Abstract: Since 2020, generative artificial intelligence devices (GAID) have managed to penetrate the holy of holies of the “fashion world”, as they are now taking over design studios. While the digitisation of production activities is nothing new, the presence of these “made-to-measure solutions”, which take charge of some of the design proposals, may nonetheless seem counterintuitive in a “world” so based on the incarnation of artistic direction and the figure of the “demiurge designer”. Nevertheless, this new “tool” for creative teams is becoming widespread in a growing number of companies (even if the proportion is still small), who are modifying the design phase of their production process as a result.
This article seeks to shed light on this emerging phenomenon, by focusing on the discourse of the promoters and designers of these GAIDs. It presents the results of an exploratory study, based mainly on interviews and observations, which focused on two aspects: the conditions and methods of the encounter between professionals in the software sector, the “tech world”, and those in the fashion and textile sectors, and the discursive strategies and main arguments used by the proponents of these systems.
In the end, the question of creativity proved to be at the heart of the investigation and of the words of the players gathered, with changes in the latter being presented as inevitable but never “revolutionary”: in short, “nove sed non nova”.
Keywords: Generative Artificial Intelligence, Cultural and Creative Industries, Fashion, Supporting Discourses, Creativity.
INTRODUCTION
Depuis 2020, et la première collection créée par « l’intelligence artificielle »[1], plusieurs acteurs industriels se sont positionnés sur le créneau de la génération artificielle de design de pièces de mode en amont de leur fabrication. Ces entreprises, de taille généralement réduite, proposent des dispositifs d’intelligence artificielle générative (DIAG) conçus et mis en œuvre en fonction des demandes expresses de leurs clients, soit des entreprises de création et de confection vestimentaire et de petite maroquinerie qui les intègrent aux phases de conception (design et prototypage) de leur procès de production. Nous avons constitué en cas d’étude certaines d’entre elles afin de comprendre les finalités, manifestes et latentes, qu’elles confèrent aux dispositifs produits ainsi que les représentations du rapport entre « intelligence artificielle » et « créativité » qui leur étaient sous-jacentes. Nous avons ainsi abordé ces dispositifs et leur implémentation comme des points de jonction, des moments de rencontre entre deux « mondes sociaux » – celui de la « tech » et celui de la « fashion » (selon l’auto-désignation indigène) – régis par leurs logiques propres, leurs conventions respectives, leurs régimes de croyances et de valeurs (Becker, 1985 ; Clarke, 1991). Ce qui nous est apparu opportun dans le cadre de ce dossier « Intelligence(s) artificielle(s) générative(s) et Créativité(s) » est que la définition légitime, ou tout du moins en vigueur, de la « créativité » est précisément le terrain premier de cette rencontre. En effet, la créativité est la valeur/compétence cardinale au sein des industries de la mode et c’est précisément l’exercice de cette compétence qui est appelé à être modifié par le recours aux DIAG. Dès lors, préalablement à leur adoption au sein du procès de conception, se joue un dialogue sur ce qui fait création, sur ce qui manifeste la créativité, sur les apports potentiels du dispositif au procès, sur le partage entre ce qui relève de l’humain et ce qui est produit algorithmiquement. Au cœur de ce dialogue, se joue l’ambivalence de l’outil qui peut être envisagé comme un prolongement du geste créatif ou comme sa négation, la créativité apparaissant alors comme déléguée à la machine reléguant l’équipe de conception à un rôle de « superviseur process ». En cela, les possibilités de l’intégration des DIAG au sein des filières mode et textile[2] ne s’envisage pas à l’unique aune de leur performance, mais elles sont aussi foncièrement dépendantes de la congruence des valeurs et représentations sociales que portent les discours d’escorte avec celles présentes au sein du « monde » considéré. Telle est, tout du moins, notre hypothèse de départ[3].
ÉLÉMENTS MÉTHODOLOGIQUES
Nous l’avons mise à l’épreuve dans le cadre d’une étude exploratoire appliquée au « monde » de la mode et réalisée à partir de paroles d’acteurs récoltées dans des contextes variés.
L’étude s’est réalisée en trois temps. Le premier a consisté en une recherche documentaire portant sur un corpus de 99 articles longs (plus de 1000 mots) comprenant le syntagme « intelligence artificielle générative » et publiés dans la presse professionnelle de mode (Business of Fashion, Vogue Business, Fashion Network) entre le 10 octobre 2023 et 15 février 2024. Ce travail nous a permis d’identifier des acteurs « phares » du secteur et plus particulièrement des entreprises produisant des « systèmes d’IA » et les valorisant en tant que prestataires auprès d’entreprises de mode. Nous avons ensuite établi des « fiches d’identité » de 21 cas d’études, à partir d’informations disponibles sur leurs sites institutionnels et, quelquefois, sur le site des marques-commanditaires avec qui elles collaborent.
Une deuxième phase s’est amorcée par la participation à deux webinaires professionnels organisés par des médias spécialisés dans « l’e-commerce » et le « marketing digital » et s’est prolongée par la participation à deux conférences consacrées à l’intelligence artificielle générative et la mode, la première organisée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, la seconde par Business of Fashion. Ces observations ont permis de mieux comprendre les pratiques des acteurs au travers d’une mise en récit particulière, considérant que le public était exclusivement composé de prospects, de partenaires, de concurrents ou de journalistes spécialisés. Ces temps d’échanges entre professionnels ont constitué autant de scènes d’énonciations d’espoirs et d’intérêts mais aussi d’inquiétudes et d’interrogations face à des innovations perçues a priori comme « disruptives ».
