconnectés pour participer à la réalisation du bien ou du service proposé par l’entreprise (Crozier & Friedberg,1977). Il s’agit plus simplement de montrer à chacun de quelle façon ce qu’il fait, s’inscrit dans un ensemble cohérent qui a une finalité bien précise : la production d’un bien ou d’un service. En bref, il s’agit de redonner à chaque acteur une vision globale de l’entreprise et une vision stratégique de son travail[12]. On comprend alors que l’écoute et la compréhension du corps social doivent être une part importante du travail du praticien. L’enquête laisse apparaître que l’on est encore loin du compte même si le résultat s’améliore[13].

CONCLUSION – CE QUE FORMER À LA COMMUNICATION INTERNE SIGNIFIE

La CI est une fonction qui a été professionnalisée depuis plus de trente ans. De fait, il existe à présent dans les entreprises une CI plus structurée, des praticiens mieux formés et plus compétents, ce qui rend la fonction mieux identifiée et plus reconnue. Mais, aujourd’hui, tout le monde communique ! Que reste-t-il alors au communicateur ?

Pour exemple, en trente ans, un saut numérique considérable a été opéré. Nombre de dispositifs ont été développés qui ont modifié pour le moins la façon de relayer l’information et de relier les salariés. Cette évolution technologique s’est accompagnée d’un changement de perspective. D’une approche majoritairement positiviste[14], la pratique de la communication apparaît dorénavant bien plus constructiviste, en phase avec son époque. La première, dans le contexte actuel, n’est plus acceptable et ne produit que de la défiance, des salariés comme des managers, vis-à-vis de la parole de l’entreprise. Expliquer ne suffit plus, il faut s’expliquer, favorisant ainsi une seconde vision de la communication, moins monologique plus dialogique, moins conçue comme processus de transmission que comme processus de construction de sens (Vidaillet,2003) : « Plus on se transforme, plus on évolue ; plus la compréhension du sens, des contraintes et des finalités deviennent essentielles. » Ainsi, à une époque où tout le monde communique, le communicateur ne peut pas se contenter du rôle de fournisseur de contenus pour des dispositifs numériques pléthoriques. Il ne le souhaite pas d’ailleurs si l’on se fie à l’étude de l’Afci : « Le poids du faire […] cannibalise » le temps de travail du praticien (2019). Avec une belle unanimité, les praticiens considèrent la production de contenus comme leur « sale boulot » pour reprendre l’expression d’E.C.Hughes (1962), c’est-à-dire comme une activité nécessaire mais qui est devenue fastidieuse car répétitive : « La difficulté est surtout de collecter l’information. Je passe un temps fou à collecter l’information. » Et consacrant trop de temps à la collecte et à l’élaboration de l’information, ils en ont moins pour écouter et comprendre le corps social ou être en conseil des managers, leur cheval de bataille.

À la fois métier de la transmission et métier du lien, la CI semble avoir un bel avenir si l’on écoute les praticiens. Confiants donc, mais lucides, ils pestent contre le manque de maîtrise de leur temps – « Je suis au four et au moulin ! » – et donc le manque d’efficacité de la CI – « J’ai le sentiment que la CI gaspille son temps, trop d’informations ! ». Dans ce contexte, les praticiens se perçoivent comme accompagnateur, accoucheur, catalyseur, facilitateur, médiateur, orchestrateur, organisateur, passeur, vigile ou encore le fluide qui permet de créer les conditions d’explication et de dialogue autour du projet d’entreprise, autour des métiers pour l’organiser, autour du travail pour le mettre en œuvre.

Ce regard réflexif des praticiens vient nourrir ma propre réflexion de responsable de master en communication : comment forme-t-on à la CI ? Cette question est simple mais redoutable. Selon l’étude de l’Afci (2019), 44% des répondants ont une formation initiale spécifique en communication (versus 39% en 2012). De façon complémentaire, on constate que les praticiens ne sont que peu formés à la CI (cursus divers, mais Bac+5) ou mal formés (école de communication) ou pas assez formés (formations courtes en communication). Pourtant, leurs propos relèvent la nécessité de maîtriser des compétences pour faire (écrire notamment) et pour comprendre la complexité des organisations. Or, cette compréhension demande une formation poussée (bac+5) aux sciences humaines et sociales ou en littérature en général, à la communication en particulier, voire à la CI très précisément.

En France, le paysage actuel des formations universitaires a été façonné en février 2014 par un arrêté du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Depuis cette date, le cadre national des formations distingue quatre domaines, 253 mentions de masters et plusieurs milliers de parcours. Une petite dizaine de mentions relèvent de la communication. Elles se structurent autour d’un métier (journalisme), d’un champ (communication publique et politique), d’un secteur (communication, publicité) ou restent très générale (information-communication). Parmi elles, la mention Communication des organisations mérite notre attention car c’est la plus en phase avec la CI. Toutefois, dans cette mention, il n’est possible d’identifier qu’une petite trentaine de masters dont la dénomination présage d’un rapport avec la communication et l’entreprise. Difficile d’être plus précis car en définitive le qualificatif interne n’apparaît que dans un seul (Communication interne et externe, Lille 3), mais au même titre que le qualificatif externe d’ailleurs… Élargissant notre regard, nous n’avons pas plus de chance avec le terme RH qui n’apparaît qu’à trois reprises (Communication et management des RH, Lille 3 ; Communication, RH et conseil, Celsa Sorbonne université et Communication et RH, Sorbonne Paris Nord). De même, le qualificatif organisation n’elle-est utilisé à deux reprises seulement (Communication organisationnelle, Nice et Communication organisationnelle et innovation numérique, Rennes 2).

