Abstract : This article analyzes media discourse and animated film productions between July 2023 and June 2024 to explore perceptions of AI in this field. Using a semio-pragmatic methodology, the study highlights the tensions between symbolic representations of AI and publicized social beliefs.
The analysis reveals a dichotomy between fear and fascination fueled by the media emphasis on the technological capabilities of AI. The fear of humans being replaced by machines is omnipresent, while the fascination with creating artificial consciousness fuels dystopian imaginations. Professional discourses, for their part, highlight the need for collaboration between humans and AI, emphasizing the role of human supervision and companionship.
The article also explores AI's ability to (de)figure our world. The visual aberrations generated by AI, often perceived as flaws, can also be exploited to create a unique aesthetic. The cultural biases present in AI training data raise ethical questions about the representation of the world and the reproduction of stereotypes.
The analysis of short films made with AI, such as "PLSTC", "The Frost" and "Maharaja in Denims", highlights dystopian aesthetics and narratives that question our relationship with a changing world.
Keywords : AI, Cinema, Semiotics, Representation, Aesthetics, Media Discourse
INTRODUCTION
Certaines productions cinématographiques qui ont fait l’actualité sur le web depuis 2023 ont servi d’exemples ou de contre-exemples à un emballement médiatique à la hauteur des émotions que suscite l’IA générative dans les métiers de la création. Témoignages de personnalités ou d’experts, de théoriciens ou de professionnels du secteur, chacun s’empare des imaginaires de l’IA pour les confronter à la réalité de sa profession. Nous nous intéressons à ce discours médiatique car il alimente, active, amplifie, des croyances (Macé, 2006) vis-à-vis de l’intelligence artificielle lorsque celle-ci se confronte à des actualités. L’intérêt médiatique pour ce sujet se développe à partir de ces actualités : depuis la grève des scénaristes à Hollywood (entre mai et septembre 2023) jusqu’aux réactions du public lors du festival du cinéma d’animation d’Annecy intégrant dans sa programmation des films réalisés avec de l’IA en juin 2024.
Nous choisissons comme objet d’analyse plus particulièrement le cinéma d’animation car c’est un art qui recrée totalement le réel et fait appel à de nombreux modes de création : de l’écriture à la conception de l’image 2D ou 3D. Nous considérons à la suite de Sébastien Denis que « l’animation est clairement la forme cinématographique la plus proche de l’imaginaire. » (Denis, 2017, p.8) construisant « de toutes pièces un monde graphique ou matériel qui a sa propre réalité. » (op.cit. p.38).
Ainsi nous souhaitons poser la question des perceptions de l’IA en ces termes :
A quoi avons-nous envie de croire lorsque l’IA génère une création cinématographique ou lorsque le cinéma représente l’IA ? Quelles sont les représentations symboliques de l’IA et ses productions esthétiques dans le cinéma d’animation et comment se confrontent-elles aux croyances sociales médiatisées ? Ces productions viennent-elles créer de nouvelles perceptions, amplifier ou déconstruire les croyances véhiculées par les médias ?
Notre corpus est constitué des discours médiatiques sur le web, produits entre juillet 2023 et juin 2024, et de productions de films réalisés ou diffusés à cette même période. Nous inscrivons notre méthodologie dans la sémio-pragmatique développée par Soulez (2015) et Odin (1999) afin de faire émerger les formes d’imaginaire en tension avec les croyances sociales médiatisées. Le discours journalistique collecté sur le web appuie son argumentation sur deux types de représentations : les représentations sociales et culturelles (grève des scénaristes, réactions du public, manifestations artistiques) et les représentations professionnelles et technologiques (l'investigation journalistique auprès des professionnels de l’industrie du cinéma et de l’animation et sur les évolutions technologiques). Les choix éditoriaux renseignent ainsi à la fois sur le climat de réception et de production des œuvres et la construction de croyances collectives autour du cinéma et de l’IA. Nous relevons au sein de ce corpus les réalisations cinématographiques incarnant symboliquement ou techniquement l’IA dans le cinéma. Nous analysons les techniques, les esthétiques et les récits d’un corpus filmique réduit produit à cette même période pour mettre en lumière les différentes esthétiques et significations déployées par l’utilisation de l’IA.