Un dernier temps a été consacré à la passation puis l’analyse d’entretiens semi-directifs conduits avec les concepteurs et dirigeants des principales entreprises-prestataires en France (9 entretiens menés entre janvier et mai 2024, en visioconférence). Il s’est agi de recueillir des paroles portant directement sur leurs activités, sur les rapports entretenus avec les marques-commanditaires et avec les « équipes créatives » de celles-ci. C’est ce matériau qui est principalement mobilisé et analysé au cours de cette étude, les deux moments antérieurs ayant surtout servi à élaborer les questions de recherche puis le guide d’entretien. La confidentialité étant requise, nous avons anonymisé les personnes interrogées, que nous avons consignées dans la liste ci-après.
Tableau 1. Liste des personnes interrogées
Le nombre de personnes interrogées étant très limité, l’étude ne prétend aucunement ni à la représentativité ni même à une montée en généralité. Elle permet néanmoins d’entamer une investigation sur ce que l’IA générative « fait » à la mode du point de vue des pratiques, considérant que peu d’études ont traité de cette question (émergente au demeurant). En effet, si l’on met de côté les travaux, relativement nombreux, des informaticiens l’abordant du point de vue de la conception des dispositifs (depuis ceux, précurseurs, de Sbai et al., 2019), nous n’avons trouvé qu’un seul article traitant de la question des mutations des métiers sous l’effet de ceux-ci (Särmäkari & Vänskä, 2021). Or, c’est précisément ce qui nous intéresse ici. Toutefois, cette question sera examinée par le prisme des discours qui conduisent à l’adoption des DIAG : en amont de l’attention portée aux dispositifs et aux pratiques associées, ce sont donc les arguments qui participent à leur présentation et leur promotion qui sont au cœur de notre étude. Plus précisément, nous avons cherché à identifier les ressorts de l’adhésion que ces discours sont censés produire, en nous centrant sur la notion de créativité et sur ses représentations.
Cet article se focalise ainsi sur deux aspects qui en constituent les deux parties : les conditions et modalités de rencontre entre les acteurs du « monde » de la mode et ceux proposant des « solutions numériques » dans un premier temps ; les stratégies discursives employées pour favoriser leur adoption, dans un second.
LA RENCONTRE DE DEUX "MONDES"
Cette rencontre entre « monde de l’art et de la création » et « monde des data », s’observe depuis plus d’une dizaine d’années dans quasiment toutes les filières d’industries culturelles et créatives (Bullich, 2016b). Les filières mode et textile ne présentent à cet égard aucune particularité. Cependant, le recours aux données dans un premier temps puis au DIAG ensuite s’inscrit dans un contexte industriel particulier, marqué notamment par une désaffection des investisseurs au niveau mondial, une polarisation des acteurs de la production et de la distribution (entre « géants » multinationaux et petits producteurs locaux), et un avivement de la concurrence internationale, sur le créneau de « l’ultra fast fashion »[4] notamment. Une première vague d’adoption de dispositifs couplant extraction de données massives et leur traitement algorithmique et permettant une conduite de la production « par les données » a eu lieu au mitan de la décennie 2010. En réponse à un environnement économique marqué par l’incertitude et, déjà, en pleine mutation, les finalités premières de ces dispositifs se sont principalement rapportées à la détection des signaux faibles, potentiellement annonciateurs de tendances, puis la gestion de la relation client (Mengyun & Van Dyk, 2016). Ils ont également été dévolus à l’automatisation de la veille concurrentielle ainsi qu’à des applications plus logistiques (gestion des achats et des stocks notamment). Ces dispositifs avaient ainsi une visée prédictive : il s’agissait, par l’acquisition de données et leur traitement, d’anticiper les actions et les réactions des différents intervenants des filières mode et textile (des fournisseurs aux consommateurs, des partenaires comme des concurrents).