Force est donc de constater qu’il n’existe pas de master universitaire formant exclusivement à la CI, et bien peu de masters universitaires formant à la CI parmi d’autres aspects de la communication. Est-ce grave ? Compte tenu de l’état des lieux de la fonction CI porté par l’étude de l’Afci et de notre propre développement, est-il nécessaire de créer des formations ad hoc ? Vaste question que je laisserai ouverte dans cet article. Mais ma propre expérience de responsable de master et de chercheur m’a appris que des savoir-faire sans savoirs sont très insuffisants au niveau master et pour l’exercice professionnel de la CI. D’autant que les deux sont complémentaires : les premiers sont nécessaires à court terme pour l’insertion professionnelle, quand les seconds sont indispensables, rapidement, pour la trajectoire professionnelle. Il y a donc nécessité de développer une formation en communication à la fois comme universitaire (importance des savoirs), centrée sur les sciences de l’information et de la communication, mais certainement interdisciplinaire (importance des sciences humaines et sociales).

Au fond, les communicateurs ne disent pas autre chose. Leurs propos témoignent qu’on ne peut plus penser la CI en dehors des savoirs qui concernent tant le rapport de l’entreprise à la société que les systèmes sociaux internes. Nous l’avons vu, le praticien affirme sa différence (la CI n’est pas de la communication externe en plus petit, le salarié n’est pas un client interne, moins une partie prenante comme les autres qu’une partie constituante) et celle-ci passe par une professionnalisation qui nécessite moins un recours à des savoir-faire qu’un détour par des savoirs. Ce sont ces savoirs, et non les savoir-faire, qui donnent des clés pour identifier ce qui est continuité ou rupture dans le changement permanent auquel est confrontée l’entreprise. Ils permettent de comprendre les liaisons entre le passé, les cultures collectives, les compromis sociaux et leur avenir. Hier comme aujourd’hui, les communicateurs ont besoin de cette capacité à décoder les collectifs métier ancrés dans une histoire et une culture, les réseaux qui se font et se défont au gré des projets, les dynamiques communicationnelles à l’œuvre et ce qu’elles produisent comme sens et organisation.

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[1] Dans la suite de l’article, le sigle CI désignera donc toujours la communication interne, jamais la communication institutionnelle.

[2] J-L. Letouzé, président de l’association Communication & Entreprise(Stratégies, 3 septembre 2015).

[3] P. Auberger, directeur de la communication du groupe Bouygues (Medium.com, 7 mars 2018).

[4]  F. Fougerat, alors directeur de la communication de Foncia, sur son compte Twitter (juin 2018).

[5] Habib, L.(2011). La Communication transformative : pour en finir avec les idées vaines. Paris : PUF, 2011.

[6] Ni étude de terrain à proprement parler, ni revue de littérature, ma réflexion est construite à partir de l’analyse du baromètre Afci de cette année (2019) et des deux précédents (2012 et 2009), d’une étude sur l’identité professionnelle du communicant menée par nos soins dans le cadre de la même association (2013), ainsi que sur des propos de praticiens récoltés par entretien depuis plus de dix ans. 

[7] Alors p-dg du groupe BSN, qui deviendra Danone en 1994.

[8] M.Croziera ainsi observé (prédit ?) que « ce qui sera décisif, ce n’est pas l’impact de l’environnement sur l’entreprise, mais la façon dont l’entreprise deviendra active dans l’environnement » (L’Entreprise à l’écoute. Paris : Interéditions, 1989).

[9] Notamment dans les grandes entreprises car, plus l’entreprise est grande, plus la communication interne est rattachée à la direction de la Communication (Afci,2019).

[10] Ce verbatim, sans indication d’auteur, est issu des entretiens que nous avons menés. Il en sera de même pour les suivants.

[11] Mais dans le même temps, N.Alterremarque que la plupart des entreprises ne reconnaissent pas ces pratiques de dons et d’échanges, elles « ne les célèbrent pas » (2009). En cause, selon lui, le « management par l’amont [qui] interdit de donner » (idem).

[12] Pour aller plus loin, voir le travail d’un directeur de la communication pour mettre en évidence le système d’action concret de l’entreprise dans laquelle il agit : Auteur& Robert-Tanguy, P.(2015). Communiquer en sociologue (Entretien avec R.Berrivin).Sociologies pratiques, n°30, 84-93.

[13] Parmi les 5 grandes activités en CI, 12% du temps est consacré à écouter et comprendre le corps social alors qu’ils aimeraient y consacrer 17% de leur temps, un écart négatif de 5 points (versus 7,5 en 2012). Cela s’améliore un peu…

[14] Basée sur le fameux schéma canonique de la communication (émetteur/ récepteur), cette approche perçoit la communication comme un processus de transmission d’informations et d’explications afin de mobiliser, de faire adhérer, les salariés. Par suite, le travail du communicant est alors de mettre en mots l’information (en respectant les éléments de langage) et de la transmettre à des cibles. 

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