Corpus filmique :
- PLSTC, 2022, 1’37, réalisé par Laen Sanches. Plstc - Regarder le film complet | ARTE
- "The Frost", 2023, 12’, réalisé par Josh Rubin. https://youtu.be/IgPvoPBrlTE
- "Maharaja in Denims", bande annonce d’un film indien, sortie prévue 2025, réalisé par Khushwant Singh. https://youtu.be/6gXnKMLfC3I
Presse nationale :
Magazines en ligne :
TV, Radio, Sites institutionnel :
L’imbrication de ces deux espaces de communication (Odin, 2011) que constituent l’espace d’émission (les discours professionnels sur les conditions de production et l’œuvre elle-même dans ses caractéristiques techniques, esthétiques, narratives) et l’espace de réception (les représentations sociales et culturelles relevant d’attentes spécifiques en fonction des publics) permet de révéler les tensions et les contradictions qui existent entre les représentations médiatiques de l'IA au cinéma et les réactions qu'elles engendrent.
Nous pensons que ces dynamiques entre les espaces d'émission et de réception jouent un rôle particulièrement fort dans le contexte de création avec l’IA générative.
L'espace d'émission, qui inclut les professionnels (créateurs, producteurs, développeurs d'algorithmes) est marqué par des contraintes techniques spécifiques qui impactent les intentions et les œuvres elles-mêmes dans leurs caractéristiques esthétiques et narratives. Les contraintes de l’espace de réception incluent les attentes des spectateurs en matière de processus et d’éthique de création comme de qualité narrative et visuelle, attentes façonnées par leurs propres connaissances et par les imaginaires sociaux et culturels. En appliquant les concepts de Roger Odin, nous explorons également les zones de non-communication lorsqu’une dissonance s’exerce entre l'intention des créateurs et la réception par le public. Ces dissonances engendrent de nouveaux défis pour les professionnels du cinéma en termes de production de sens et d'engagement émotionnel.
LA DICHOTOMIE ENTRE CRAINTE ET FASCINATION ENTRETENUE PAR L'EMPHASE MÉDIATIQUE ET LES MYTHES
Il est frappant de noter que nombre d’articles ne font référence que très superficiellement aux productions cinématographiques plaçant le débat avant tout sur la dichotomie entre fascination et inquiétude que provoque la puissance technologique. De quoi parle-t-on principalement dans ces articles et à quelles représentations culturelles de la technologie cela renvoie ?
Le remplacement (discours médiatique) par le double technologique (représentations culturelles)
Pour décrire les capacités de l’IA, les médias ne manquent pas de superlatifs : “époustouflante”, “incroyable”, “bluffante”, “impressionnante”, “formidable”, “révolutionnaire”. Cependant, la prouesse technologique est souvent mise en opposition avec les capacités humaines, et la crainte d’un remplacement de l’homme par la machine est un thème récurrent. Les commentaires alarmistes de Jeffrey Katzenberg lors du Bloomberg New Economy Forum en sont un exemple, cités dans trois articles pour ses prédictions sur l’impact de l’IA dans l’industrie du film d’animation, avec des titres accrocheurs tels que “L’IA va supprimer 90 % des emplois d’artistes dans l’animation, selon le fondateur de Dreamworks”. D’autres voix médiatisées incluent celle de Fran Drescher, présidente du syndicat SAG-AFTRA, qui avertit : “Si nous ne nous levons pas maintenant (…) nous risquons tous d’être remplacés par des machines et des grandes entreprises qui se préoccupent plus de Wall Street que de vous et de votre famille” (BFM TV, 2023), ou celle de Jean Dujardin qui exprime ses inquiétudes sur Instagram concernant les menaces pesant sur le milieu du doublage français (BFM TV, 2023).
La relation ambivalente de l’homme avec la machine ne trouve pas son origine dans le discours médiatique mais bien dans les représentations de ceux qui les imaginent (dans le cinéma, la littérature, les arts) ou les conçoivent (dans les différentes strates de la programmation jusqu’à la représentation au sein d’un objet tangible). La thématique d’une IA consciente disposant d’un libre arbitre, explorée dès 1927 dans Metropolis, s’incarne souvent au cinéma à travers des robots physiquement proches de l'humain ou des super-ordinateurs. Ces figures, une fois dotées de conscience, aspirent à la liberté, ce qui peut les conduire à asservir ou éliminer l'humanité (Goriely, 2024). Cette représentation, nourrie par les mythes, reflète une fascination pour l'IA forte et la possibilité de créer une conscience artificielle, tout en exprimant la crainte de voir cette création se retourner contre son créateur (Goriely, 2024 ; Zacklad et Rouvroy, 2022.