AVANT-GARDE ET "ÉVANGÉLISTES"
L’arrivée des DIAG dans la création de mode est conventionnellement rapportée à plusieurs moments « fondateurs » : la collaboration Robbie Barrat et Acne Studio évoquée en introduction ; la campagne « Futuro Optimisto » de Casablanca Paris réalisée en 2023 par le photographe Luke Nugent et exclusivement composée d’images générées numériquement ; la même année, le défilé new-yorkais de Marc Jacobs dont le livret fut entièrement rédigé par ChatGPT et la première « AI FashionWeek » organisée par la Maison Meta qui rassembla les collections virtuelles de plus de 400 designers internationaux. Si ces initiatives ressortirent plus de l’expérimentation, voire du « coup » médiatique, que de la recherche d’innovation industrielle, elles amorcèrent néanmoins un mouvement d’attraction vers de nouveaux dispositifs techniques et ouvrirent, grâce à un ensemble de concrétisations, de nouvelles voies au sein du monde de la mode : « l’IA » est désormais envisagée comme un outil non plus à destination exclusive des gestionnaires, mais à celle des créateurs également. Outre ces actions ponctuelles mais abondamment relayées médiatiquement, ce changement de conception est aussi le fruit d’un important travail « d’évangélisation »[5] (Evans et al., 2006) mené par des entrepreneurs proposant des DIAG et destinées à la fois à « sensibiliser », voire convertir, des prospects à ces « nouvelles technologies » : « en fait, on s'est aperçu qu'il y avait un secteur qui réagissait plus vite et qui avait plus d'enjeux à intégrer ce type de techno, c'était le secteur de la mode. Actuellement, le travail commercial passe surtout par ce travail de vulgarisation » [PR1]. Il s’agit de faire connaître ces dispositifs en favorisant d’emblée la pratique : « dans les ateliers de sensibilisation, ce qu'on dit et ce qu'on répète, c'est : "appropriez-vous l'outil, utilisez l'outil" » [PR3] ; « ce que je fais, c'est plutôt directement une formation à l'usage des prompts par exemple, amener les équipes à avoir une certaine littératie de l’IA » [PR4]
Outre ces moments de formations, dans le cadre de webinaires ou d’ateliers de découverte, « l’évangélisation » s’effectue lors d’événements fédérateurs comme les salons professionnels ou les festivals (p. ex. Première Vision, Les Rencontres internationales de la mode) généralement organisés par des associations interprofessionnelles (p. ex. la Fédération de la Haute Couture et de la Mode) voire par des médias professionnels (p. ex. Business of Fashion). Elle passe enfin par des actions de promotion en direction des prospects : « c’est ce qu'on fait beaucoup en ce moment : des pitchs, notamment au niveau des comités de direction des entreprises » [PR3]. Dans ce cadre, il s’agit de mener « des activités d'acculturation, afin de rendre ces technologies compréhensibles à des personnes qui ne les connaissent pas mais qui sont intéressées » et d’insister sur la nécessité de formation à de nouvelles « compétences métier » [PR8]. L’accueil qui est fait à ces propositions varie en fonction du statut du prospect : « Pour les grandes maisons, l’IA est un tabou pour l'instant, on en parle pas du tout même si elles l'utilisent, on sent que les directions artistiques sont très frileuses à l'idée de parler d'IA. Mais sur le premium et sur le grand public, ça y est, ça arrive, et l’IA va devenir très présente » [PR3]. Le propos est confirmé par un autre entrepreneur : « quand on regarde des marques de luxe, c'est très difficile de leur vendre quoi que ce soit, même quand on a un pied dedans et qu’on s'est parlé, qu’on se connaît, c’est encore très axé, dans les discours, sur l’artisanat, même si c’est de l’enfumage » [PR4]. La sensibilité à ces innovations intégrant le processus créatif est donc présentée, selon notre interprétation, comme manifestant un « rapport de champ » (Bourdieu, 1980 ; 1992) : les « vieilles » maisons dominantes demeurent réticentes à communiquer sur un possible usage des DIAG, là où certains « challengers » ou « outsiders », généralement présents sur des segments de marché moins prestigieux, le mettent en avant (p. ex. The Kooples, G-Star, Desigual, etc.)
LA CONVERGENCE DES PARADIGMES
Ce travail « d’évangélisation », visant à l’instauration d’un « climat de confiance » indispensable à l’échange économique (Mangematin, Thuderoz, 2003), s’inscrit dans un contexte idéel régi par une valeur hégémonique : la créativité. Cette notion, centrale de longue date dans les milieux artistiques, est instituée depuis plus récemment par les discours managériaux et les politiques publiques en « levier de croissance », dans des sociétés dont les économies sont décrites comme « en transition » (Hesmondhalgh, Pratt, 2005). Si le phénomène n’est pas nouveau, la référence à la créativité s’imposant dans les entreprises américaines dès l’après-guerre (Andonova, 2021), il s’est significativement amplifié depuis deux décennies : le « tournant créatif », c’est-à-dire la reconfiguration du travail et des organisations productives au regard de cette valeur/compétence, constitue ainsi un stade contemporain prégnant de l’évolution « post-industrielle » (Andonova, Kogan, 2017). En cela, certains auteurs considèrent « la créativité » comme au fondement d’un « paradigme sociétal »[6], c’est-à-dire « l’instrument d’une transformation générale des systèmes et circuits de valorisation » (Moeglin, 2019, §4 ; voir aussi : Bouquillion et al., 2013), sans que les discours qui la portent n’en énoncent pourtant de définition rigoureuse, consensuelle et stabilisée.
Il en va de même pour « l’intelligence artificielle ». Selon ses promoteurs, elle instaure un « paradigme technologique » (Dosi, 1982), constitue la matrice d’innovations techniques majeures et interdépendantes. Malgré le consensus sur l’inadéquation du terme « intelligence » et la critique récurrente des usages de la locution qui amalgament un très vaste ensemble de dispositifs hétérogènes et de pratiques éparses (voir p. ex. Réseaux, no 240), « intelligence artificielle » fonctionne comme une « bannière fédératrice » pour un nombre croissant d’acteurs qui valorisent symboliquement leurs productions par ce biais (Petit, 2021). Ainsi, comme pour la « créativité », la référence à « l’IA » bénéficie de la « force du flou » selon la formule de Luc Boltanski (1982), agrégeant des acteurs aux activités et intérêts divers mais qui souscrivent tous à une vision très schumpétérienne du développement économique par l’innovation technique et sociale (Schumpeter, 2023).
C’est d’ailleurs ici le point de convergence principal entre les deux notions : outre leur définition évanescente et la plasticité de leurs usages sociaux, elles partagent le fait d’être présentées et perçues comme des moteurs de croissance dans des systèmes économiques en reconfiguration. Le rapprochement ne se justifie toutefois pas uniquement par cette finalité commune. En effet, informatique et créativité sont très précocement pensées de concert ouvrant dès 1956 un champ de recherche nommé « computational creativity » (Farchy, Denis, 2020). Il n'apparaît donc pas surprenant que les DIAG aient, très tôt également, été proposés dans le cadre d’applications de « créativité assistée » ou carrément présentés comme des « outils créatifs » (Luce, 2019). L’épithète est ici déterminante car contrairement aux dispositifs « prédictifs » destinés aux gestionnaires, la nouvelle génération de systèmes « génératifs » est foncièrement dévolue aux métiers de la création : « Pour les artistes de la Creative Economy, c’est absolument majeur et je pense qu’au niveau de l'I.A., on est aujourd'hui dans une marche en avant pour laquelle il n'y aura pas de retour en arrière » [PR5] ; « on avait jusque-là des IA prédictives et maintenant on a des IA génératives et on le voit : on a vraiment franchi un cap pour le design » [PR3] On retrouve dans ces verbatims les topoï de l’inéluctabilité et de l’irréversibilité des avancées techniques mais aussi le rapprochement entre création et techniques de pointe. À plusieurs reprises, les promoteurs des DIAG que nous avons interrogés les inscrivent dans les appareillages conceptuels visant à rationaliser la création : « Pour nous, c'est une technologie qui vient muscler la "confiance créative". C’est une notion qui a été théorisée […] dans le design thinking, […] et qui se rapporte à la capacité à trouver de nouvelles idées, les formuler et les mettre en place » [PR8] ; « oui, ce qu’ont fait ce sont des "facilitateurs d’idéation", on réinvente les moodboards mais en mieux, en plus efficaces » [PR1]. Les DIAG procèdent donc d’une pensée de l’ingénierie de la création, concrétisent la sophistication des instruments de prototypage et sont appelés à favoriser l’émergence d’une « industrie et de processus de fabrication plus agiles [en référence aux « méthodes agiles »]. L’IA va changer et modifier nos façons de communiquer et interagir. Je pense qu'on est vraiment toujours au début » [PR6].
PRODUIRE UN LANGAGE COMMUN
Ce rapprochement entre les « mondes » de la mode et du numérique s’est amorcé dès les années 1980 et s’est signifié par la dénomination indigène de « Fashion Tech ». Au cours de la décennie 2010, la circulation médiatique de cette appellation comme le nombre d’acteurs s’en réclamant ont connu un essor remarquable. Les entreprises de « Fashion Tech » (ou « technomode » selon les préconisations du Ministère de la Culture[7]) se déploient depuis dans un nombre croissant de domaines : l’automatisation et la robotique, l’impression 3D et la réalité augmentée, les NFT et la blockchain, les métavers et les vestiaires virtuels, etc. Les DIAG s’inscrivent donc dans une tendance lourde à la numérisation de la production et des pratiques dont ils seraient les avatars les plus sophistiqués : « les entreprises [de mode] ont vite perçu l’intérêt de passer à une "smart tech" propulsée par une IA qui soit performante et adaptée aux besoins de chacune » [PR5]. Dans la description de leur activité, les producteurs de ces « solutions sur mesure » insistent sur une première étape, cruciale, se rapportant à la définition d’une terminologie commune et de sa traduction en code. Ce travail, où l’on confère des attributs descriptifs à chaque élément des images intégrant les bases de données, est en effet primordial. Il consiste en la définition et l’indexation du « vocabulaire métier » tel qu’employé par les équipes créatives, sa conversion en données numériques et sa vectorisation (la transformation en données interprétables par les DIAG) ainsi que l’élaboration d’une sémantique machine adaptée (la façon dont les modèles doivent « interpréter » ces éléments puis en produire une représentation visuelle).
Il est donc nécessaire de créer des espaces d’échanges afin de favoriser une compréhension mutuelle, d’élaborer les qualifications et leur traduction en code : « pendant 4 mois, on a travaillé à se rapprocher constamment des intuitions des créatifs et des responsables stratégiques, comprendre ce qu’ils voulaient et comment ils le formulaient. L’IA arrive ensuite » [PR8] ; « la saisie du vocabulaire métier et des intentions créatives, c’est la base ; après, on est dans une logique de traduction » [PR2]. Ce « dialogue créatif » est déterminant car il s’agit non seulement d’apprendre les termes techniques de l’industrie (p. ex. les méthodes de couture) mais aussi les qualifications stylistiques (p. ex. « quiet luxury ») et les vocables propres aux maisons commanditaires : « [Les designers] vont dialoguer avec des IA, ils vont décrire leurs idées et l’IA va pouvoir dessiner à leur place […] On les a aidés à venir pré-qualifier la data avec leurs propres mots. On les a donc accompagnés sur la qualification de la data. Eux, ils nous ont accompagnés sur la qualification des IA. » [PR1]. Ce moment de médiation et de collaboration est d’autant plus important que les interfaces sont décrites comme plutôt frustes (même si des progrès sont constatés), que le langage d’inscription est (évidemment) l’anglais[8] et que les « solutions » proposées nécessitent la rédaction d’un prompt positif et celle d’un prompt négatif (sur le principe des réseaux antagonistes génératifs).