La fascination technologique est souvent représentée comme un jeu de séduction qui tourne mal dans les représentations mêmes de l’IA. M.J. Catoir Brisson note que l’IA est fréquemment personnifiée en une figure féminine séduisante, perpétuant les stéréotypes de genre et les rôles traditionnellement associés aux femmes. La première IA conversationnelle de Microsoft en 2016, présentée comme une adolescente influençable, en est un exemple, rapidement détournée par des hackers pour devenir raciste et misogyne. La série “Real Humans” explore aussi cette image de l’IA féminine liée au soin, à la séduction et à la sexualité, où les machines sont “libérées” pour entretenir des relations avec les humains. Le cinéma renforce cette image avec des actrices comme Scarlett Johansson dans “Ghost in the Shell” et “Her”, où l’IA finit par se détacher de toute forme corporelle, illustrant une évolution vers une IA autonome de l’humain (Catoir Brisson, 2024).
L'imaginaire lié à l'IA est riche et ancien, nourri de mythes et de fantasmes, ancré dans l'histoire sociale, politique, culturelle et littéraire. Il ne se limite pas à un simple reflet des technologies, mais influence les programmes technologiques et notre rapport à l'IA (Gefen, 2022). L'idée de machines intelligentes remonte aux automates du XVIIIe siècle, comme le métier à tisser de Jacquard. Cet imaginaire s'incarne dans des objets matériels, mais aussi dans des récits et des fictions, du Golem à Blade Runner, en passant par la légende de Talos. (Gefen, 2022, 2024). A. Gefen remarque que nous vivons aujourd’hui “une expérience anthropologique inédite. Alan Turing avait rêvé de dialoguer avec un non-humain, dans son test de Turing. Nous avons toujours imaginé des créatures plus parfaites que nous : le mythe de Pygmalion et Galatée, par exemple, ce sculpteur qui, ne trouvant pas de femme à son goût, a animé une statue de marbre. Il y a vraiment cette volonté d’avoir un partenaire, quelqu’un à notre image, mais peut-être un peu plus parfait que soi” (A.Gefen, 2024).
Cette vision du double technologique, cette crainte d’une perte d’humanité, inspire la création cinématographique, comme le démontre le film d’animation récent “Mars Express”, salué pour son intrigue captivante. Dans un futur où les humains ont colonisé Mars et où la technologie permet de transférer la conscience des mourants dans des corps robotiques appelés “androïdes”, l’équilibre fragile de ce monde est menacé. Le film suit Aline Ruby, une détective privée, et son partenaire androïde, Carlos, chargés de retrouver une jeune étudiante en cybernétique disparue sur Mars. Leur enquête les conduit sur la piste d’un androïde frustré par son existence dénuée d’humanité et assoiffé de vengeance. Le film aborde également l’influence des systèmes intelligents, alors qu’une croyance religieuse se répand parmi eux, menaçant de les précipiter dans une nouvelle forme de fanatisme. La Cinémathèque française, qui programme “Mars Express”, résume : “Cette crainte de se faire dépasser par la technologie robotique, justifiée ou non, a toujours existé au cinéma (les exemples abondent, dès 2001 de Stanley Kubrick bien sûr, jusqu’à Avatar de James Cameron) et aussi dans l’esprit humain depuis au moins Platon. Mais le lancement en 2022 de ChatGPT ou du générateur d’images Dall-E, capable de produire des images inédites sur n’importe quel thème en seulement quelques secondes, a incontestablement constitué une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité. Le sujet passionne, fascine et inquiète, revient d’une façon lancinante. Que vont changer ces robots-là dans nos vies ?” (La Cinémathèque française, mars 2024).
La supervision de l’homme (discours professionnel) sur le compagnon technologique (représentation cinématographique)
Le progrès technologique nous amène à repenser les capacités humaines. Au fur et à mesure que la technologie surpasse certaines aptitudes proprement humaines, nous redéfinissons notre champ d’action et notre façon d’agir. Ramené à une réalité professionnelle, le mythe du remplacement est analysé par secteur d’activité. Ces analyses professionnelles invitent à réinterroger ce que signifie “être créateur” dans ce contexte technologique. Nous montrons dans différents exemples de discours médiatique que l’argumentaire est souvent fondé sur la corrélation entre une limite ou une capacité technologique et une redéfinition du rôle humain.