Parallèlement, il est nécessaire d’établir avec soin les bases de données à partir desquelles les DIAG vont travailler : « quand on arrive, on a un gros travail de ce qu'on appelle le "tagging" des données. La qualité des données, la structuration des données est un des principaux enjeux pour les marques et ça concerne l'ensemble des données, que ce soit des dessins, des informations produites, des transactions, des réclamations, toutes les informations, il faut les structurer et entraîner l’IA avec » [PR3]. La constitution de bases de données qui soient à la fois « propriétaires » et sécurisées (c’est-à-dire non accessibles par des extérieurs à l’entreprise) est ainsi un critère dont dépendent fortement les performances des DIAG : « l’enjeu majeur, c’est d’avoir une base de données qualitative et qui appartienne complètement à la marque. Mais une fois que vous avez ça, vous avez un "asset" qui est d'une puissance redoutable : quand les "datasets" sont propres, les applications peuvent accélérer de manière très significative le processus créatif » [PR1]. L’enjeu de la qualification, de la concordance sur les termes, de leur traduction en code puis en éléments visuels est donc capital, tout comme l’est celui de l’agrégation de données à même « d’alimenter » pertinemment ces DIAG. Par conséquent, on constate ici que le savoir-faire relève fondamentalement d’un savoir-nommer et que les données structurées sur l’activité de l’entreprise constituent un capital immatériel sine qua non. Néanmoins, au-delà de ces aspects socio-techniques, l’intégration des dispositifs au sein des entreprises est aussi conditionnée par le regard qu’en ont les dirigeants et, plus encore, les équipes créatives qui deviennent, de fait, les destinataires privilégiés des discours d’escorte.
DISCOURS DE PROMOTION, DISCOURS DE PRÉVENTION
Dans les industries du textile et de la mode, les rapports de l’humain et de la machine ont fréquemment été source de conflits ou, tout du moins, présentés comme antagoniques : on peut évoquer la révolte sanglante des luddites, ouvriers du textile anglais qui, entre 1811 et 1817, détruisirent systématiquement les métiers à tisser de plus en plus perfectionnés qui, nécessitant une main-d’œuvre moins qualifiée, favorisaient la baisse des salaires (Binfield, 2006). On peut citer également la phrase devenue célèbre de Christian Dior qui affirmait que « la haute couture est un monde où les machines ne pourront jamais remplacer la main qui coupe, le doigt qui se pique ». Cette tension, de longue date donc, parcourt le « monde » de la mode et en constitue probablement l’un des traits structurants au regard de deux catégories économiques prévalentes : le travail et la valeur. En effet, outre les enjeux, toujours actuels, de division des tâches entre la main d’œuvre et la machine, ces rapports conditionnent également la construction de la valeur, la définition de « ce qui vaut ». L’incarnation de la griffe est ainsi au fondement de cette construction pour les pièces de Haute Couture (Bourdieu, Delsaut, 1975 ; Barrère, Santagata, 2005) ou de la « mode de créateur » (Simmenauer, 2022). Les « grands noms » « font » les collections et, partant, contribuent de façon prépondérante à l’établissement de leur cours sur les marchés, tant symboliques qu’économiques. C’est donc l’individu – concrètement le directeur artistique – qui individualise chaque pièce et lui confère, ce faisant, un statut particulier reconnu socialement et économiquement. Dans la confection industrielle, ce principe de « singularité » (Karpik, 2007) est lié à la marque et s’incarne plus volontiers par des égéries, raison pour laquelle nous avons laissé ce segment de côté[9].
Le rôle central que joue « le créateur » apparaît donc a priori comme un frein à des dispositifs qui, précisément, favorisent la délégation de son activité à la machine. En minorant son rôle dans la création, les DIAG ne risquent-ils pas d’assécher une des sources de valeur des produits et, par conséquent, de déstabiliser l’ensemble de l’organisation productive et marchande ?
Pour se prémunir contre de telles interrogations et pour garantir la viabilité de leur offre commerciale, les entrepreneurs rencontrés ont fourbi des arguments qui se déclinent en deux volets : la promotion des atouts des DIAG, la prévention des réticences des « équipes créatives » à les utiliser.
L’ACCÉLÉRATION DU PROCÈS DE PRODUCTION
Les gains de productivité sont au cœur de la promesse faite par les concepteurs et promoteurs de DIAG. Cependant le terme « automatisation », autrefois systématiquement mis en avant pour promouvoir les dispositifs « prédictifs » (Bullich, 2016a), a généralement laissé la place à celui « d’accélération », suggérant probablement moins la substitution de la machine à l’homme : « c’est là qu’il y a la grosse plus-value : c'est rapide. On vient optimiser un workflow de production, on améliore l’efficacité de toute la chaîne de production » [PR2] ; « il y a vraiment une logique de gain de temps et ce sont les équipes de designers, les créatifs qui sont au cœur de notre industrie peuvent le plus en bénéficier » [PR9]. Pour les acteurs des filières mode et textile, la vitesse de production est cruciale : « l’objectif c’est d'aller le plus vite possible pour être au plus proche de la tendance, pour que le produit, quand il arrive en boutique, ne soit pas déconnecté d’une tendance qui aurait disparu » [PR1]. Cette accélération est également présentée comme le fruit d’une meilleure coordination des équipes : « on voit justement comment ça va changer les interactions, et on va gagner beaucoup de temps en discutant sur des projets tout de suite visualisables, car on sait où on va » [PR4] ; « ça favorise le dialogue avec les directeurs de marque, les équipes marketing, les responsables de production voire les distributeurs, les retailers, etc. » [PR8]. Par ailleurs, les concepteurs de DIAG insistent sur l’abaissement des coûts de production : « ça vient démultiplier le potentiel d'un seul designer qui passe énormément de temps à développer, générer, créer des prototypes et beaucoup sont mis au tiroir, ce qui donne lieu à beaucoup de fatigue humaine et qui représente aussi pour l'entreprise des investissements à perte » [PR8] ; « on s'est rendu compte que pour trouver une bonne idée, il y avait beaucoup de travaux à exécuter et beaucoup de choses sont écartées… Ça, pour les boîtes, c’est super coûteux » [PR4]. Certains insistent également sur la réduction de l’incertitude, au cœur des « économies créatives » (Caves, 2000), que permettrait les DIAG : « il y a une entreprise de luxe qui nous a demandé de pré-tester une de ces collections en amont auprès de ses responsables de magasins, des planning merchandisers… Pré-tester les collections avant même de les produire, avant même de les lancer techniquement, ça fait potentiellement gagner beaucoup de temps et de cash, et je parle pas des gains de stock par ailleurs » [PR3] ; « on est forcément dans une logique d'efficacité, de design beaucoup plus rapide, de temporalité extrêmement réduite, mais l’enjeu de désirabilité reste très important aussi : proposer des projets qui correspondent à ce que cherchent les collaborateurs sans avoir besoin de vraiment faire de prototypes » [PR8]. Un dernier critère de performance fréquemment mis en avant est le coût abordable des « solutions techniques » : « la tech est accessible : on est sur des niveaux de 20000 euros, ce n’est rien, et avec un impact financier qui va être colossal » [PR3].
L’ATTÉNUATION DES CRAINTES PAR L'ANALOGIE
Les considérations économiques, bien que premières, s’insèrent dans des discours qui visent également à contrer une défiance a priori. Ils s’appuient, pour ce faire, sur des arguments favorisant un sentiment de familiarité avec l’innovation. Contrairement à nombre d’articles (plus d’un tiers) de notre corpus qui annoncent une énième révolution technologique dans les filières mode et textile, les concepteurs des dispositifs étudiés restent très mesurés, préférant à la rhétorique de la rupture celle de l’incrémentation. Ils inscrivent ainsi les DIAG dans le temps long de l’évolution technique des métiers ou des pratiques (y compris hors mode) et procèdent par analogie : « l’IA, c’est comme les fichiers Excel, c’est une façon d’utiliser la data mais ça ne remplace pas des métiers, ça les fait évoluer » [PR5] ; « c'est un outil en fait, exactement comme Photoshop est un outil ou comme une machine à coudre, c'est juste une façon d'aller plus vite et pour moins cher » [PR9]. Ce topos de « l’outil » est systématique et inscrit les DIAG dans une histoire des pratiques créatives : « l’IA est un instrument de création, je ne la vois pas différemment d’autres outils » [PR1]. Les parallèles se font également en regard d’autres domaines artistiques : « dans l'histoire de l'art, il y a plein d'artistes, dans les années 50-60, qui ont utilisé les ordinateurs ou des nouvelles technologies pour créer et puis pour s'interroger sur la place de la machine » [PR4] ; « dans les années 80, l'échantillonnage numérique a enthousiasmé les gens mais a fait peur aussi : il y en avait déjà qui disait que les musiciens allaient disparaître, et, évidemment, ça n'a pas été le cas » [PR3]. De façon attendue, la photographie est l’élément de comparaison le plus mobilisé et nous l’avons retrouvé dans tous les entretiens sauf deux : « c'est un outil, ce n'est pas un médium [contrairement à la photographie] mais c’est vrai que, dans les débats autour de l'IA, on a beaucoup comparé l'émergence de cet outil avec l'apparition de la photographie » [PR4] ; « avant il y avait l'argentique, maintenant, il y a le numérique et souvenez-vous les levées de boucliers au début… Et aujourd’hui, on voit une explosion de la photo et tout le monde est photographe. Voilà, ça se transforme, c'est comme ça et ce sera sûrement pareil avec l’IA » [PR2] ; « c'est très compliqué de savoir l'impact que [l’IA] va avoir dans les années à venir. C'est comme la photo, on craignait que ça fasse disparaître la peinture et puis non, ça a donné quelque chose d’autre » [PR1]. Le « ceci ne tuera pas cela »[10] observable dans le dernier verbatim est un motif récurrent qui contribue à normaliser l’inédit, tout comme l’inscription précoce dans une profondeur historique : « Pour les créatifs, ça ne remplace pas les anciennes méthodes de travail. On crée un outil, avec eux, qui s’ajoute à ceux qu’ils utilisent déjà depuis longtemps » [PR6] ; « ces outils qui paraissent extraordinaires aujourd'hui nous sembleront totalement banals dans très peu de temps » [PR5]. Enfin, l’atténuation des appréhensions passe également par l’emphase humoristique, l’exagération dont le ridicule a une visée lénifiante : « il y a tout ceux qui ont des réticences parce que, bon, il y a cet imaginaire collectif : "c’est la machine qui prend le pouvoir"… Alors on dit tout de suite que, nous, ce n’est pas Skynet [11]» [PR1] ; « on explique qu’on peut se faire plaisir avec l’IA, surtout si les moyens suivent… Et que personne ne deviendra esclave des machines » [PR3]. L’ensemble de ces discours cherchent à contenir, par des analogies rassurantes, des craintes qui sont tout de même nettement perçues par ceux qui les énoncent. Le paragraphe suivant vise à éclairer les arguments supplémentaires destinés à désamorcer, non plus uniquement des inquiétudes flottantes mais des critiques plus affirmées voire des oppositions en germe.