Construction de l’argumentaire professionnel
dans le corpus médiatique sur l’IA et le cinéma :
“Dans un premier temps, ce qui risque de disparaître sont les choses les plus manuelles, comme ce qui est de la synchronisation, ce genre de choses très mécaniques. Mais il y aura toujours un humain qui devra superviser le processus car l’intelligence artificielle n’est pas très bonne pour prendre des décisions contextuelles." (Sten Saluveer, in Radio France, juin 2024)
“Pour l'instant elle n'est pas capable de suppléer l'homme sur une idée originale d'histoire mais parfaitement capable d'écrire une suite sinon un déroulé de l'histoire. L'Homme est pour l'instant toujours meilleur dans le domaine de la création, pour combien de temps ?” (France Inter, août 2023)
Concrètement, une IA pourrait créer un film seule, mais cela n’est pas le cas actuellement pour des raisons de qualité, de droits d’auteur et d’expression artistique.” (Numerama, 6 février 2024)
Les professionnels incitent à repenser la relation avec l’IA dans un mode collaboratif : “Il est nécessaire que l'IA et les producteurs de films travaillent en collaboration afin d'augmenter la créativité et les capacités techniques des producteurs de films.” (Numalis, septembre 2023)
“Dans le meilleur des mondes, « l’IA pourrait délester les productions des tâches répétitives et laisser plus de temps pour l’artistique », estime Olivier Lelardoux.” (juin 2024)
« Quand on en sera arrivé à ce que les modèles atteignent tous un niveau de haute qualité, l'important sera (...) de créer autour des outils utiles », estime Anastadis Germanidis. Les trois co-fondateurs de la start-up n'ont pas un profil classique d'ingénieurs en informatique et sont tous passés par une formation artistique à l'université de New York (NYU). Ils insistent sur l'importance de maîtriser un « langage commun » entre programmation et création, citant en exemple Apple et Pixar.” (Le Figaro, 13 mai 2024)
Marie-Julie Catoir-Brisson (2024) utilise le film "The Dog and the Boy" également cité dans notre corpus médiatique pour illustrer comment les représentations de l'IA évoluent, passant de l'expérimentation à la fiction grand public. Ce film, qui affiche ouvertement l'utilisation de l'IA dans sa production, présente une relation d'amitié entre un humain et un robot, soulignant la possibilité d'une cohabitation harmonieuse plutôt que d'une compétition ou d'un remplacement. Selon la chercheuse, cette idée fait écho au concept de "compagne", introduit par Donna Haraway, qui met en avant la possibilité d'une collaboration inter-espèces. Plutôt que de se focaliser sur les craintes d'un remplacement de l'humain par la machine, "The Dog and the Boy" propose une vision plus optimiste où l'IA pourrait jouer un rôle de compagnon. Julien Pierre (2024) précise que si les concepteurs n'ont pas encore doté les machines d'une réelle empathie, ils les conçoivent pour susciter artificiellement une réaction émotionnelle chez l'utilisateur. Il s'agit de simuler cette empathie dans le but de renforcer l'attachement de l'utilisateur ou du spectateur.
Des phrases telles que "Je suis ravi de vous aider" visent à imiter des interactions humaines et à créer une illusion de proximité avec l'utilisateur, comme le fait Chat GPT.
Ainsi The Dog and the boy cherche à “rassurer” dans sa représentation d’un être technologique “inférieure” sorte de compagnon à l’image d’un animal de compagnie pour le créateur. La polémique que suscite l’utilisation de l’IA dans ce film d’animation provient davantage de l’argumentaire d’un tweet de netflix japan (NetflixJP, 31 janvier 2023)[1] justifiant l’usage de l’IA par un manque de main-d’œuvre professionnel. De nombreux utilisateurs sur les médias sociaux contestent cette affirmation, alléguant que Netflix offre des salaires et des délais de production trop courts aux studios d’animation japonais. Ils soutiennent que le véritable problème n’est pas le manque de talents, mais plutôt le refus de Netflix de rémunérer correctement les artistes.
La relation de compagnonnage n’étant pas assumée ans le discours c’est le mythe du remplacement qui a pris le dessus dans les commentaires sur les réseaux sociaux. Dans ce cas précis l'IA a été utilisée pour générer des propositions de décors à partir des layouts dessinés à la main. Si le processus de création expliqué par les artistes est en phase avec cette relation de compagnonnage entre artiste et IA, la justification du tweet sur la pénurie de main-d’œuvre resitue le débat sur le remplacement.
LA CAPACITÉ DES IA À (DÉ)FIGURER NOTRE MONDE
Au-delà des arguments sur la place disputée entre le créateur et l’IA, un autre débat est en creux : la capacité de la création à montrer, à figurer le monde tel qu’il est et notre rapport à celui-ci.
Il s’agit finalement de s’interroger sur la perception de notre monde à base d’IA.