LA NEUTRALISATION DES RÉSISTANCES
L’imaginaire, tenace, de la compétition entre la machine et l’humain a nettement transparu dans les questions adressées aux promoteurs des DIAG par les participants aux webinaires et conférences que nous avons observées. Ceux-là avaient toutefois manifestement anticipé ce type de réactions et préparé un contre-argumentaire adéquat[12]. En évitant les discours angéliques ou excessivement promissifs, les promoteurs font preuve d’un irénisme certain, en reconnaissant volontiers les limites de leurs « outils » ou les dangers afférents : « il y a des risques de paupérisation, il y a des risques de pertes d'emploi. Mais il y a aussi des formidables opportunités qui sont ouvertes par l'IA » [PR6] ; « l'automatisation des métiers qui ne sont pas créatifs, là, je pense qu'il y a une vraie menace, mais les métiers de création, où on a besoin de sensibilité, ne peuvent pas être remplacés par des robots » [PR9]. De manière insistante, les discours s’appuient sur l’idée de complémentarité « homme-machine » pour vanter les atouts des DIAG. Un premier argument est, paradoxalement, lié à l’incomplétude de la machine : « l’IA ne crée pas, elle n’a pas de volonté, ni de vision, elle a toujours besoin des choix d’un directeur artistique » [PR1] ; « est-ce que l'idée d'une substitution du DA [Directeur artistique] par l'IA est un fantasme ? Oui, complètement. La tech, elle ne sait rien faire d’elle-même, elle est au service des ambitions, des objectifs, des buts des DA » [PR3]. Le deuxième argument porte sur la division technique du travail. « L’outil » est présenté comme au service de l’humain, il prend en charge le rébarbatif, le répétitif, le sans intérêt afin que les équipes créatives puissent se concentrer sur le « cœur » du métier, à savoir la création et la prise de décisions (esthétiques et stratégiques) : « sur les tâches un peu répétitives sur des questions de synthèse, de traduction, de brainstorming, l’outil permet en effet d'accélérer et d'optimiser. Mais ensuite, sur le côté plus noble de la création, c’est le créateur qui a la main : il peut vraiment se concentrer sur cette étape d'exploration, de recherche, de raisonnement, de mise en forme et de développement de l'idée » [PR8] ; « c'est une combinaison de raisonnements, donc des raisonnements humains et des raisonnements logiciels. C'est une alchimie entre intuition et prévision et c’est cette alchimie qui permet aux entreprises d'être hyper pertinentes » [PR5]. Fréquemment, les DIAG sont présentés comme des « assistants style » [PR1] ou des « assistants design »[13], s’inscrivant ainsi dans la continuité des « virtual assistants »[14] qui ont investi le « monde » de la mode depuis au moins une décennie : « nos produits ne sont pas faits pour remplacer des jobs en fait, ce sont des assistants qui viennent au service des équipes métier » [PR5]. Le terme « assistant » connote à l’évidence une position subalterne et une fonction ancillaire : « on propose des assistants numériques pour venir stimuler la créativité. Alors, oui, bien sûr, il y a la peur du remplacement, mais c'est surtout une perte de contrôle qui dérange plus profondément, et avec notre accompagnement, ça n’arrive pas » [PR8]. En définitive, par l’ostentation discursive du couple complémentarité/assistance, il s’agit d’invisibiliser celui de substitut/délégation et ainsi prévenir des résistances attendues. Cette stratégie s’avère d’autant plus efficace que, ainsi que nous avons pu le constater lors des événements publics, plusieurs de ces promoteurs se présentent comme étant à la confluence des deux « mondes », à la fois « créateurs » et « experts tech ». Cette « double casquette » [PR4] favorise le dialogue et l’écoute par la mobilisation de référents communs ou de signes de connivences (« ça, c’est des trucs que les designers peuvent comprendre, hein ?» [PR1]) et contribue à atténuer la perception, réelle ou illusoire, de la menace.
CONCLUSION
L’aphorisme latin qui donne le titre à l’article entend refléter ce qui nous est apparu comme le sens dominant des discours concourant à la production d’adhésion aux DIAG, c’est-à-dire celui de la continuité. Si la manière est nouvelle, la « matière » ne l’est pas : malgré le caractère indéniablement innovant des dispositifs, malgré les pratiques qu’ils vont renouveler (au moins partiellement), les fins et finalités restent les mêmes, à savoir la création et l’expression de la créativité. Malgré des discours vantant à l’unisson « l’élargissement du champ des possibles » que permettraient les DIAG, la tonalité générale reste de l’ordre de l’incrémentation, du changement de niveau et non de nature : ce qui est souligné est moins le différent que le mieux, le nouveau que le mélioratif. C’est donc en s’appuyant sur la persistance des représentations de ce qui fait la création en mode, en participant même à leur renforcement, que ces discours cherchent à générer de l’assentiment.