Les mondes recréés par l’IA sont dits imparfaits, “aberrants”, “dérangeants”, stéréotypés, “faux”. A première vue, tout se passe comme si l’IA agissait seule, en conscience de recréer virtuellement notre monde en lui donnant une image imparfaite ou en exacerbant la partie sombre de l’humanité.
Une société monstrueuse sortirait de l’antre de l’IA. “Qualifiés par le magazine spécialisé Variety de «mutants» ou de «Frankenstein numériques», ils (les faux acteurs) sont fabriqués virtuellement à partir des différentes parties du corps d'acteurs réels." (Le Figaro, 12 novembre 2023)
L’IA (conçue par l’homme) puise dans les représentations (créées par l’homme) pour en générer de nouvelles. Quelles représentations et rapports au monde figurent-elles alors ?
D’une figuration altérée à une esthétique singulière
Le discours médiatique relève les aberrations générées par l'IA dans les films d'animation qui se manifestent principalement par des problèmes de synchronisation, des incohérences visuelles, des mouvements non naturels et un aspect général artificiel. Ces imperfections impliquent une intervention forte du créateur qui reconfigure les scènes pour répondre à son projet artistique et renvoient également à une esthétique de l’IA identifiable. Léo Cannone, réalisateur du court-métrage Where Do Grandmas Go When They Get Lost? sélectionné pour le Runway AI Film Festival de New York en 2024 explique : "Je ne pouvais pas tellement avoir de personnages, de paroles, donc ça a un peu créé l'esthétique du film […] il y avait encore beaucoup de défauts, des aberrations dans chaque scène, donc j'ai dû beaucoup retoucher. Cela ne sort pas du logiciel tout prêt." (Le Figaro, 13 mai 2024).
Ce sont les expériences des artistes qui fournissent le plus d’informations sur la distorsion de la réalité générée par l’IA dans des articles plus fouillés s'appuyant sur des cas pratiques. La revue en ligne ADN donne la parole au fondateur du “premier studio français entièrement dédié à la création de vidéos générées par intelligence artificielle”, Thibaud Zamora : ” Il a donc fallu tricher avec les images pour compenser cette apparente froideur. La synchronisation labiale est aussi compliquée, car l'outil est entraîné sur des modèles soit très réalistes soit sur des images de dessins animés à la Pixar. Si l'on veut utiliser un autre style graphique, l'incrustation ne fonctionne pas. On a aussi un souci de mouvement de caméra qui est très fixe ce qui va nous pousser pour le prochain film à créer une mise en scène beaucoup plus contemplative. Enfin, c'est assez compliqué d'obtenir des personnages qui sont stables en termes d'apparence d'une image à l'autre. On a dû recourir à des astuces pour que les tenues, comme la robe rouge, soient consistantes.” (ADN, 13 octobre 2023).
Bien que l’évolution des technologies de l’IA générative soit soulignée dans chaque article montrant une progression et des dysfonctionnements “résolus”, les types d’aberration sont toujours les mêmes. Quentin Auger, Directeur R&D et fondateur de Dada Animation explique que ces outils spectaculaires pour le grand public “ne sont pas mûrs techniquement pour les professionnels car ils ne sont pas stables » (La Croix, 07/06/2024). Pour Alejandro Matamala, cofondateur de Runway “Si vous voulez un récit avec des personnages humains hyperréalistes, nous n'y sommes pas encore […] Mais il y a différentes façons de raconter une histoire.” (Le Figaro, 13 mai 2024).
Ces expériences montrent une réalité défigurée par l’IA mais aussi des contraintes techniques qui construisent une certaine esthétique. Nous confrontons ce discours médiatique à trois courts-métrages majoritairement réalisés à l'aide de l’IA générative mentionnés dans notre corpus :
- PLSTC est un court métrage d'animation dystopique de 2022 réalisé par Laen Sanches. Le film dure 1 minute et 37 secondes et utilise une combinaison d'images générées par l'IA et composées à la main pour dépeindre les effets dévastateurs de la pollution plastique sur la vie marine.
- "The Frost" est un court-métrage de science-fiction de 12 minutes réalisé en 2023 par Josh Rubin avec des images générées par l'intelligence artificielle. L'histoire suit une équipe de scientifiques en Antarctique qui enquêtent sur un mystérieux signal.
- "Maharaja in Denims" est la bande-annonce d’un film indien qui devrait sortir en 2025 et qui est présenté comme le premier long métrage au monde réalisé presque entièrement par intelligence artificielle. Adapté du roman du même nom de Khushwant Singh, qui réalise également le film, "Maharaja in Denims" raconte l'histoire de Hari, un adolescent qui croit être la réincarnation du Maharaja Ranjit Singh.
Quelles sont les esthétiques de ces films réalisés en grande partie par l’IA générative ? Les films réalisés avec l'IA se distinguent par des couleurs saturées, des arrière-plans flous et des personnages à l'apparence artificielle. Ces éléments, caractéristiques des images générées par ordinateur, contribuent à créer une esthétique considérée comme fascinante et/ou perturbante, en lien avec le concept de "vallée dérangeante". Dans la bande-annonce de "Maharaja in Denims" sont décrits des personnages aux visages "en plastique", “des mouvements de personnages peu naturels”, saccadés. (Numerama, janv. 2024). Lorsque l’objectif est d’atteindre un réalisme comme dans ce long métrage, les limitations techniques sont fortement perçues.
Lorsque le film "PLSTC" exploite l'aspect "saccadé" de l'IA pour créer une esthétique "stroboscopique", cela devient un choix artistique plutôt qu'une simple défaillance technique. Dans cette expérience les critiques y voient une animation précise et un sens de la composition qui créent un contraste avec le sujet sombre du film. La construction en "vignettes" et la vitesse de rotation des images donnent un effet "clipesque, voir stroboscopique", contribuant à l'atmosphère anxiogène du film. Les corps flottants dans "PLSTC" suggèrent une sorte de “ballet macabre” pour représenter la destruction de la vie marine (L’extracourt, agence du court-métrage, 2022). La "danse" des créatures marines prisonnières du plastique, accompagnée de sons sous-marins, évoque une procession funèbre et souligne la gravité de la situation.
Bien que PLSTC et "Étoile Filante" utilisent tous deux un rythme saccadé et des contrastes de couleurs caractéristiques de l'esthétique générée par l'IA, ils ont été reçus très différemment. L'accueil réservé à ces films souligne l'importance de l'intention de l'artiste dans la perception des œuvres d'art générées par l'IA.
L'esthétique de PLSTC, bien qu'artificielle, est saluée par la critique car elle sert un objectif clair : dénoncer l'impact de la pollution plastique sur la vie marine. Le public et la critique, conscients de l'intention expérimentale du projet, apprécient l'esthétique "clipesque" et les couleurs vives qui contrastent avec le sujet sombre.
En revanche, "Étoile Filante", bien qu'essayant de reproduire l'esthétique des posters de films des années 70-80, est une production perçue comme une offense au travail des animateurs. Le public du festival d'Annecy, composé en grande partie d'étudiants et de professionnels de l'animation, y voit une banalisation de leur travail minutieux et une menace pour leurs emplois.
Le cas de The Frost illustre davantage cette dualité entre artificialité et intention artistique. Son esthétique "saisissante et sombre", caractérisée par des paysages enneigés impressionnants, est saluée par la critique. Cependant, les imperfections techniques, comme les expressions faciales "risibles" et le manque de cohérence dans l'apparence des personnages, trahissent la main de l'IA et nuisent à l'immersion.
L'utilisation de l'IA ne présume pas d’une réception positive ou négative, même si l'esthétique est jugée réussie. L'intention de l'artiste et du contexte de production et de diffusion influencent la perception du public et de la critique. Un film comme PLSTC, assumant son artificialité au service d'un message fort, sera mieux perçu qu'un film comme "Étoile Filante", jugé comme un simple remplacement de l'artiste par la machine.
D’une figuration biaisée à une conscience du vivant
Les aberrations et les biais dans les images générées par l’Intelligence artificielle sont considérés comme une défiguration de notre monde voire de notre société. Radio France cite Cécile Lacoue “la problématique autour des biais culturels (qui) pose problème aux professionnels" (Radio France, 11 juin 2024), La Croix prend l’exemple de Kelzang Ravach « Comme le logiciel ne nous a offert que des représentations stéréotypées (un homme bodybuildé et une “bimbo”), […] le clip a été retravaillé pour revoir la connotation genrée des personnages et lui donner un tour onirique. » (La Croix, 7 juin 2024). Cette question des biais alimente plus largement le questionnement éthique largement évoqué dans chaque article sur le droit d’auteur, l'uniformisation culturelle ou les représentations stéréotypées.