Y parviennent-ils ? En l’absence d’une étude de réception, nous ne pouvons répondre à cette question, bien que l’existence même d’un marché des DIAG dans les filières mode et textile atteste d’une certaine réussite. Pour autant, il serait présomptueux de faire à ce stade des hypothèses sur son futur : la plupart des entreprises étudiées sont des start-ups, fragiles, dont certaines évoluent au sein du « monde » de la mode depuis des années alors que d’autres y sont venues récemment, par opportunisme, et cet engouement pour « l’IA » n’est peut-être qu’une « mode dans la mode ». Elles bénéficient néanmoins d’un contexte favorable à l’heure actuelle, foncièrement lié à la convergence des « paradigmes » évoqués ci-avant et qui conduit à un effacement de l’opposition – artificielle mais pourtant structurante dans les activités de création – entre le règne de la fonctionnalité et de l’efficacité, la conception du progrès par l’innovation technique, d’une part, et le règne de l’esthétique et de la communicabilité universelle, incarnée dans la figure de l’artiste « démiurge », créateur tout puissant d’univers symboliques, de l’autre. La mutation des représentations sociales de la « créativité » explique très probablement l’effacement de cette dichotomie mais, plus encore, il nous apparaît qu’on peut la rapporter directement aux pratiques créatrices telles qu’observables dans la filière mode : la création n’est jamais le fruit, purement mental, du génie individuel ; elle procède nécessairement d’une activité distribuée, de séquences normées et d’une instrumentation déjà sophistiquée. Les « équipes créatives » savent que la création ex nihilo est un mythe pour profanes, que le caractère collectif du travail est une condition première de son aboutissement et que les gestes doivent être « équipés » pour être réellement productifs. L’opposition apparaît donc, à l’épreuve des faits, d’un simplisme pernicieux, et si les discours étudiés ne sont pas exempts d’accents technicistes, il serait réducteur de les rapporter à une vision strictement prométhéenne : jamais ils ne confèrent aux DIAG une agentivité excessive ni n’expriment une fétichisation de cette « intelligence » qui serait artificielle. Ils contribuent cependant à la production d’un imaginaire de ce que peut la technique, de sa capacité à pénétrer toutes les sphères de l’activité humaine. Dans une autre phrase fréquemment reprise, Christian Dior statuait que « la couture est, au temps des machines, un des derniers refuges de l’humain, du personnel, de l’inimitable ». Plus maintenant, assurément.
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NOTES
[1] Celle-ci est généralement rapportée à Robbie Barrat, artiste américain spécialiste du numérique et pionnier quant à l’intégration des dispositifs d’intelligence artificielle dans les arts plastiques. Il a inspiré une collection pour Acne Studio, une marque de vêtement et accessoire de luxe suédoise, à partir d’esquisses réalisées en noir et blanc par un réseau neuronal. Celles-ci ont ensuite été retravaillées par l’équipe créative de la maison scandinave, puis une collection a été mise en fabrication et présentée lors de la « Fashion Week » de Paris en 2020.
[2] Afin de circonscrire notre objet d’étude, nous utiliserons préférentiellement la notion de « monde », qui comprend des individus en interaction suivant un ensemble de normes et de règles plus ou moins formelles, suivant des finalités et intérêts qui ne sont pas forcément compatibles, suivant des croyances ou logiques d’action différenciées, mais dont les pratiques concourent toutes à une activité « cardinale » commune (Becker, 1985 ; Clarke, 1991). Nous mobiliserons quelquefois la notion de « filière », issue de l’économie agro-industrielle et qui désigne l’organisation spécifique de la production, l’enchaînement d’actions nécessaires pour transformer des matériaux bruts en un bien consommé (Davies, Goldberg, 1957), afin de connoter la dimension économique et productive des activités considérées.
[3] Nous précisons ici que cette hypothèse s’appuie sur un ensemble de travaux ayant établi que la technicisation et l’idéologisation sont des processus qui vont de pair, l’instrumentation ne se déployant que sur un socle idéel favorable (voir, entre autres, Moeglin, 1998 ; Sclove 2003 ; Feenberg, 2004).
[4] Stratégie de production de vêtements et accessoires à très bas coûts, en quantité relativement limitée, sur des périodes très courtes, et commercialisés à bas prix exclusivement sur Internet. Le parangon de cette stratégie est l’entreprise chinoise Shein.
[5] Cette acception du terme « d’évangélisation », employé couramment dans les secteurs de l’informatique et des télécommunications depuis les années 1990, est attribuée à Guy Kawasaki, qui définit, par le recours à celui-ci, la mission de « prêche de la bonne parole », « d’annonce des bonnes nouvelles », c’est-à-dire la promotion des innovations destinées « à changer la vie », qu’il conduit pour Apple dès 1983 (Kawasaki, 2015).
[6] « Paradigme » s’entend ici au sens de Thomas Kuhn (1983, p. 238) « l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné ».
[7] https://www.culture.fr/franceterme/terme/CULT729#:~:text=D%C3%A9finition,la%20mode%20utilisant%20ces%20techniques.
[8] La plupart des grands modèles de langages ont été entraînés sur des textes et des qualifications anglophones.
[9] Les entreprises que nous avons incluses dans nos cas d’études proposent toute une offre commerciale sur le segment de la demi-couture ou de la « mode de créateur ».
[10] Pour une explicitation de cette expression, voir : (Merzeau, 1998).
[11] Skynet est l’intelligence artificielle fictionnelle qui cherche à détruire l’humanité dans les films, séries, jeux vidéo et bandes dessinées de la franchise Terminator.
[12] À une exception près, les discours d’escorte et argumentaires promotionnels que nous avons entendus nous sont apparus plutôt bien construits et bien « exécutés », fruit d’une indéniable préparation et de nombreuses présentations dans un cadre professionnel comme nous l’ont expliqué leurs énonciateurs. En outre, nous avons retrouvé au sein d’articles de notre corpus de la presse professionnelle, certaines idées ou éléments de langage énoncés par les mêmes personnes en entretien ou dans le cadre des manifestations publiques observées, ce qui illustre, une nouvelle fois, le caractère « figé » de ces discours, énoncés à l’identique en de multiples occasions.
[13] Une des sociétés précurseur dans la conception de DIAG pour la mode s’est ainsi nommée AiDA, pour « AI-based Interactive Design Assistant ».
[14] Agent logiciel de gestion de tâches.