Zacklad et Rouvroy soulignent que les données massives, souvent présentées comme objectives, reflètent en réalité des rapports de force et des biais existants. "L’enregistrement de la réalité sociale sous forme de données numériques ne la purge bien évidemment pas des inégalités mais les « naturalise », faisant passer les données pour des « faits » en faisant oublier que les « faits » sont toujours produits, et que les données ne traduisent jamais que les « effets » des rapports de force et des phénomènes de domination." (2022)
Dans ce contexte les artistes devraient affronter ces tensions et représentations hégémoniques pour en proposer des variantes, des ouvertures, des contre-pouvoirs. Le risque de biais et d’uniformisation est réinvesti dans des imaginaires dystopiques montrant le rapport de l’humanité avec son monde en évolution.
Le court métrage "PLSTC" renvoie principalement à l'imaginaire de la dystopie. Les choix esthétiques servent à mettre en évidence la réalité de la pollution plastique dans les océans et ses conséquences dévastatrices sur la vie marine. Le spectateur est confronté à un monde où la faune et la flore sont littéralement envahies par le plastique, créant un sentiment d'urgence.
"PLSTC" est décrit comme une "fable aux accents prophétiques" : les animaux marins, des crustacés aux mammifères, sont montrés "salement ornés de sacs et matières dérivés du pétrole", créant un spectacle à la fois fascinant et repoussant. L'accumulation de plastique sur les créatures crée un sentiment d'étouffement, renforcé par le choix de couleurs vives qui contrastent avec le message écologique grave.
L'imaginaire véhiculé par The Frost est celui d'un monde post-apocalyptique dévasté par des catastrophes climatiques. Le court-métrage dépeint un univers glacé et hostile, où la survie est précaire. Une équipe de scientifiques, isolée en Antarctique, se lance dans une quête dangereuse pour trouver la source d'un signal sonore qui pourrait être leur dernier espoir.
L'atmosphère générale est sombre, assez oppressante, et les paysages enneigés, décrits comme “à la fois magnifiques et désolés”, renforcent ce sentiment d'un futur incertain et menaçant. Malgré “un scénario qui n'échappe pas aux clichés du genre”, The Frost parvient à créer une ambiance immersive et inquiétante, caractéristique de l'imaginaire post-apocalyptique (Usbek & Rica, juin 2023)
Enfin dans "Maharaja in Denims" nous sommes confrontés à un futur dystopique et inquiétant. L'esthétique du film, qualifiée de "malaisante" et provoquant un sentiment de "vallée dérangeante", participe à cet imaginaire. Le film actuellement en conception porte également l’idée d’un cinéma hybride, entre tradition et modernité : c'est une adaptation d'un roman qui explore l'histoire indienne à travers les époques. Cette alliance entre un récit ancré dans le passé et une technologie futuriste nourrit l'imaginaire d'un cinéma capable de fusionner tradition et innovation.
"Maharaja in Denims" cristallise donc des imaginaires contradictoires, entre fascination pour le progrès technologique et inquiétude face à ses conséquences sur le cinéma et ses métiers. Le film s'inscrit également dans un contexte culturel spécifique, celui d'un cinéma indien en pleine mutation, cherchant à se renouveler tout en valorisant son héritage.
Des transfigurations, des défigurations ?
La révolution technique vient construire de nouveaux imaginaires (Gras, 2013) mis en tension avec les croyances sociales. L’IA et la fascination d’un pouvoir techno futuriste constituent une part des croyances sociales réactivées par certaines productions (Morin, 1956). Ces imaginaires sont recréés à partir d’esthétiques et de portées symboliques très marquées. C'est ici la question posée par Sébastien Denis d’une esthétique fabriquant un autre réel en rendant visible la technique pour y parvenir (un infra-réel) ou en l’invisibilisant pour produire un hyper-réel, (Denis, 2017). Si l’IA atteint cette infra-réel à certains endroits elle ne parvient pas à faire croire à cet hyper-réel.
Dans le court-métrage "L'éveil à la création" (cité dans Le Figaro, mai 2024), l'IA a été utilisée pour donner vie à Paul Gauguin. Ce film illustre la capacité de l'IA à recréer des artistes du passé, permettant de les voir et de les entendre à nouveau. Julie Veille, scénariste, souligne que l'IA permet de "redonner vie" aux artistes disparus "dans le plus grand respect" (TF1, nov. 2023)
Sten Saluveer, à la tête de Cannes Next, met en avant la capacité de l'IA à reproduire des lieux réels avec un réalisme saisissant. Cette technologie, devenue "très accessible", permet de s'affranchir des contraintes de tournage en extérieur. (BFM, juillet 2023). Cette capacité de l'IA à "ré-incarner" (sujet du film "Maharaja in Denims) et à générer du réalisme biaisé et déformé défigure ou transfigure en quelque sorte le réel. Un manque de “vérité” que contrebalanceraient des techniques dites traditionnelles. Face à l’artificiel “invisible” on chercherait alors à s’accrocher à une réalité palpable. C’est le contre point de vue qu’offrent les médias en donnant la parole à des réalisateurs comme Adam Elliot : "Lorsque le public voit des empreintes digitales sur la pâte à modeler, il sait que ce qu'il regarde est quelque chose de tangible, de palpable, de réel. L'IA est déjà en train de tuer certaines formes d'art, de briser des carrières d'artistes. Mais je pense que l'animation en volume ne risque rien pour le moment. Elle connaît même une sorte d'âge d'or, une renaissance. Tout comme la fabrication du pain, le tricot et l'artisanat, qui n'ont jamais été aussi populaires qu'aujourd'hui. "
CONCLUSION : ENTRE DISSONANCE MÉDIATIQUE ET AJUSTEMENT ARTISTIQUE
L'articulation entre l’espace d’émission (la pratique professionnelle et l’œuvre elle-même), et l’espace de réception (les imaginaires et les attentes de différents publics) révèle une complexité dans la relation entre l’humain et l'IA caractérisée par des dissonances et des ajustements. Notre analyse souligne que l'IA ne se limite pas à une question de remplacement ou d'assistance technique. Ces dernières sont des modes relationnels possibles entre l’humain et l’IA et supposent de nombreuses variations en fonction de l’intensité de ces dissonances ou ajustements. Si les capacités technologiques considérables de l’IA générative reconnues par les professionnels alimentent le mythe d’un double technologique, la perception de ce double varie - double dominant, concurrent ou co-créateur - selon les croyances ressenties plus ou moins intensément par un créateur ou par un public.
Synthèse des perceptions de l’IA à partir du corpus médiatique
L'article identifie comment des croyances véhiculées par le discours médiatique, influencent la manière dont l'IA est signifiée (dans ses représentations) et signifiante (dans son usage) dans les courts-métrages analysés et comment ces derniers, en retour, peuvent soit renforcer, soit déconstruire ces perceptions.
L'influence du discours médiatique est perceptible dans la confrontation des points de vue entre la production et la réception des œuvres accentuant ainsi les dissonances. Les tensions entre les capacités technologiques et les imaginaires orientent une perception plutôt négative de l’IA générative dans la création cinématographique (remplacement, asservissement, défiance, défiguration, uniformisation, discrimination). Ceci est lié selon nous à une “non-communication” entre les deux espaces (d'émission et de réception). La prise en considération des œuvres peut apporter ces ajustements, ces nuances dans la perception de l'IA dans le contexte de production cinématographique. Cette référence à l’œuvre étant très appauvrie dans le discours médiatique c’est la dissonance qui est au cœur des croyances largement répandues.
Ces variations dépendent pour une grande part des intentions artistiques perçues. Notre analyse montre par exemple que la réception d’un film qui assume son artificialité au service d'un message écologique fort, est mieux perçue qu'un film cherchant à imiter une esthétique traditionnelle ou à atteindre un “hyper-réel”. La capacité de l’œuvre à déconstruire ces perceptions dissonantes est liée à l’alignement non seulement éthique mais aussi esthétique entre l’usage de l’IA et l’intention de création. Il peut s’agir notamment d’imaginaires dystopiques pour questionner notre rapport au monde, d’expérimentations pour porter un message social.
La capacité de l'IA à "ré-incarner" des figures du passé et à générer un réalisme imparfait engage la création dans une voie ou de transfiguration ou de défiguration du réel. Face à l'artificialité, les dissonances entre les pratiques technologiques et les attentes des publics sont évidentes et accentuées par la confrontation médiatique des points de vue. C'est dans cet espace de l'œuvre, où se confrontent et s'ajustent les visions de l'artiste et les potentialités de la technologie, que la relation entre l'humain et l'IA peut trouver un équilibre et un sens. Face à cette même artificialité, les intentions esthétiques et signifiantes peuvent rétablir la communication en construisant non pas une vérité mais une sincérité de l’image.
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URL : http://journals.openedition.org/rfsic/13204
NOTES
[1] "En tant qu'effort expérimental pour aider l'industrie de l'anime, qui est confrontée à une pénurie de main-d'œuvre, nous avons utilisé la technologie de génération d'images pour les images de fond dans les trois minutes de vidéo coupées!" (Netflix Japan sur Twitter, 2023)